Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

vendredi, décembre 22, 2023

ENFANTS CHANTANT L'ENFANT


KANOM NOUEL

Chantons Noël

Par le chœur d’enfants de Bretagne

Éditions Hortus

 

https://open.spotify.com/intl-fr/artist/2MRVdFsK0btt2r3qNIQ3Lo

 

            La Nativité célèbre un enfant né dans une pauvre crèche, dépourvu de tout, sauf de l’amour de ses parents et de la compagnie d’un âne et d’un bœuf, qui l’enveloppent de leur chaleur. Les Rois Mages viendront plus tard lui offrir des présents.  Nous avons fait de ce Noël une fête des enfants auxquels nous offrons des cadeaux. Mais voici un beau cadeau que nous font des enfants à l’occasion de Noël.

         Sous la direction de Jean-Michel Noël, au nom prédestiné, qui dirigeait la Maîtrise de Bretagne, avec la participation du ténor Kaëlig Boché, de François Gouthe à la bombarde, de Soizig Chouinard à la harpe, de Maïna Guillamet aux percussions et de Pascal Tufféry aux orgues, ce CD de Noël se veut une douce veillée du temps décompté de l’Avent ou de son apothéose de Noël.

         On connaît la forte personnalité de la Bretagne, longtemps indépendante, comme la Provence, avant d’être rattachée, comme elle, au royaume de France, 1481 pour cette dernière, 1532 pour la Bretagne. Mais si la Provence, Province romaine bien avant la conquête des Gaules par Jules César, était par son voisinage latinisé bien ancrée dans l’empire romain, la Bretagne, cette fin de terre européenne, ce Finistère avancé dans la mer, en contact marin avec la Grande-Bretagne, a conservé un puissant substrat celte, dont la langue, éloignée de notre latinité. En effet, le breton appartient au groupe des langues celtiques dites brittoniques, apparenté au cornique (de Cornouaille) et au gallois, du Pays de Galles), langues toujours pratiquées au Royaume-Uni.

         En musique, la tradition bretonne est donc le carrefour de nombreuses influences des différents peuples venus s’installer en Bretagne. Les fêtes religieuses, chrétiennes, ou bien encore païennes, et leur musique, leurs danses, facteur d’unification, scandaient la vie des diverses populations. Comme ailleurs, elles accompagnaient les métiers, des champs, évoquaient des paysages, ici, évidemment, ce sont des bocages, des landes et, bien sûr, la mer toujours présente dans ce peuple de marins, avec ces navires et ces hommes partant vers des courses lointaines, des pêches, sans être jamais sûrs de revenir… De génération en génération s’est transmis et conservé un patrimoine toujours bien vivant.

Ce disque en propose un parcours atypique par ces jeunes voix qui interprètent en français, breton, latin et occitan, une veillée de Noël, imaginaire et contrastée, qui fait découvrir de nouvelles richesses d'un répertoire de la Nativité que l'on croit déjà tant connaître tant il est forcément ressassé annuellement. Savourons la saveur médiévale de ce Kanom Nouel, ‘Chantons Noël’, traditionnel breton, arrangement de Jean-Michel Noël, le bien nommé, qui ouvre et donne son nom au CD. On s’attendrait à de vénérables et vieilles voix de moines, mais ce sont des timbres frais d’enfants qui colorent doucement le chant :

1) PLAGE 1 

Les auteurs du disque apportent une belle pierre à l’édifice de ce patrimoine breton. Ils ne font pas que le perpétuer en l’interprétant : ils font aussi œuvre de préservation et d’enrichissement de ce legs du passé en collectant d’autres reliques de ces musiques, et ils font aussi travail de créateurs, donnant à ces chants tout nus, sans accompagnement parvenu jusqu’à nous, le halo musical d’une harmonisation. Ainsi, dans un beau parcours de la Bretagne, ils nous font entendre des chants du pays de Vannes, de Rennes, de Redon ou de Dol, accompagnés de noëls traditionnels et réarrangés par Joseph Roucairol, Christian Couchevellou, Jean Langlais et Jean-Michel Noël.

