LE CORPS SUBLIMÉ
Trois chorégraphies de Julien Lestel
Opéra de Marseille
24 novembre 2018
I.
CONCERTO
Comme
il y a l’art pour l’art, il y a dans cette chorégraphie, le jeu du classicisme
pour le classicisme chorégraphique, dans sa pureté, son innocence enfantine,
délivré, même avec la musique d’un Tchaïkovski, auteur pourtant des plus
célèbres ballets narratifs, de toute narration anecdotique : le geste pour
le geste, la chorégraphie classique mise purement en scène pour elle-même, pour
sa beauté.
Cette
chorégraphie, sur le Concerto pour
violon en ré de Tchaïkovski, présentée au Théâtre
Toursky le 24 février 2018, dans le cadre d’une soirée dévolue à toutes les
classes de l’École Nationale de Danse de Marseille, était la contribution de
Julien Lestel au spectacle, une création conçue pour les Classes 3C1, 3C2 et DNSP préparatoire.
On les retrouve avec bonheur ici. Élèves et ballet mûris de quelques mois mais
qui n’ont rien perdu de leur grâce juvénile, de leur fraîcheur. On se borne à
en redire les grands traits.
Cette chorégraphie
éclatait d’abord comme une symphonie en blanc immobile d’un premier tableau,
qui s’animait doucement, adagio, dans des lenteurs, des langueurs d’algues
ondoyant, ondulant indolemment sous la houle caressante de la musique ou encore
des inclinaisons, des infléchissements de fleurs dans la corolle de leur tutu,
bercées voluptueusement par un vent amoureux sans hâte avec ces arabesques, ces
rondeurs des bras, ces arrondis d’ensemble, ces figures enchaînées comme
naturellement, qui semblent l’harmonieuse signature du chorégraphe. Puis cela
se détaillait de pas de deux, pirouettes des garçons sur une jambe, entrechats
et sauts légers de biche synchrones, jetés des filles, tout le vocabulaire
classique concourant à une indubitable beauté, ainsi la strette finale du
premier mouvement se résolvant, comme une cadence musicale, dans la cadence des
mouvements de bras joués, suspendus dans le glissando infini du violon. Trop
longue pour être détaillée avec une précise pertinence, abdiquant le regard
critique qui contrarie le regard spectateur, le pur plaisir du voir freiné par
l’exercice mental, on s’abandonnait à la fraîcheur, à l’esprit d’enfance
préservé, retrouvé, au charme de cette chorégraphie qui non seulement est faite
sur cette musique, mais exactement dans la musique, l’épousant, la faisant
vivre gestuellement dans ses plus délicats plis et replis, comme dans un temps
hors du temps, qu’on eût rêvé suspendu. Digne fleuron du florilège de la danse
classique.
Concerto par
les élèves de l’Ecole Nationale de Danse de Marseille.
Sur le Concerto pour violon en ré majeur, op.
35 Piotr Ilitch TCHAÏKOVSKI
Costumes École
Nationale de Danse de Marseille
II. QUARTET
Autre univers sonore et chorégraphique, mais non narratif si ce n’est une note
d’intention qui dicte les attentions pour en percevoir le propos.
Sur
un fond verticalement barré par des tranches égales aux couleurs estompées
d’arc-en-ciel, mauve, violet, vert, bleu, orange dont le spectre horizontal
tapisse le plateau, dans une brume ombreuse, étagés sur une minimale estrade
métallique, les quatre solistes du Quatuor à cordes de l’orchestre
Philharmonique de Marseille. La
musique de Phil Glass semble naître, sourdre comme un murmure minuscule
de cette ombre incertaine, un nuage, un nappage vaporeux, pas de sensation de
ligne malgré le tissage linéaire des violons ou des cordes graves, lancinant,
mais un pointillé, un fourmillement de notes, des grappes, des cellules
répétitives, monochromes, tournoyant, à l’effet obsédant, hypnotique ; des
accélérations haletantes strient l’espace. Cette musique dite minimaliste
emplit au maximum l’espace de la scène, présence fluide, parfois enflée en
expansion semble-t-il infinie, comme une fugue, une fuite que n’arrête que
l’accident, la volonté du musicien et non la logique en ligne continue d’un
développement tonal qui culminera sur la sensible et se conclura sur la
prévisible tonique.
Au centre du plateau, immobile mêlée,
un vague amas, une grappe, un agrégat de corps agrippés, mi penchés sur le sol,
indiscernable masse plurielle d’où se détacheront les silhouettes singulières
des danseurs. Jeans pour les garçons,
shorts noirs, justaucorps bleus pour les filles, notes colorées par des T-shirts
masculins aux couleurs détachées, autonomes, de l’arc-en-ciel figé du fond et
du sol.
