Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, octobre 30, 2019

L’ARCHITECTE ET LE ROI : CONFLIT AU SOMMET



La Reine de Saba

(1862)

Opéra en cinq actes de Charles Gounod,

Livret de Jules Barbier et Michel Carré

Opéra de Marseille

27 octobre
Opéra sous contrainte

         Valéry parlait des merveilleuses contraintes qu’il se donnait pour écrire. On n’y contredira pas, les contraintes sont une discipline nécessaire. Quand on les choisit : elles permettent de domestiquer l’imagination, l’expression excessive, de contenir un flux qui peut devenir un flot et noyer le sujet. Même extérieures, elles peuvent être un stimulant défi. Mais, Mais, sans dénoncer absolument les contraintes, qui peuvent être productrices de sens, d’intensité, donc, esthétiques, celles que subirent Gounod et ses librettistes, rappelées par Sébastien Herbecq dans la plaquette introductive du programme de l’Opéra relèvent plutôt des fourches caudines imposées par le vainqueur au vaincu.


Les deux dramaturges s’inspiraient du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, plus précisément d’un épisode, Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des Génies. Mais l’Opéra de Paris, « la grande boutique » comme la surnommait Verdi, tant il y avait de personnel, de sujets,  donc de sujets de mécontentement et de revendications contradictoires, était une institution figée sur des normes, des exigences esthétiques précises : celles du grand opéra « à la française », imposé par l’Allemand Meyerbeer, avec ses canons, pacifiques, spécifiques, ses règles calquées sur le succès de son Robert le diable (1831), vieux rêve académique, en tenant les règles de retenir, répéter le succès.

D’abord, quel que fût le sujet de l’œuvre à présenter, tous les corps de métiers de l’Opéra devaient mis en valeur :  l’orchestre, bien sûr et ses divers pupitres solistes se jalousant les uns les autres ; le chœur, les chanteurs fameux, le corps de ballet et ses étoiles ombrageuses, les décorateurs, les costumiers.  Après tout, c’est une estimable contrainte d’entreprise paternalistes. Mais, estimant flatter le goût du public, pour un opéra long nécessairement en cinq actes, on demandait aux auteurs obligatoirement une grande scène de foule, de nombreux changements de décors, de costumes. Et, toujours quel que soit le sujet, un ballet en général au troisième acte pour que ces distingués messieurs du Jockey Club aient eu le temps de dîner somptueusement avant de venir voir et applaudir leur danseuse, leur maîtresse entretenue en ville, lever la jambe.


Si l’on n’oublie pas que les interprètes, forcément des célébrités, avaient leurs demandes pressantes, exigeant des airs convenant à leur voix, à leur registre d’expression, des airs d’entrée avec chœur, de sortie sur le rideau pour les applaudissement ( on sait que Mozart fit des chefs-d’œuvre  d’air des exigences jalouses des deux prima donnas  de son Don Giovanni) ; si l’on ajoute la danseuse étoile qui veut absolument un solo avec une simple flûte, convenons que c’était parfois la quadrature du cercle pour le compositeur, soumis à tant de conditions :  bref, en liberté conditionnelle autant que les auteurs dont le drame, les personnages se dissolvaient sous tant d’impératifs divers.

Opéra contraint, sujet restreint

Pour le sujet, il s’agit de la mythique Reine de Saba, Balkis, venue à Jérusalem épouser le roi Salomon, nommé ici Soliman. Passant par le temple, la reine tombe amoureuse de l’architecte Adoniram avec lequel elle veut s’enfuir, endormant le roi par un narcotique, dans une scène aux apartés vaudevillesques entre Balkis et Soliman. Mais celui-ci sera assassiné par trois de ses ouvriers révoltés auxquels il refusait le titre, « le code » de Maître. Balkis, la reine, découvre son amant mort mais lui passe l’anneau de mariage qu’elle avait enlevé du doigt de Soliman/Salomon endormi et les djinns, les génies enlèvent l’âme immortelle de l’artiste.


Bric à brac de bric et de broc

Passons sur tout l’orientalisme de bazar à la mode dans une France colonialiste : l’importation culturelle est l’alibi de l’exploitation économique des conquêtes. Nerval, Hugo, Flaubert y ont sacrifié en poésie et littérature, Delacroix et d’autres en peinture, Félicien David en musique. À orientalisme de bric et de broc, bric à brac de brocante nordique wagnérienne brinquebalante avec ses nains, ses géants, ses dragons, ses walkyries. Mais, grattée la fade féerie enfantine, il reste au moins la mûre réalité humaine. Malheureusement, ici, on frôle des sujets, les laissant de côté.