Quant aux jeunes interprètes, ils sont issus du Chœur d'Enfants de Bretagne. La Manécanterie du Chœur d'Enfants de Bretagne fut créée en 1985 par l'abbé Jean Ruault. Une manécanterie était un chœur d'enfants d'abord composé de garçons, rattaché à une cathédrale, aujourd’hui élargi aux filles, et à des chants plus seulement sacrés. Mais au-delà de la participation à une entreprise musicale, le Chœur d'Enfants de Bretagne s'est donné pour mission de réaliser les fonctions ancestrales des manécanteries européennes : chanter et célébrer la beauté, offrir à tout enfant l'opportunité et les moyens de s'élever socialement, humainement et spirituellement. Chanter dans un chœur, c’est dépasser l’individualisme pour s’intégrer dans une œuvre, un projet collectif, et il faut évidemment, par définition, écouter l’autre, les autres, pour faire naître l’harmonie.

Écoutons ces petits Bretons chanter maintenant un air traditionnel occitan :

2) PLAGE 17 : Per noun langui long du camin 

Pour faire un bon et long chemin, chantons sur la musette, le fifre et tambourin, disons la chansonnette, chantons Noël…’

 

            À côté des chants bretons, on trouve dans ce CD des airs en occitan, français et latin, comme ici du grand compositeur allemand Michael Praetorius (1571-1631), Quem pastores laudavere : « Il est né le Roi de Gloire, celui que les bergers devaient louer, à qui les Anges dirent : « N’ayez plus peur. »

3) PLAGE 14 

 

C’est des pans entiers d’un patrimoine méconnu que l’on redécouvre aujourd’hui de compositeurs et compositrices de musique savante ou classique de la Bretagne ; ou bien, comme dans ce disque qui les fixe, par la voix des enfants, des chants de simple tradition et transmission orale, dont certains risquaient de disparaître. Il représente donc un modeste mais précieux relais entre ce patrimoine ancestral conservé en faisant vivre la substance et les harmonies de ces chants locaux sans pour autant fermer les frontières culturelles et linguistiques et dédaigner des chants venus de plus loin, accueillis, adoptés, adaptés, devenus de la sorte également un patrimoine commun. Et c’est par un air de Noël connu partout en France que nous quittons ce disque délicieux :

 

4) PLAGE 4 : Les anges dans nos campagnes 

 

ÉMISSION N° 714 DE BENITO PELEGRÍN  




 

 

samedi, décembre 09, 2023

COMPOSITRICE VISIONNAIRE

 

Hélène de Montgeroult, portrait d'une compositrice visionnaire

Marcia Hadjimarkos, piano,

Beth Taylor, mezzo-soprano et Nicolas Mazzoleni, violon,

éditions Seulétoile

Spotify : https://open.spotify.com/intl-fr/album/6Yza37dpNs3kQQeaZjXL7O

 

         Hélène de Montgeroult (1764-1836), à cheval sur deux siècles aura traversé cinq régimes, royauté, Première République, Directoire, Consulat, Premier Empire, Restauration ; elle a vécu (et survécu à) deux Révolutions, celle de 1789 et celle de 1830 en ses soixante et douze ans de vie. Cette compositrice, essentiellement pour piano, reconnue en France comme la meilleure pianiste de son temps, est l’auteure d’un monumental Cours complet pour l’Enseignement du Forté Piano, commencé vers 1788, publié en1816 puis 1820, 700 pages en trois volumes qui en font la méthode française la plus importante du XIXe siècle, assortie de 972 exercices et 114 études progressives, « conduisant progressivement des premiers éléments aux plus grandes difficultés » comme précise le titre, qui sont souvent de véritables œuvres abouties. Le terrible père de Clara Wieck, future Clara Schumann, aurait fait travailler sa fille sur une version allemande de la méthode de la Française.

Eh bien, comme d’autres musiciennes célèbres à leur époque, elle avait disparu, sinon de l’Histoire abstraite de la musique, de la mémoire auditive concrète. Devenue invisible, la voilà promue « visionnaire » dans ce disque. Sans trancher le débat de savoir si elle a mérité cet excès d’honneur contemporain, ou cette indignité de naguère, constatons la visibilité retrouvée de cette femme, de son œuvre, depuis une vingtaine d’années.