Solo des solitudes cherchant le duo qui
devient duel, fille et garçon front à front affrontés ; face à face de
groupes ou bandes rivales impossibles à souder ; symétrie des fuites de corps et d’âmes parallèles ne se
rejoignant peut-être qu’à l’incertain infini, autant dire, jamais si le désir de
l’Autre, agresser pour agréer, mains et bras en quête d’étreinte, ne tentait
des approches, des rapprochements, même par le viol, la violence désespérée, cherchant
à tout prix la communication, pour la communion.
Sur cette bruine musicale, vaporeuse,
les notes des couleurs dansantes virevoltent dans la quête éperdue des bras tendus vers l’infini fuyant de l’Autre,
inatteignable, insaisissable, parfois saisi mais jamais compris complètement,
glissant entre les bras, les doigts avec la fluidité, même corporelle, du sable
des rêves impossibles à retenir. Les bras se tendent, se distendent, les nœuds
se font, se défont, se fondent puis se confondent dans le corps à corps qui
embrasse et étreint mal. Échec et chute.
Mais
obsédante et répétitive comme la musique, comme une inlassable cellule
accumulative, impossible renoncement, la reprise du même mouvement, désir
inextinguible du Je vers le Nous : le solitaire, cherche le solidaire. Vers l’utopique
l’idéal de la fusion du Même dans l’Autre, un harmonieux arc-en-ciel final recomposé
dans sa fraternelle unité plurielle comme cette musique généreusement disséminée.
Signature ou marque
sans doute de Lestel, qui paie ici de sa personne au milieu de ses danseurs,
intégré dans leur dynamique ou témoin isolé des groupes, les corps dans leurs
pires torsions ou contorsions, même tordus, ne sont jamais torturés. Ni angles
aigus agressifs ni brisés, mais des courbes et contrecourbes, des ondulations
harmonieuses d’algues toujours dans une vivante beauté plastique qui est une
célébration de la vie.
Gestuelle ondulatoire, avec des mouvements
étirés « visant à atteindre l’au-delà du geste », dit le chorégraphe, métaphore, certes, mais
pour dire, sans doute, le dépassement
par l’allongement de la main, des
doigts au bout du bras, du corps dans l’espace, illusion visuelle, virtuelle,
comme celle, auditive, du bras du violoniste sur l’archer qui, au bout d’un
pianissimo infime sur la note finale, semble prolonger le son à l’infini du
silence, sensible alors à nos oreilles : la
pesanteur de la chair sensible sublimée par la grâce.
QUARTET
Pour onze danseurs
Musique : Philip
GLASS
Costumes : Patrick MURRU
Lumières et
scénographie : Lo-Ammy VAIMATAPAKO
Quatuor à cordes des solistes de l'Orchestre
Phiharmonique de Marseille :
Violon : Da-Min KIM
Violon : Alexandre AMEDRO
Alto : Magali DEMESSE
Violoncelle : Xavier CHATILLON
Photos :
Cécile MANOHA
1.Existences parallèles;
2. Solitude (Lestel ) ;
3.Affrontements ;
4. Enlacement, embrassement, étouffement ;
5.Le groupe reconstruit.
III. MISATANGO
Messe
Le terme de « messe », est un mot
repris de l’expression «ite
missa est», ‘allez, la messe
est dite’, ou ‘envoyée’ , que prononce le prêtre à la fin du rite : il
s’agit de l’Eucharistie,
célébration du sacrifice du corps et du sang de Jésus-Christ présent par
transsubstantiation sous les espèces du pain et du vin dans l’hostie. On distingue, depuis les
origines, la petite messe ou
messe basse, qui se dit sans
chant, et la messe haute ou grande
messe, celle qui est chantée par des choristes. En musique, une messe est
un ensemble cohérent de pièces musicales pour servir d'accompagnement aux rites
liturgiques catholique, anglican ou luthérien. L'effectif nécessaire était à
l'origine purement choral.
On se mit assez tardivement à
faire accompagner par un orchestre les pièces qui la composent. Les textes
chantés sont généralement en latin, mais pas forcément. Nombre de grands
compositeurs ont écrit des musiques pour la messe, qui peuvent être adaptées
pour des circonstances particulières, comme les Te deum, actions de grâce, les requiem ou messe des morts. On y
retrouve en général les mêmes parties, le Kyrie
christe eleison, le Gloria, le Credo, Benedictus, Dies
irae, Agnus dei, etc.