Revendication salariale et promotion

Ainsi, les trois ouvriers, des apprentis, des compagnons, demandent une augmentation salariale, une promotion, « un code » de reconnaissance à une maîtrise que l’Architecte du Temple leur refuse sèchement, plus en grand patron intraitable que Grand Maître, sans qu’on sache pourquoi. Hors l’allusion maçonnique, puisque maçonnerie concrète il y a, on peut penser à la volonté sociale tout de même aujourd’hui reconnue de Napoléon III d’organiser les ouvriers. Ce refus du statut revendiqué entraînera la mort d’Adoniram. Mais c’est une pièce rapportée qui entraîne le drame sans qu’on en connaisse l’incidence profonde. Par ailleurs, même dans une version de concert, les scènes de grand spectacle développées à grand envol d’orchestre, l’intervention puissante des chœurs a une masse qui ne laisse guère de place à l’individu, la fusion collective nuit à l’effusion lyrique soliste, le déploiement global à l’éploiement personnel.


Puissance temporelle ou gloire immortelle : duo, duel

         Malgré tout, si l’on passe sur le livret et son exotisme antiquisant fabuleux avec djinns, Baal, et autres esprits bienfaisants ou malfaisants, si l’on passe sur les archétypes, les méchants bien méchants, trois Dalton étagés en voix et stature, l’amoureuse bien amoureuse, il reste, comme nœud, le conflit entre l’artisan, l’artiste et le roi, l’architecte au service du monarque devant lequel il se courbe courtoisement mais sans plier : le roi a la puissance temporelle, ici-bas, l’Artiste revendique une gloire au-delà du temps, se mesurant audacieusement à la divinité. Il oppose l’Art à l’argent et au pouvoir que lui propose même de partager Soliman.

 Au-delà de la rivalité virile amoureuse convenue, cet affrontement a une grandiose dimension qui pose des questions : trace artistique dans le monde ou place dans l’Histoire, grandeur ou vanité de l’art, témoignage artistique temporel face à l’intemporalité de Dieu, arrogance de la créature créatrice défiant son Créateur ? Les allusions rapides à la tour de Babel aspirant au ciel, prétendant à l’éternité, vanité face à l’Éternel. Cela se tisse au fil de l’intrigue sans grand intérêt pour éclater dans le sublime duo entre Adoniram et Soliman, les deux seuls caractères complexes de cette œuvre qui ne l’est guère.


Interprétation


         Gounod paie de nous avoir trop habitués à sa veine mélodique, à sa grâce pour ne pas nous dérouter ici : puissante masse orchestrale de l’ouverture qui emporte, transporte torrentiellement, mais avec le paraphe, la signature délicate d’un solo de violon comme un clin d’œil complice. La sollicitation des cuivres, des roulements de percussions sonnent de façon wagnérienne dans des moments de fracas, de tumulte, de tempête grandiose. À la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Marseille enflammé sous sa direction, le jeune chef Victorien Vanoosten attise le feu, déchaîne et dirige la tempête et l’apaise pour des plages de calme comme ces chœurs de femmes, horizon lointain de Mireille. Les chœurs masculins, homophones, non morcelés de polyphonie, ont une puissance digne du Temple et l’on sent le bonheur à l’exprimer.

         Cécile Galois  (Sarahil) existe en deux phrases, voix sombre capable d’aigu et un sourie rayonnant ; quelques apparitions mais nécessaires à l’action d’Éric Martin-Bonnet. Traîtres en trio et triade montante Jérome Boutillier  (Méthousaël), baryton, Régis Mengus (Phanor), baryton, Éric Huchet (Amrou) ténor, se partagent sans méchanceté les phrases méchantes et criminelles, concertant avec un Salomon digne de sa haute réputation, refusant de croire au mal.

         En smoking de travesti, Marie-Ange Todorovitch, de Bénoni, un personnage inconsistant, fait une personne par la beauté de sa voix sombre, allégée juvénilement, regards émerveillés du disciple au Maître, faisant sentir l’admiration, la dévotion, sans nous rien faire ressentir de la difficulté de sa partie, hérissée d’aigus d’entrée de jeu, avec une aisance et une fraîcheur stupéfiantes.

