L'AUBERGE
DU CHEVAL BLANC
Opérette
en deux actes
de Ralph Benatzky
Livret français de Lucien BESNARD et
René DORIN
Opéra de
Marseille
Mercredi
28, décembre
Im weißen Rößl (L'Auberge du Cheval-Blanc),
est une opérette allemande de Ralph Benatzky (1887-1957). Elle fut créée à Berlin en
1930 avec un grand succès. Elle court l’Europe aussitôt et la France l’adapte
et adopte dès 1932. À l’origine, elle est en trois actes, mais, sans se mettre
en quatre comme disait Figaro, c’est souvent en deux qu’on la donne, le genre
de l’opérette étant très plastique, adaptée pour les goûts de publics
différents, avec des ajouts ou des coupures, avec des airs additionnels
d’autres compositeurs.
C’est
un heureux produit des années folles berlinoises après l’horreur de la Grande
guerre et avant la terreur qui plane et plombera l’Allemagne avec l’accession
d’Hitler au pouvoir en janvier 1933. En effet, après la fin de la guerre,
Berlin est devenue un brillant bouillon de culture libertaire, même si les
diverses tentatives révolutionnaires sont écrasées dans le sang. Mais les
nazis, qui s’empareront brutalement du pouvoir à cette date agissaient déjà
depuis longtemps, dès les années 20. Ralph Benatzky, déjà en 1924, dans son journal, dénonçait le
danger menaçant d’une « hakenkreuzlerisches Leben » (une ‘vie sous le signe de
la croix gammée’). Et voici comme il peint ce nouveau public nazi qui
pointe avec le culte aryen du beau Surhomme, Übermensch : « Des Germains
primitifs aux ventres bedonnants et aux cous de taureau, le crâne rasé à
l’arrière couronné d’une coupe en crête de coq avec raie au milieu, [...]
arrogants comme des aryens, caqueteurs comme des provinciaux ».
Et cela dix ans avant la nomination d’Hitler
comme Chancelier (janvier 1933) et sans être autrement politisé. Sa seconde
femme est juive, comme le sera la troisième, et certains de ses collaborateurs,
mais l’heure de la chasse aux juifs n’a pas encore sonné ouvertement. Elle va
vite arriver. Son folklore inventé, ouvert à d’autres musiques,
est considérée dangereusement cosmopolite, « entartet », ‘dégénéré’,
tout comme le jazz négroïde ou la musique tzigane, et la scène du bain est
jugée obscène... Comme d’autres artistes germaniques, après u passage triomphal
en France où il est décoré de la légion d’honneur, il s’exile aux États-Unis, à
Hollywood où l’âge d’or de la comédie musicale va s’enrichir de nombre de ses
musiciens allemands qui y trouvent un débouché.
L’Auberge du
Cheval Blanc
Cette auberge,
située dans les montagnes du Tyrol, en Autriche, au bord d’un lac, a bien
existé, fondée au XVIIIe siècle dans une région très salubre
où l’on venait en villégiature de toute l’Europe, du moins le public fortuné.
Revenu dans l’Autriche de sa jeunesse, Ralph Benatzky se fera enterrer
tout près de la fameuse auberge.
Nous sommes en
1880, sous le règne François-Joseph, l‘empereur d’Autriche dont la
culture populaire a surtout retenu la célèbre épouse, Élisabeth, immortalisée
sous son diminutif de Sissi, par Romy Schneider.
Léopold, le maître d’hôtel de
l’auberge est amoureux de sa patronne, la belle Josépha. Mais Josépha, aime Guy
Florès, avocat parisien qui vient chaque année passer ses vacances dans son
établissement. À côté du couple principal de jeunes premiers —un trio comme il
se doit avec l’amant échaudé et congédié— comme en toute comédie, il y a le
couple secondaire de la fille à son papounet marseillais, qui pourra faire le
carré avec les trois, et la fifille zozotante à son papy qui fera le bonheur
d’un troisième larron : trois couples. Les malentendus, les dépits
amoureux seront réglés par un deus ex machina non tombé du ciel mais droit venu
de sa Vienne impériale, le bienveillant Empereur lui-même, venu en célibataire, qui semble bien s’y
connaître en affaires de cœur.