Depuis le grégorien, les musiques en peuvent être variée.
La Misatango
Renouant
avec le succès mondial de la fameuse Misa criolla de
son compatriote Ángel Ramírez, créée en 1963, composée en espagnol sur des
thèmes populaires latino-américains, le compositeur argentin Martín
Palmeri, né en
1965 à Buenos Aires, crée sa Misatango, ‘Messe tango’ ou Misa a Buenos Aires. Palmieri a fait
de profondes études de composition, de chant, de direction d’orchestre,
titulaire de prix prestigieux. À la tête d’un ensemble choral, quelque peu
frustré par la difficulté d’interprétation du tango par un chœur, forcément morcelé
par des morceaux sans cohérence entre eux, en hommage à ses choristes et au
tango, il décide de composer cette œuvre à laquelle la cohérence de la messe
donne une structure et une dramaturgie, allant du credo, de l’acte de foi, de
la crucifixion à la résurrection, chant d’espérance pluriel. Il associe chœur, orchestre, piano, mais
aussi le bandonéon, emblématique du tango.
L’originalité, ici, c’est que
cette messe se déploie magnifiquement sur le rythme et la musique de tango, une
danse née dans les bordels de Montevideo et de Buenos Aires vers la fin du XIXe siècle, longtemps condamnée par
l’Église comme danse indécente, immorale. Jolie
revanche historique, cette messe a eu l’onction et la bénédiction d’un
particulier très particulier, le pape François actuel, Argentin, dont nous
savons qu’il fut longtemps évêque de Buenos Aires : suprême honneur et
consécration, bénédiction même, en 2013, cette musique jadis anathémisée est
interprétée au Vatican, en l’honneur du Pape, dont on murmure, messe basse plus
que haute, qu’il ne dédaignait pas de danser le tango.
La Misatango sera créée en 1996 à Buenos
Aires par l’Orchestre symphonique de Cuba, avec les chœurs de la faculté de
Droit de Buenos Aires et le
chœur Polyphonique Municipal, dédicataires de l’œuvre. La Misatango commence à tourner dans le monde et
finit triomphalement l’année 2016 au Carnegie Hall de New York, donnée depuis
dans le monde entier. Mais cette version chorégraphiée par Julien Lestel pour les danseurs de sa
compagnie est une création, et une réussite.
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©IkAubert |
Misatango dansée
Dans le silence, dans
l’entrebâillement opale ou la déchirure verticale, lumineuse, d’un fond noir
comme la Nuit obscure de l’âme de la
théologie négative d’un saint Jean de la Croix, une silhouette se détache, se
glisse, puis une autre, suivies d’autres encore, apparemment féminines, dans un
remous indécis de robe : on discernera, dans les premiers mouvements, dans
la lumière ombreuse, inspirées peut-être des pantalons bouffants des gauchos, de
larges jupes longues, noires, dont on découvrira par intermittence les fendus
et revers de pures couleurs, jaune, violet, vert,
Venu de l’au-delà mystérieux
des coulisses, de ce fond de scène comme une limite de ce monde, immatériel par
une distance qui semble infinie, invisible, sans être
introduit par un Introït d’orchestre dans
la fosse, le chœur éclate d’une douce force suppliante pour le Kyrie d’imploration de pitié de Dieu où
perce la déchirure du bandonéon sur les accords plaqués d’un piano. Arrachés à
la pénombre d’un amalgame indiscernable de formes, des corps, torses nus pour
les hommes, dans des transparences de chair pour les femmes, se détachent,
scandés par le rythme saccadé, dans une ronde de tournoiements ailés de jupes. Un
corps singulier soutenu, retenu dans sa chute par le pluriel du groupe :
solitude de l’homme, à lui seul l’humanité entière, criant sa douleur dans le
chœur, implorant la clémence par son corps.
Une
chaleur chorale et cordiale, ‘qui vient du cœur’, selon le sens de cet adjectif
semble gagner de ferveur les officiants de la danse dont les bustes nus,
détachés sur le fond noir sont à la fois fragilité et force humaine. Un même geste, à l’unisson, bras, ouverts et
fermés en éventail, en plis et replis du bandonéon, semble, sur ce fond noir,
un même mouvement tremblé, décomposé comme celui, fameux, du nu de Duchamp
descendant l’escalier.
