Parnassie du Marais
Les
ensembles baroques sont à géométrie variable, c’est-à-dire que,
formés sur un noyau fixe de musiciens, selon les besoins, les
musiques, les lieux, ils s’adjoignent le concours d’autres
instrumentistes polis dans cette musique. L’ensemble Parnassie
du Marais ne déroge pas à la règle, dirigé par l’excellente
claveciniste Brigitte Tramier, il varie mais, ce qui ne varie
pas, c’est l’exigeante qualité comme le démontrent leurs
concerts et ici, deux nouveaux disques qui viennent enrichir le
catalogue de cette maison d’édition provençale qui arbore le même
nom. Étrange non, direz-vous. Les fondateurs de l’ensemble
expliquent poétiquement ce qu’est Parnassie du Marais :
« Nom
mystérieux, dont la référence est ambivalente : nom d’une fleur
rare de montagne, dont la beauté a fasciné les fondateurs de
l’Ensemble, au point de la prendre comme emblème, il évoque
parallèlement quelque Parnasse imaginaire, comme auraient pu le
rêver les compositeurs du XVIIIe siècle. »
Parnassia
palustris de son nom savant, est une fleur fleurissant en été
dans l’ambivalence aussi des hauteurs montagneuses et des humides
vallées et marécages, une étoile des cimes et presque des abîmes,
rustique et raffinée. Bel emblème en effet pour cette floraison
printanière et estivale d’un ensemble des quatre saisons. Avec la
complicité de Flavio Losco et Nirina Bougès, violons,
de Myriam Cambreling, alto et Franck Lespinasse,
violoncelle, le clavecin argenté étant tenu bien sûr par Brigitte
Tramier, ils nous offrent, terre et ciel, comme cette fleur
alpestre et lacustre, ciel et vallée de larmes, le Salve Regina
d’Alessandro Scarlatti et le Stabat Mater de Giovanni
Battista Pergolesi, Pergolèse pour les français, avec les
chanteurs solistes Catherine Padaut, soprano et
Michel Géraud, contre-ténor. C’est la judicieuse reprise d’un
enregistrement de 2009, fait dans la jolie chapelle baroque des
Oblats d’Aix-en-Provence, un peu réverbérante, dans le cadre du
festival Les Nuits d’été.
Alessandro
Scarlatti (1660-1725), à qui le chant baroque devrait l’aria
da capo, né dans la Sicile espagnole ne doit pas être confondu
avec son fils, Domenico, qui deviendra le célèbre claveciniste et
compositeur des cours de Portugal puis d’Espagne.
Le père fait ses études musicales à Rome, y passe quelques
années avec le poste de Maître de Chapelle à la Cour de la reine
Christine de Suède, puis se fixe à Naples comme Maître de la
Chapelle des vice-rois d’Espagne. Ce Salve Regina, ‘Salut
à la Vierge’ virtuose et fervent est caractéristique de sa
manière.
Le
second compositeur du disque est donc Pergolèse (1710-1736).
Né dans cette même Naples cinquante ans plus tard quand le style
baroque napolitain est fixé, codé, dans la filiation de Scarlatti.
Comme Mozart, Schubert, c’est un talent précoce et, comme
eux précocement enlevé à la vie, à vingt-six ans de phtisie,
devançant d’un siècle l’Espagnol Juan Crisóstomo Arriaga
(1806-1826) disparu à 20 ans, tous jeunes gens, jeunes génies
pressés par le pressentiment de leur mort et laissant des
chef-d’œuvres immortels à la postérité. Dans des genres
opposés, Pergolèse impose définitivement l’opera
buffa dont
sa fameuse Servante
maîtresse,
qui déchaîna en France la Querelle des Bouffons, La
serva padrona, reste le modèle, et ce sublime Stabat mater
qui en reste aussi la référence.