         Personnage de légende, la Reine de Saba, c’est Karine Deshayes qui règne littéralement sur cette partition étrange, qui nous fait attendre longtemps un grand air, mais quel air ! Il est monumental et elle en maîtrise les pièges en souveraine du chant avec force et délicatesse. La voix est souple, sonore sur tout le registre, médium riche de mezzo et aigus colorés et pleins. Une douceur déchirante dans son air d’adieu à Adoniram à mi-voix, comme pour elle, mais envol d’émotion qui nous étreint tous.

         On aime la franchise, la vaillance de Jean-Pierre Furlan : voix d’airain comme la matière noble qu’il travaille, métal et feu, il est immédiatement dans le personnage orgueilleux, arrogant, patron de choc, inflexible, n’éludant pas l’affrontement ni avec ses ouvriers disons en grève, ni avec Salomon, et surtout pas avec un orchestre déchaîné a tutti : tous contre un ! Il le brave, le surmonte dans une tessiture inhumaine, des aigus délirants. S’il est assailli de doutes, c’est face à la divinité, à l’orgueil humain qui se dresse palais et temples qu’il n’habitera que brièvement le temps d’une existence humaine : un instant contre l’éternité.

         Tenaillé du même doute, Vanitas vanitatum, ‘Vanité des vanités’, Salomon même baptisé ici Soliman, est le sage de la légende mais assez sage pour n’être pas asservi à sa sagesse : amoureux lucide, il abdique sa puissance « Sous les pieds d’une femme », reconnaissant sa folie. Mais qui n’a pas un grain de folie n’est pas aussi sage qu’il croit et le roi Salomon Sage des sages, l’exprime admirablement dans un air d’introspection qui est un sommet psychologique de l’œuvre. Même vaincu par une jalousie bien humaine en apprenant la trahison de Balkis, il est clément comme un Auguste face aux conspirateurs :  qui « a tout appris et veut tout oublier ». Ayant tous les pouvoirs, il n’en invoque aucun pour se venger : pas de loi du talion, pas d’œil pour œil ni dent pour dent. Au contraire il offre à Adoniramn pour le retenir, le partage du pouvoir. Pourquoi pas de la femme ?

 Nicolas Courjal, toujours juste dans ses interprétions, avec la fatalité de la voix noire de basse qui le voue aux noirs desseins, a toujours dans le timbre, l’expression, une lumière, une nuance, une vibration humaine qui rédime le personnage le plus sombre qu’il incarne. C’est une sensibilité sans sensiblerie qu’il sait distiller avec le contrôle absolu de sa voix ductile et souple qui passe de la puissance à la confidence, du cri au murmure. Et, à ce roi de marbre de la légende il donne une chaude humanité. Ses deux monologues de Soliman/Salomon sont une profonde et poignante méditation qui mériteraient amplement de figurer dans un récital tout autant que celui de Wotan.


On ne dira jamais assez la parfaite diction de tous ces interprètes.

Cocu devant l’Éternel

Bienséance et censure bourgeoises obligent, on ne saura pas si la belle reine couche avec son plébéien architecte. Mais, sous le sceau du mariage avec le gage de l’anneau matrimonial qu’elle a repris au roi qu’elle n’a pas hésité à endormir avec un narcotique, elle a l’intention de le faire. En sorte que Soliman, le grand Salomon auquel on prête le sensuel, l’érotique Cantique des cantiques, le roi aux mille femmes[1], est potentiellement trompé par la reine de Saba et si, effectivement, il n’est pas cocu devant les hommes, il est cocu devant Dieu.
Opéra de Marseille
La Reine de Saba de Charles Gounod,
Version concert
22 25, 27 et 30 octobre

Balkis KARINE DESHAYES
Bénoni MARIE-ANGE TODOROVICH
Sarahil CECILE GALOIS
Adoniram JEAN-PIERRE FURLAN
Soliman NICOLAS COURJAL
Amrou ERIC HUCHET
Phanor REGIS MENGUS
Méthousaël JERÔME BOUTILLIER
Sadoc ERIC MARTIN-BONNET
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Victorien Vanoosten
Chef de Chœur Emmanuel Trenque

Photos Christian Dresse :
1. Todorovitch, Furlan ;
2. Trio de traîtres et patron ;
3. Courjal, Deshayes ;
4. Galois, Todorovitch, furlan, Deshayes ; 
5. Deshayes ;
6.Bonnet, Courjal, Deshayes, Furlan.