En effet, en 2006 l’un des pionniers de sa redécouverte, Bruno Robilliard gravait un CD Hélène de Montgeroult, La Marquise et la Marseillaise, Études, fantaisie, sonate & fugue chez Hortus, assorti de la biographie éponyme, parue à Lyon, éditions Symétrie, par Jérôme Dorival, musicologue qui promeut son œuvre en l’éditant. En 2017, Edna Stern gravait un CD de certaines de ses œuvres. Nous avons ensuite deux intégrales des Sonates pour piano de Montgeroult : l’une de Nicolas Horvath parue en novembre 2021 chez Grand Piano, dont j’avais parlé ici même, et l’autre de Simone Pierini chez Brillant Classic. Naturellement, désormais, cette ancienne oubliée n’est pas oubliée aujourd’hui des affiches de concert et, suprême honneur bien posthume, le premier Concours international de piano pour enfants et jeunes jusqu’à vingt ans, a eu lieu les 18-19 novembre 2023 à Romon, en Suisse, soutenu par l’association des Amis d'Hélène de Montgeroult.

Ce dernier CD nous présente treize œuvres de la compositrice dont plusieurs inédites, en première mondiale, notamment les Six Nocturnes pour voix et pianoforte. La pianiste Marcia Hadjimarkos, grande spécialiste des instruments à clavier historiques, nous offre un passionnant livret sur les pianos, disons pianofortes, appelés alors forté-piano, du temps de Mongeroult ; elle souligne que les enregistrements antérieurs au sien, n’ont jamais été interprétés sur un pianoforte français de l’époque. Elle comble cette lacune en gravant un album sur un instrument parisien fabriqué par Antoine Neuhaus en 1817 et récemment restauré par Matthieu Vion. Cet instrument permet de retrouver la vaste palette de sons, de couleurs et de textures, la touche d’époque de la compositrice. Écoutons la belle sonorité expressive de son Étude 38 pour les deux mains. Pour bien accorder le chant avec l’accompagnement :

1) PLAGE 1 : 1’40’’

Dans son éducation musicale, Hélène avait reçu les leçons de l’Autrichien Dussek et du Vénitien Clementi, alors à Paris, du violoniste Viotti dont elle sera partenaire. À vingt ans on la marie au marquis de Montgeroult bien plus âgé, mais libéral, éclairé, qui n’entrave pas sa vocation de musicienne. Mais la bienséance interdisait aux femmes de la noblesse de se produire en public dans des salles de concert, donc, la marquise de Montgeroult joue avec succès dans les salons privés, le sien où elle reçoit le lundi faisant connaître Bach, Mozart et Haydn. L’époux n'entrave pas son travail de compositrice, de pianiste et pédagogue mais au foyer.

         Écoutons un extrait de son Étude 63 pour la main droite et notes pointées d’une fougue haletante qu’on dirait entre Sturm und Drang, ‘tempête et passion’, ce mouvement littéraire allemand de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui anticipe le Romantisme :

2) PLAGE 6 : 1’20’’

Tout aristocrates qu’ils soient, les Montgeroult sont acquis à une Révolution modérée. Le mari se voit même confier une mission officielle en 1793, pour Naples. Les Autrichiens en guerre arrêtent le couple ; le marquis mourra emprisonné. Hélène, veuve, rentre à Paris, mais c’est la Terreur. En leur absence, ils ont été dénoncés comme émigrés et leurs biens risquent d’être saisis. C’est l’épisode,, légendaire peut-être où Hélène joue si brillamment la Marseillaise, fleurie de variations, qu’on exige d’elle comme acte de foi révolutionnaire, qu’elle échappe à l’échafaud, à l’exil ou au confinement en province. Un décret la lave de toute accusation :

La « Citoyenne Gaultier-Montgeroult, artiste, dont le mari a été lâchement assassiné par les Autrichiens [peut demeurer à Paris] pour employer son talent aux fêtes patriotiques ».