Ce dernier, sans être de la musique religieuse, c’est-à-dire
liturgique, rituelle, cultuelle, au service du culte, du rite, de la
liturgie, est si beau qu’il mériterait de l’être et on le prend
pour tel souvent. Consacrée par sa force émotive, cette pièce,
consacrée par le succès, est devenue une vraie musique sacrée.
le
Stabat mater prend son nom du début du célèbre poème
médiéval, du XIII e siècle, de Jacopone da Todi :
« Stabat mater dolorosa juxta crucem dum pendebat fillius… »
(‘la mère douloureuse était près de la Croix d’où pendait le
fils »…’). Il glose donc le passage dramatique des
Évangiles qui montre Marie au pied de la croix, et glose les
sentiments poignants de la Vierge.
La
peinture a sempiternellement repris ces images cruelles et ce poème
fervent d’un moine obscur nous a laissé l’expression universelle
de Mater dolorosa, ‘Mère douloureuse’ que beaucoup
de gens emploient en ignorant même son origine.
Cette
expression, sinon sacrée, est consacrée pour signifier une mère
pleurant son enfant mort, même une femme pleurant un homme aimé
mort. Enfant entre les bras de sa mère, adulte entre ceux de son
amante, mort entre ceux de la mort assimilée au « retour à la mère
» par les psychanalystes : du berceau au tombeau, la vie de
l’homme est circonscrite entre les parenthèses de ces bras
tendrement ouverts de la Femme. Ainsi, la Mère portant son enfant
mort est bien l’image archétypale de l’universelle douleur, que
l’on soit croyant ou non, car il n’en est pas de plus grande. Une
douleur que le narrateur du poème, par « condoléance » (au sens
précis de ‘se douloir avec’, ‘s’affliger avec’), semblant
voir ou remémorer la scène ultime de la Passion, veut par
compassion (‘souffrir avec’), partager avec cette mère, avec ce
crucifié innocent et généreux.
Il
est bien difficile, donc, que l’on croie ou pas, de ne pas
ressentir l’émotion que dégage ce vieux texte toujours neuf
devenu canonique dans une religion en d’hommes, dans une Église
sinon radicalement misogyne, du moins très ambiguë sur le statut de
la femme en son sein. Né en une époque de ferveur mariale, ce poème
s’est imposé avec force dans les musiques sacrées et connut
nombre de versions. Pergolèse, en 1736, l’année de sa mort, en
donna celle-ci, devenue sans doute la plus célèbre. Et dans ce
disque, contrairement à la tradition qui confie les deux voix
solistes à deux femmes, une soprano et une mezzo, à entendre une
soprano et une voix d'alto masculin, de contre-ténor, par
l'ambiguïté de genre de cette dernière, à la fois angélique (les
anges n'ont pas de sexe…) mais pourtant sexuée puisqu'il s'agit
d'un homme, on a le sentiment à la fois d'un élargissement humain
et surnaturel, homme et femme, de cette universelle douleur. La
réverbération du lieu donne à cet enregistrement une résonance
étrange, presque irréelle parfois, sauf dans les mouvements rapides
qui brouillent un peu le retour du son.
Nous
saluons également la réédition d’un autre disque des éditions
Parnassie du Marais, qui présente un revigorant florilège d’œuvres
de Nicoló Paganini (1782-1840). C’est le violoniste par
antonomase, c’est-à-dire, qui s’est identifié à son
instrument, ou le contraire, instrument que
l’on identifie à son nom, car il en fit progresser la technique
avec de telles acrobaties qu’on le jugeait souvent diabolique.Mais
la diablerie d'hier est devenue technique aujourd'hui. Mais ce disque
nous rappelle que ce violoniste était aussi un grand guitariste et
nous offre une première mondiale de ces pièces, merveilleusement
enregistrées sur des instruments d’époque par Flavio Losco,
violon, et Jean-Michel Robert, guitare, virtuoses qui nous
gratifient d’explications techniques et claires sur la façon
ancienne de jouer de leur instrument respectif.
On
aura plaisir et surprise à écouter ce Carnaval de Venise,
en fait, de brillantes et virtuoses variations sur une chanson
traditionnelle napolitaine « O mamma, mamma cara », ‘O
maman, maman chérie’, qu’on souhaite n’être plus la Mater
dolorosa du Stabat mater,
mais la mère heureuse et
joyeuse chantée par ses enfants.
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