Sur le
fond nocturne, les bras et torses nus, éclos des éclats des fendus colorés des
jupes, se détachent telle une fresque, une frise mouvante, émouvante. Ensembles
symétriques de foule, duos, solos se succèdent sur la houle de la musique déjà
poignante des tangos enchaînés. Les groupes se forment dans des mouvements
plastiques que, n’était-ce leur permanente mobilité, on dirait issus de
sculptures d’un marbre animé, saisi par la fébrilité irrépressible de la vie. La rondeur, le rond, sont comme la matrice
formelle de la chorégraphie, une cellule qui se décline en arabesques des bras,
forcément répétées, envoûtantes, potentiellement à l’infini.
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©IkAubert |
Un infini
céleste que tentent sans doute d’atteindre ces sauts dans un envol de
campanules de jupes qui semblent éclater, éclore dans l’air, pétales de
coquelicots éthérés, frappés fatalement par le poids et la chute.
Parmi tant de beautés,
un moment de grâce : sur le solo en douceur du Gloria par la remarquable chanteuse (Lorrie Garcia), un onirique tissage fluide en ralenti des corps,
dans une lumière d’abord livide, bras comme des tentacules ou algues ou plantes
ondulant dans le flot ou vent de la musique et, plus tard, ce corps élevé
comme une hostie christique, bras écartés en croix, mais sans aucune plate et indécente
illustration. Sur le Miserere, de
dos, un bras masculin a un frémissement horizontal d’aile blessée dans son
impossible envol. Le jaillissement d’un bouquet de bras, les doigts comme des
pétales éplorés, émergeant d’un faisceau de corps, tendus vers le ciel, devient
un appel muet de profundis, de nos
abysses, de nos abîmes humains vers les hauteurs ou une tentative désespérée de
rattraper un invisible Dieu enfui à tous jamais.
Le Sanctus, a une longue
introduction au piano, avec quelques accents jazzy, relayé par le bandonéon,
avant le solo de la chanteuse sur les tournoiements de derviches des danseurs.
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©IkAubert (affiche) |
Refusant toute
référence redondante au tango dansé, Lestel ne tombe pas dans le piège
illustratif, il met sa syntaxe et son vocabulaire chorégraphiques, son style
bien personnel, au service d’une musique et d’une œuvre, porteuse de sens, à
travers les sensations, la sensualité, le sentiment qu’il exprime, à la fois
profane et spirituel. En osmose avec son remarquable scénographe et
éclairagiste (Lo-Ammy Vaimatapako), il est servi magiquement par le chœur doucement maîtrisé d’Emmanuel Trenque et par un chef orchestre
espagnol, Néstor Bayona, qui résiste
aussi à la tentation ostentatoire de surligner l’hispanité exotique de l’œuvre.
Équilibre extraordinaire donc entre fosse, plateau et ce chœur lointain et pourtant
si présent. La chanteuse, dans ses solos très marqués par le tango, ne sombre
pas non plus dans l’expressionnisme « tanguiste » qui afflige
malheureusement tant d’interprètes du genre : mezzo chaleureux, elle est
belle, noble et digne, émouvante.
Pieds sur le sol, tête
dans les étoiles, l’homme, entre terre et ciel, sublimé par Lestel, dans ce
rituel profane et religieux, nous tend un miroir de notre immanence face à la
transcendance, de notre finitude confrontée à l’infini :
« Borné dans sa
nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des
cieux. »
Mais qui tente y des retours,
par la foi, par l’art. C’est la réalité terrestre du corps dans la transe, la
danse, qui cherche à en épuiser les limites pour les dépasser. Car à l’extase atteinte
par le corps, aucun mystique n’échappe, témoin Thérèse d’Avila.
Célébration physique
pour dire la métaphysique, la mystique religieuse, le dépassement profane du
corps dans la quête de l’âme, d’un Dieu caché dans la divinité de la chair en
gloire.
Si le pape a approuvé cette
musique, le compositeur, lui, a adoubé Lestel pour sa chorégraphie.
Opéra de Marseille, 24
et 25 novembre
MISATANGO
Pour dix danseurs de la
Compagnie Julien Lestel
Musique : Martin
PALMERI
Chorégraphies : Julien LESTEL
Lumières et
scénographie : Lo-Ammy
VAIMATAPAKO
Costumes : Patrick MURRU
Direction musicale :
Néstor BAYONA
Bandonéon : Yvonne HAHN
Piano : Vladimir POLIONOV ;
Orchestre et Chœur (Emmanuel
TRENQUE) de l’Opéra de Marseille
https://www.youtube.com/watch?v=wWVUoIiuwnI
https://www.youtube.com/watch?v=IhSSEkjPPzo
Photos : Lucien Sanchez ;
Celles d'IkAubert (Massy) sont signalées en légende.