Guère plus favorable que l’Ancien Régime aux femmes, mineures pour la gestion de leur fortune, mais majeures pour leurs éventuelles fautes, la Révolution ne leur donne que l’égalité du divorce et de la guillotine. Mais elle permet tout de même à des femmes de postuler à des postes comme ce Conservatoire nouveau qui, en 1795 la nomme professeur de la classe hommes !

Cette année même, veuve, femme libre, elle a un fils hors mariage, que le père ne reconnaîtra que deux ans après. Mieux : beau retournement des habitudes matrimoniales de l’époque, la marquise, en 1820 a l’audace, à 56 ans, d’épouser un jeune comte de 19 ans son cadet, qui mourra accidentellement bien avant elle. La ci-devant marquise Hélène de Montgeroult abandonnera ce poste au Conservatoire deux ans et demi après, pour se consacrer à l’enseignement chez elle, plus rémunérateur, sans être soumise aux contraintes d’une bienséance salonarde qui n’était plus de mise.

Nous la quittons sur cet extrait d’un de ses Six Nocturnes, très opératique, très dramatique avec la superbe voix de Beth Taylor :

3) PLAGE 12 

 

ÉMISSION N°708 de Benito Pelegrín du 08/11/2023


 

 

 

 

 

 

lundi, décembre 04, 2023

JOUER AVEC LE FEU

         Si le nazisme fut et reste une immorale idéologie au programme raciste cyniquement et ouvertement déclaré par Hitler lui-même dans son confondant livre fondateur, Marx n’a rien à voir avec ce qu’en firent des marxistes dévoyés et le Christ, absolument rien avec les criminelles aberrations de certains chrétiens renversant totalement sa religion d’amour, du pardon et de l’amour du prochain, pour en faire un appareil d’oppression, une oppressante et fanatique machine de mort. Au nom d’un Dieu qui embrasait les cœurs, ce sont des corps que l’on jetait aux flammes.

         C’est ce que, réveillant les mémoires alanguies aux douceurs de l’oubli, secouant les consciences aveugles et sourdes —se bouchant les oreilles et fermant les yeux — consciences paresseuses, peureuses ou peu poreuses aux dangers actuels de l’intolérance grandissante, venait nous rappeler ce spectacle exorbitant et assourdissant. Nous arrachant à ces lâches conforts modernes, du brouillard sonore minimal au brouhaha maximal, cette tumultueuse fresque fracassante et murmurée, nous secouait, empêchant la conscience de se rendormir sur ses deux oreilles, et l’on sait gré à l’Opéra de Marseille de la création ou recréation de cette cantate protestataire de Maurice Ohana, déjà ancienne mais hélas, toujours brûlante, Autodafé.

Autodafé

de Maurice Ohana

théâtre musical participatif pour triple chœur, orchestre et bande magnétique en 15 parties. Livret du compositeur.

Création à Marseille, version concertante

Coproduction Musicatreize, Centre national d'Art vocal / INA-GRM / Opéra de Marseille

direction musicale Roland Hayrabédian

 

Samedi 25 novembre 2023

 


 

I. L’AUTEUR

Maurice Ohana (1913-1992), né à Casablanca d’une mère judéo-andalouse et d’un père anglais de Gibraltar, fut élevé par une nourrice gitane. Il s’installe en France en 1946 où il vivra jusqu’à sa mort. Comme le Marseillais Henri Tomasi, le compositeur restera éloigné des guéguerres esthétiques d’après-guerre, des chapelles musicales affrontées, puisant ouvertement son inspiration dans des sources pratiques non théoriques mais vivantes, le jazz, le cante jondo andalou et ces mélodies séfarades, ces émouvants romances médiévaux que les Juifs chassés d’Espagne en 1492 avaient pieusement conservés de l’ingrate Mère-patrie et dont le Maroc, première et proche terre d’exil, garde avec la langue, la haketiya (jaquetilla), la plus proche du ladino, le judéo-espagnol péninsulaire du XVe siècle, des trésors de cette mémoire collective blessée mais pas éteinte malgré les expulsions et l’Inquisition.