RÉALISATION
Un
presque demi-cercle lumineux cerne et ouvre en éventail la scène et va se
décliner, en arcs littéralement déclinants, plus petits, littérairement, mise
en abyme de cercles de lumière donnant une impression d’aller à l’infini,
vers un fond, d’abord la fameuse auberge historique, une nuit constellée, de
changeants paysages montagnards tyroliens diversifiés, un écran de films blanc
et noir des années 30, à la pellicule striée de grains du temps et de l’usure
où se projettent, comme des désirs ou des rêves évanouis, les visages des
héros, laissant voir parfois de géométriques structures d’architecture
industrielle métallique, entre XIXe et XXe siècle, une gare ancienne et, image terrible si l’on
pense au contexte historique, des rails fuyant par un tunnel vers on ne sait
trop quel sinistre destin. C’est l’ingénieuse scénographie de Bruno de
Lavenère, magnifiée par les lumières stellaires en cercles ou en verticales
de cierges, toujours changeantes de David Debrinay.
Élément de décor
somptueux amovible, le comptoir de la réception de l’auberge soutenu
latéralement de superbes chevaux dorés
cabrés, qui laissent place à un monumental escalier à bien descendre dans la
tradition du café-concert parisien. Avec quelques réminiscences d’ancien Art
Nouveau aux courbes végétalisées, encore proche, c’est l’Art Déco et sa
géométrisation qui domine, sur la fin des Années folles, avec ses costumes d’une fantaisie
de bon goût (Karoline Luisoni), avec des robes de grand style portée
avec toute son élégance et démarche par Laurence Janot, qui a des
allures, sur l’écran, de vaporeuse Jean Harlow et, comme je l’ai écrit depuis
longtemps, de Marlène Dietrich blasée et ironiquement distante.
Cependant,
canalisée par une armée de serveurs
stylés, l’entrée d’une cohorte de touristes d’aujourd’hui, débraillés et
braillards, appareil photo en bandoulière et mobile à selfie brandi, introduit
d’emblée une humoristique et sociologique distanciation contemporaine :
le tourisme de masse passant en rafale superficielle pour visiter au galop des
voyages économiques de groupe, et
entrevoir, comme on va au zoo, les people aux eaux thermales de classe, dans
leurs lieux, leurs jeux de jet set de privilégiés de la fortune :
dans la luxuriance du cadre, leur luxe et leur luxure, la dominatrice au fouet,
la Maîtresse, une Loulou traînant son loulou, son homme chien en laisse, frétillant de la
queue et faisant le beau pour lui plaire, les apollons en frac vite
défroqués et indiscrètement nus à discrétion,
les travelos de divers étages, dont le plus élevé, l’Empereur lui-même, comme
allégé de la lourdeur de sa charge.
Pour
donner la note berlinoise de cabaret libertaire et voluptueusement décadente du
contexte historique, sur les hauteurs des cintres comme d’un cirque, une
trapéziste, « Ange bleu » voltigeant en guêpière, bas-résilles et
haut de forme à la Marlène reprise par Liza,Minnelli dans Cabaret de
Bob Fosse, la chaise où s’asseoir jambes grandement écartées ne manquant pas. En
lever de rideau, incarnant Kathi dans cette affriolante tenue, comme descendue
de son Olympe, armée d’un accordéon, Miss Helvetia, comme un Monsieur Loyal
au féminin, sera le fil conducteur de de l’histoire, poussant d’une saine voix
de belle plante le yodel typique du Tyrol (ou de Suisse), un passage rapide de
la voix de poitrine à celle de tête, auquel elle initiera, devant le rideau, le
public ravi.
La nuée de domesticité en uniforme élégant et aux ordres de
la riche clientèle dont elle espère un pourboire est, comme dans la fameuse
série Downton Abbey, le substrat visible, classes sociales qui se
croisent sans se mêler.
INTERPRÉTATION
La Guerre des bouton(nage)s n’aura pas
lieu.