À Paris et Barcelone, il fait études de piano, donne plusieurs récitals. Sa rencontre avec « La Argentinita », célèbre danseuse de flamenco, liée au matador Ignacio Sánchez Mejías et à Federico García Lorca, explique qu’il mette en musique le long poème de ce dernier sur la mort du torero, son premier succès musical : Llanto por Ignacio Sánchez Mejias, 1950. Syllabaire pour Phèdre, bref opéra de chambre (1968), d’après la tragédie Hippolyte d’Euripide, signe aussi son intérêt pour le théâtre antique et les musiques archaïques.

II. L’ŒUVRE

Inquisition, anachronique « cathare »

En 1233, le pape Grégoire IX établit l'Inquisition en France contre les Albigeois qui, eux-mêmes se nommaient « Bonshommes » et nullement cathares, terme anachronique qu’un moine rhénan, un siècle plus tard, sans nul rapport avec nos gens du sud-ouest reprend de saint Augustin qui nommait « cathares », ‘les purs’, une secte de manichéens dont il avait fait partie, terme qui sera relancé au XIXe siècle et mis à la mode par le retour régionaliste du XXe siècle en Occitanie, mais sans justification documentaire historique ni religieuse.

Le pape confie l'Inquisition aux Dominicains, l'ordre religieux, fondé à Toulouse en 1215 par Dominique de Guzmán. De là l’expression à voix basse pour désigner les Dominicains en latin domini cani : « Le(s) chien(s) de Dieu ».

Abolie par l’Église au XXe siècle, l'Inquisition, le pape Pie X la remplace en 1908 par la Sacrée congrégation du Saint-Office.

L’Inquisition espagnole, instituée en 1483 par les Rois (pas encore) Catholiques, abolie en Espagne par Napoléon en 1808, rétablie en 1814 par la restauration royaliste, sera définitivement abolie en 1834. On prêtait à Franco l’intention de la rétablir.

Fondée sur une délation secrète encouragée, qui encourageait les dénonciations haineuses ou intéressées, reposant sur le secret de sa procédure et l'absence quasi-totale de droits des accusés, elle faisait planer une pédagogie de la peur et, plus acharnée à combattre le moindre déviationnisme religieux érigé en hérésie que les personnes, avec ses mises à l’index de livres, elle imposait aux penseurs une autocensure stérilisante des idées.

Autodafé

Un autodafé (du portugais : « acte de foi », espagnol auto de fe) n’est pas une exécution publique, à quoi on l’assimile populairement, mais une grandiose mise en scène, une théâtrale et longue cérémonie de pénitence publique, messe, musique, procession, sermons, organisée par le Saint-Office, le tribunal de L’Inquisition, durant laquelle elle proclamait ses jugements pris antérieurement, donnant aux condamnés une dernière occasion publique exemplaire, d’abjurer leur hérésie religieuse. Les relaps, refusant de se rétracter, étaient abandonnés au bras séculier, les autorités civiles, l’Église miséricordieuse évitant de se salir les mains, comme Pilate, laissant ce soin au pouvoir civil. Les condamnés au bûcher n’étaient pas exécutés sur place mais dans « los quemaderos » hors ville. Les peines étaient très diverses : confiscation des biens (qui alimentaient grassement le Saint-Office), amendes, fouet, humiliation publique…

Renversant la religion d’amour du Christ, la peine du bûcher se légitimait sur la parabole de Jésus sur l’émondage de l’arbre et sur les branches mortes prise à la lettre (Jean 15 : 6, reprise de la Bible, Jacob 5:9) : « on les brûle ». Sans l’esprit, la lettre tue.

Sur les cent-vingt-cinq-milles procès répertoriés entre les XVIe et XIXe siècles étudiés par une équipe de vingt-neuf spécialistes, les exécutions En Espagne sont estimées aujourd’hui entre trois et dix-milles, dont cinquante-neuf femmes pour sorcellerie. Il n’y aurait qu’une victime de l’intolérance, ce serait une victime de trop mais, à titre de macabre et sinistre comparaison, le nombre de morts du massacre de la Saint-Barthélemy de 1572 est estimé à trois milles à Paris, et de cinq à dix milles dans toute la France, à trente milles selon d’autres chercheurs.

III. L’AUTODAFÉ D’OHANA

Ce fut, en 1971, l’événement des Septièmes Choralies de Vaison-la-Romaine. L’œuvre pour triple chœur, percussions, petit orchestre et bande électronique, créée au théâtre antique était nommée cantate, modeste appellation lyrique. Mais l’effectif grandiose de cinq-milles choristes « A cœur joie », venus du monde entier, lui donnait certainement, en plein air sous le ciel nocturne d’été, une dimension cosmique et, sans y être mais connaissant la magie du lieu, j’imagine aisément aujourd’hui que ces percussions métalliques brutalement frappées, ces coups de gong pour ponctuer une phrase, un effet, ces vibrations lumineuses de cymbales, auréolant les frémissements des timbales, les pétillements du xylophone, devaient, répercutant leurs ondes, leurs ondulations diluées dans l’espace, fragmentées en mille éclats sonores, paraître aller, rejoindre vers l’infini, de leur microscopique lumière, la lueur des étoiles d’août : musique des sphères.

Et c’est une voûte vocale qui semble planer doucement ou pleuvoir sur nous dans notre terrestre parterre lorsque les voix, non de cinq-milles mais d’une centaine de choristes de quatre chœurs, placés au ciel du balcon, nous enveloppe à l’Opéra de Marseille alors que, sur scène, sur des lumières changeantes, devant un front de percussions, l’ensemble et les solistes de Musicatreize, distingués par leurs habits aux visibles couleurs, robes grise, verte, rouge, rose, jaune pour les dames, tenues d’intérieur noir sur jaune et lie de vin pour les aristocrates russes au téléphone, complet ou pantalons chemise pour les hommes, surgissent des pupitres vacants de l’orchestre allégé, vents et cordes à cour, harpe et piano à jardin, pour des tirades horribles de menaces ou de terribles et vaines protestations déclamées à l’avant-scène. Le chœur de l’Opéra siège aussi à cour sous l‘œil de son tout récent chef, Florent Mayet.

C‘est, entre fable et farce, caustique et sarcastique par moments, des tranches tragiques d’Histoire ahistorique, sans chronologie puisque le mal n’a hélas pas d’âge et, même en épisodes datés historiquement, reste de tous les temps. En quinze parties du Prologue à l’Épilogue, en huit Épisodes scandés des intermèdes des Stasimons, comme une aussi grandiose et monstrueuse célébration, c’est l’envers ou le revers d’un autodafé : victimes et bourreaux mêlés, cela se veut réquisitoire contre toute oppression, par la représentation ou la dénonciation de massacres ordonnés et organisés par la tyrannie singulière (Papa Doc, Franco…) ou déchaînés par l’intolérance historique hystérisée de la fureur et folie collectives : ainsi, la Terreur, dévoiement de la Révolution française, l’Inquisition, la Croisade des Albigeois, les exactions des conquistadors contre les indiens aux Amériques, la folle guerre de 1914, la Commune et le Mur des fédérés, la guerre d'Espagne, kaléidoscope accablant, bande-annonce qui dénonce en vacarme et en vrac ce que la mauvaise conscience voudrait oublier.

Moteur de cette recréation de l’œuvre après cinquante ans de silence, Roland Hayrabédian, dans une conférence explicative juste avant la représentation (exploit de tension du chef !) rappelait qu’Ohana avait voulu cette masse chorale pour représenter, on imagine un peuple, une « foule exaspérée de s’être trop tue ». Mais la foule tue, à la tyrannie d’un seul répond la foule tyrannique de son tout premier Épisode : fracas de cris effrayants de foule effrénée sur le son du « Ah, ça ira, ça ira ! », hurlant à la mort de Louis XVI, dont on peut au moins dire qu’il ne fut pas un tyran. Certes, on entend clairement, sur silence soudain, la phrase frivole, inconsciente, prêtée à Marie-Antoinette à la foule venue à Versailles demander au « Boulanger, à la Boulangère et au petit Mitron » du pain :