Celui des tuniques, le révolutionnaire,
par devant, ou le réactionnaire, inversion et perversion, par derrière (même
les souples chimpanzés auraient du mal à s’auto-boutonner, non ?). Sur les
alpages tyroliens figurés, qui verdoient, vert de rage—couleur pâturage— au risque de s’alpaguer —il en a
des boutons— voilà que, sur la route qui poudroie déboule le Marseillais Napoléon
Bistagne, cherchant la castagne au sommet contre un contrefacteur, avisé qu’il
est par une factrice lui apportant par courrier recommandé la sommation à
comparaître en procès contre César Cubisol. Bref, Bistagne tonne, on se
déboutonne, c’est la guerre des boutonnages inverses rivaux, ouverte, déclarée,
entre le génial créateur de la combinaison « Napoléon » (devant) et
celui de la « César » (derrière) César auquel Napoléon Bistagne ne
rendra pas ce qui ne lui appartient pas. Mais que va faire sur cette
galère alpestre le Marseillais de la rue Saint-Ferréol, rêvant de Bandol et sa
plage pour attaquer le plagiaire Cubisol qui jouera l’Arlésienne du Tyrol
puisqu’il ne paraîtra jamais ? Mais qu’importe le pourquoi du comment
quand notre Marseillais est incarné par toute la féconde faconde du Nîmois Marc
Barrard, grande gueule et grande voix, dont la seule chose qu’on regrette c’est
qu’il n’ait aucun air à chanter ni à boire, car on boit le torrent impétueux de
ses paroles hyper marseillisées dans une joyeuse ivresse verbale, accent à
couper au couteau, occupant le plateau comme un Empire personnel. On
peut regretter aussi que son prénom ne soit pas exploité par le texte ni la
scène quand on sait que ce Napoléon rencontre le mélancolique Empereur
d’Autriche François-Joseph (1830-1916, veuf de Sissi assassinée en 1898) dont
l’empereur français, vainqueur du père, devint son beau-frère en épousant
Marie-Louise. Même regret pour cet Empereur d’Autriche, joué
par Francis Dudziak, autre grande voix sans air, mais aux airs
ambigus et alanguis de travesti, escorté de boys, gardes du corps athlétiques,
tentant une mélancolique séduction, long fume-cigarette au bec, de l’Empereur nominal
marseillais.
La fille de celui-ci Sylvabelle,
aussi élégamment longue que la rue de Marseille que porte son nom, chantée
joliment par Clémentine Bourgoin, fera florès du cœur du beau ou bellâtre
avocat parisien Florès, le favori hébergé en favori dans l’auberge et cœur de la
patronne. C’est Samy Camps qui l‘incarne même en muscles et costume de
bain d’époque et en voix de ténor sonore, belle, séduisante : on a vu,
suivi et salué les progrès de ce jeune chanteur auquel Maurice Xiberras a
confié progressivement des rôles de plus en plus importants, jusqu’à occuper
pleinement ce grand plateau
marseillais.
Cette
guerre d’amour sans inutiles dentelles (la scène du bain offusqua les nazis)
finit dans une apothéose de lune nacelle déjà de miel où ils s’envoient en l’air s’élevant au
septième ciel des cintres. Le vol, l’envol de Florès par Sylvabelle (belle forêt
au sens du mot) laissera place libre à Léopold le dépité face à la patronne Josépha.
Un quatuor ou quadrille presque carrément réglé. Reste, pour le sextuor
amoureux, le couple du leste rejeton de Cubisol absent, Célestin, haut en
couleurs, et un beau zeste de fille zozotante (Julie Morgane) dont le frimeur
Narcisse flaire subtilement le palpitant papillon sous le vilain et gris cocon sous
lequel l’apparemment tempérée fifille du grisâtre Professeur Hinzelmann (Jean-Luc
Épitalon) chasseur de papillons, révèle un sacré tempérament papillonnant,
papa oblige, bien digne du guilleret Guillaume Paire , et
les deux la font, chantant, dansant, couple moins bouffe qu’ébouriffant de
souplesse et d’humour. À eux les sommets par le télé-siège doré.
Sans doute métaphorisé par le toutou en laisse mordu de sa
toute maîtresse patronne du début, Léopold, l’élégant et indispensable maître
d’hôtel, Léopold couve son amour, couvre l’ingrate Josépha de fleurs et lui
roucoule : « Pour être un jour aimé de toi », voix ample mais tendre,
souple, nuancée de brumes romantiques alpestres du ténor Léo Vermot-Desroches, à qui
reviendront les vocalises yodel d’un air dû à Piccolo (Fabrice Todaro). Sans être un docile cabot, il ourdira le complot
amoureux qui, unissant Florès le Parisien à la Marseillaise Sylvabelle (la
guerre Paris/Marseille ainsi évitée) lui ramènera sa Josépha qui le rabroue, le
maltraite, le renvoie.