« Ils n’en pas de pain ? qu’ils mangent de la brioche ! »

 

Mais il aurait pu, à l’inverse, rappeler le terrible cri de Madame Roland, vraie révolutionnaire marchant à l’échafaud le 8 novembre 1793 :

« Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! »

Ohana écrivit son propre texte, malheureusement rarement compréhensible dans les éclats percussifs et l’étouffoir touffu de la masse chorale. Il use de citations en cinq langues, dont j’ai pu identifier, bien sûr, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le russe, qui précisent, en nationalisant, ou qui déréalise comme la glossolalie, une langue inventée.  

Mieux appréhensibles sont les bandes enregistrées de textes ou voix comme sur un rythme caribéen de batuque, celle vraie ou fausse de Papa Doc, le président à vie François Duvalier en Haïti, qui déclare : « Mon colt est ma Bible, les zombis mes anges exterminateurs. » Que dire de ses tontons Macoute ?

Ohana insère des citations tristement célèbres, entières ou tronquées. Ainsi l’horrible « Tuez-les tous… » qu’aurait lancée Foulque de Marseille aux Croisés ne sachant qui tuer dans la cathédrale de Béziers où s’étaient réfugiés « hérétiques » Albigeois et catholiques ordinaires, amputant la suite : « Dieu reconnaîtra les siens. »

Dans l’Épisode XII sur la Guerre d’Espagne, « No pasarán », où s’infiltre la Danse macabre, sur le défilé des Républicains marchant à la mort dictée par Franco, au cri fasciste de « Mort à l’intelligence ! », peut-être aurait-il mieux valu le terrible « Viva la muerte ! », ‘Viva la mort !’ lancé aussi par Millán Astray qui avait indigné, à Salamanque, le philosophe Miguel de Unamuno, auquel sa dénonciation argumentée valut d’être assigné à résidence, causant sa mort.

L’Épisode VII, « Apocalypse de Saint-Loup 1914-1918 ». Je me demande si ce Saint-Loup ne serait pas l’ambigu et séduisant héros de Proust, qui meurt lors de la Grande Guerre, jeune aristocrate dont le milieu semble évoqué par les deux baronnes russes indifférentes aux convulsions du monde comme les riches planqués de l’arrière ignorant les tranchées, papotant, au téléphone que Proust fut le premier à magnifier en objet littéraire, inintelligibles discours frivoles, sur l’ostinato d’une délicate et salonarde basse continue de harpe et piano.

Donc, nous laissant les imaginer ou nous agaçant par ces paroles trop insasissables pour pouvoir sentir cette œuvre morcelée en vrai théâtre, malgré des textes apparemment théâtraux par la puissance théâtrale des solistes, il y a frustration du sens précis des scènes émiettées qui nous échappe, comme la raison guère compréhensible de cette prolifération soudaine de téléphones et la mention d’ordinateurs, ceux de bureau n’ayant apparu que passées les années 80, bien après l’œuvre. Donc, la signification globale bien posée, le sens scénique partiel nous fuit, nous livrant aux sensations musicales.

Aux chœurs sont réservées toutes les ressources, aujourd’hui sinon datées, bien marquées de leur temps : recherche d’une vocalité élargie, émancipée des canons de l’émission classique et lyrique, entre un parlé-chanté qui n’est pas le sprechgesang à la Schönberg, des interjections désémantisées, rires, chuchotements, claquement de langue, syllabes onomatopéiques, etc, voix traitée comme un simple matériau sonore, sans toujours lien avec le sens, et ces phrases volubiles, paradoxalement éloquentes d’une langue inconnue.

Mais d’imploration ou de déploration, du murmure infime à une infinité potentielle de clameur, en nuage ou nuée, par houle ou onde amollie, rafales ou arpèges de vagues, du ciel du balcon ou de l’horizon frontal de la scène, les voix des chœurs nous arrivent, nous baignent, impalpable brouillard ou buée de clusters, douce poussière sonore, gonflant et s’évanouissant en vaporeux sfumato dans un espace indéfini. Vu le nombre de chœurs, certains amateurs, il faut saluer les six chefs respectifs qui les ont si harmonieusement et minutieusement préparés et le chef global Hayrabédian qui les unifie d’une façon magistrale, les conduisant du silence à l’intensité, à l’explosion de la révolte.

         On sort de ce concert, hors des plages de rémission sonore, les sens quelque peu étourdis de fracas et l’esprit tracassé de ce désespérant catalogue d’erreurs et d’horreurs : la dénonciation verbale ou musicale est le miroir de l’impuissance. Cette immense clameur de l’interrogation humaine rejoint le psaume De Profundis clamavi ad Te Domine, ‘des profondeurs de l’abîme, je clame vers toi, ô Seigneur’. Mais à l’homme criant sa détresse ne répond que le silence éternel de la divinité. Dieu a fait l’homme à son image, il le lui a bien rendu, comme dira Voltaire.

         Cependant, la cantate scénique commence et finit par le mot feu. Comme un bon conte moral, elle finit bien, mal pour les méchants : ils seront brûlés en un immense « Autodafé » justicier retourné contre eux. Exorcisme, catharsis du feu de joie final : frottant des galets entre eux, les solistes sont supposés figurer sonorement le crépitement des flammes à l’échelle massive des chœurs ; à la mienne, c’est un grincement de dents de notre impuissance, faute de mordre les cœurs de censeurs, inquisiteurs, dictateurs, meurtriers tyrans de tout acabit.

         On connaît la passion de Roland Hayrabédian pour Ohana qu’il a si souvent servi : on ne peut que souhaiter qu’il nous donne une version discographique de cette œuvre qu’il nous fait découvrir et mériterait une déclinaison scénique accomplie comme, jusqu’ici l’unique de Lyon en 1972.

Opéra de Marseille

AUTODAFÉ, de MAURICE OHANA

Version concertante

 

Direction musicale

Roland Hayrabédian

Assistant à la direction musicale : Hovi Hayrabédian,

Régisseurs de production : Jacques Le Roy et Maxime Kapriélian,

Surtitrage : Maxime Kapriélian

Régie surtitrage : Yvan Guerra.

Ensemble Musicatreize :

Sopranos : Amandine Trenc, Céline Boucard, Kaoli Isshiki-Didier, Claire Gouton.

Altos : Estelle Corre, Madeleine Webb, Alice Fagard.

Ténors : Thomas Lefrançois ; Xavier de Lignerolles.

Basses : Patrice Balter, Laurent Bourdeaux, Jean-Manuel Candenot.

Chœurs :

Chœur de l’Opéra de Marseille (Florent Mayet)

[Pianistes/Cheffes de chant : Astrid Marc, Fabienne Di Landro ] ;

Chœur Méridiem Boréalis (Alain Joutard) ;

Chœur de la Licence de Musicologie AMU (Philippe Franceschi et Serge Antunes) ;

Chœur de l’INSPÉ, AMU (Mayelin Pérez Hernández) ;

Chœur de femmes du Conservatoire d'Istres (Alexis Gipoulou)/

Orchestre de l’Opéra de Marseille,

Bande-son INA GRIM

Dessins originaux Maurice Ohana,

Dessins additionnels Houri.

 

AUTODAFÉ, Structure

I. Prologue 
II. Episode I « 93 » 
III.
Stasimon I 
IV. Episode II « Vitrail » 
V. Episode III « Batuque, son », danse brésilienne
VI. Stasimon II 
VII. « Apocalypse de Saint-Loup 1914-1918 » 
VIII. Parodos 
IX.   
Stasimon III 
X. Episode V « Saturnale interrompue » 
XI. Stasimon IV 
XII. Episode VI « No pasarán » 
XIII.
Episode VII « Leçon de Ténèbres » 
XIV. Episode VIII « Mayas » 
XV. Epilogue

 

Photos Christian Dresse

 

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