L’ingrate
serait rêche et revêche patronne, pimbêche même par ce rôle déplaisant, mais la
voix et le physique de Laurence Janot qui l’incarne est ronde, sensuelle,
chaudement enveloppante et, même en s’en défendant, trop belle pour n’être pas une
promesse d’amour. On connaît cette artiste danseuse, chanteuse, comédienne, racée,
au port élégant, aussi à l’aise dans les ballets, la scène ou l’écran qui
devient écrin à se beauté intemporelle de star de cinéma mythique de l’entre-deux
guerres. Même créée à Lausanne sans elle, la production semble avoir été faite
autour d’elle.
Il
y aurait beaucoup de monde à citer dans cette longue distribution, dont la Zenzi
de Perrine Cabassud que l’on avait applaudie à l’Odéon dans le rôle de
Kathi, sans oublier les chœurs qui n’encombrent jamais le plateau et ses nombreuses
danses réglées avec une rigoureuse fantaisie par Philippe Guilois assisté de Rémy Kouadio. Les solos
alternent habilement avec les duos et les chœurs, toujours mêlés habilement de
danses valses, fox-trots dans l’air du temps.
Le
metteur en scène Gilles Rico a allégé la pièce avec intelligence, lui
conférant un rythme de joyeuse cavalcade sous la douce cravache du chef Didier
Benetti qui mène à grand train, au trop ou au galop, l’Orchestre de
l’Opéra de Marseille que, même rideau fermé, il laisse au plaisir de jouer
tout seul le motif récurrent de l’opérette, attirant un public nombreux à se
précipiter pour saluer les musiciens toujours dans la fosse, mais allègrement
vivants. Avec dix-huit solistes, le chœur et six danseurs, sans un temps mort,
des décors sans cesse mouvants, même en disant que c’est réglé comme du papier
à musique, on est loin de dire la vertigineuse virtuosité, l’habileté
diaboliquement bienheureuse de cette production.
L'Auberge du Cheval-Blanc
de Ralph Benatzky
Opéra de Marseille
Jeudi 29,
décembre ; Samedi 31 décembre 20h, Mardi 3 janvier 20h ; Mercredi 4 janvier 20h
PRODUCTION Opéra de Lausanne
Direction
musicale Didier BENETTI
Assistant à la direction musicale Federico
TIBONE
Mise
en scène Gilles RICO
Décors Bruno DE LAVENÈRE
Costumes Karolina LUISONI
Lumières David DEBRINAY
Assistant lumières Romain DE LAGARDE Vidéos Étienne GUIOL
Assistant
à la mise en scène et Chorégraphie Jean-Philippe GUILOIS Collaboration
artistique à la chorégraphie Rémy KOUADIO
Régisseur
de production Jean-Louis MEUNIER
Régisseuse
de figuration Alexandra BEIGNARD Surtitrage Richard NEEL
Régie de surtitrage Qiang LI
Josépha
Laurence JANOT
Sylvabelle Clémentine BOURGOIN
Clara Julie
MORGANE,
Kathi Miss HELVETIA,
Zenzi Perrine CABASSUD
Bistagne
Marc BARRARD
Léopold Léo VERMOT-DESROCHES
Florès
Samy CAMPS
Piccolo Fabrice TODARO
Célestin Guillaume PAIRE
L’Empereur Francis DUDZIAK
Hinzelmann
Jean-Luc ÉPITALON
Le Bourgmestre Jean-Michel MUSCAT L’Instituteur Laurent BLANCHARD
Le Cook et le Banquier Cédric BRIGNONE Le Garde Rémi CHIORBOLI
Le Prêtre Tomasz HAJOK
Le Docteur Jean-Pierre REVEST
Danseurs
Paul GOUVEN, Inès LAMOUR, Rudy SBRIZZI, Vincent TAPIA,
Louise TERTRAIS, Lara VILLEGAS
Pianiste
/ Cheffe de chant Astrid MARC
Chef de chant Emmanuel TRENQUE Orchestre et Chœur de l’Opéra de
Marseille
Photos Christian Dresse
1) Léopold et Josepha ;
2, 3, 4 : cercles lumineux ;
5) Miss Helvetia ;
6) Bistagne et Miss H;
7) Florès et Sylvabelle au bain;
8) Clara, papa papillon, Josepha, Célestin.
Aussi :
RCF émission n°645 de Benito Pelegrín, 15/12/2022