[1] Il était crédité, si l’on peut dire, de sept cents femmes et trois cents concubines (1 Rois 11,2-3).
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mardi, octobre 29, 2019

ROYAL !




LE PRINCE DE MADRID

(1967)

Opérette en deux actes de Francis Lopez
Livret de Raymond Vincy

NOUVELLE PRODUCTION

Marseille

Théâtre de l’Odéon

19 octobre

« Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! » disait Musset. Ajoutons : vive l’opérette où le peuple a chanté… Car le public de l’Odéon, souvent, chantonne, chante à voix plus ou moins basse des airs de l’opérette qui s’y donne et je m’étonnais moi-même, la première fois que j’y mis les pieds, de découvrir avec stupéfaction que je connaissais, sans le savoir, les airs, et même les paroles des chansons du Chanteur de Mexico, que je n’avais jamais vu, en dehors du trop fameux « Mexico, Mexicoooo… » qu’il n’y a aucun mérite à connaître tant il est devenu légendaire et seriné par tant de pubs  : miracle de mémoire collective inconsciente qui, quelle que soit notre culture singulière, notre prétention ou snobisme particuliers, nous replace à notre modeste niveau pluriel de communauté culturelle globale dont on se croyait sottement affranchi.

Trop requis par la volonté de démêler l’Histoire ficelée à la fiction de l’intrigue, je ne dirai pas que j’étais capable de chanter les airs du Prince de Madrid, mais, à coup sûr, tout comme mon voisin, homme de culture, en sortant, nous étions incapables de nous défaire de la musique, simple mais obsédante, du dernier numéro répété infatigablement, il est vrai, avec ardeur, par les chanteurs à la requête du public ravi. Alors, n’est-ce pas assurément la marque d’une qualité musicale que de marquer immédiatement, peut-être indélébilement l’esprit, la mémoire, d’un savoir-faire qui sait se faire valoir ? Personne ne déniera ce métier profond à Francis Lopez qui incarne ainsi une sorte de noblesse musicale populaire avec ses airs ici qui vont de la simple chanson à l’air lyrique plus exigeant plus soutenu d’orchestre même si une lente percussion ternaire valsante de lever de rideau, zin-boum-boum/zin-boum-boum, est une tradition naïve mais touchante du cirque, mais, on le dira sans injure, qu’on trouve invariablement comme accompagnement des airs chez le doux Bellini et même dans l’ouverture déchirante de La traviata de Verdi.

Quoi qu’il en soit, on était heureux de retrouver l’Odéon, ce temple de l’’opérette, le seul en France totalement voué au genre en dehors des pièces de théâtre de boulevard invitées et des ballets, dont l’avenir semble incertain. Voulue par le Maire de Marseille Jean-Claude Gaudin qu’on dit féru d’opérette — sans qu’on l’y voie jamais, ni ici ni ailleurs— soutenue à bout de bras et de souffle financier par l’Opéra et son directeur Maurice Xiberras, on ne sait ce que réservent les prochaines élections à cette institution dont nous témoignons, par son public de seniors avancés, qu’il remplit aussi une fonction sociale, notamment avec ses concerts à prix abordable (Une heure avec…) du mercredi à 7 € dans le foyer avec son rituel entracte avec thé ou café et biscuits gratuits, ses concerts Amuse-gueule à 12h15 à 12 € avec dégustation en rapport avec le thème (marseillais, espagnol, napolitain cette année): et à des horaires (14h30  pour les opérettes les samedi et dimanche) qui ne découragent pas la sortie de personnes jeunes ou âgées. Et que dire de cette pléiade d’artistes qui trouvent un lieu où s’exprimer, travailler?

Du Roy d’Espagne à l’Avenue du Prado
         Situé dans l’Espagne de la fin du XVIIIe siècle, l’action tourne autour de Goya, anobli, intronisé, pour un soir, tel une Cendrillon, par le caprice rebelle de la fameuse duchesse d’Albe qui, au grand scandale de la cour, adoube publiquement le peintre plébéien, le décrète Prince de Madrid le temps de danser pour un soir avec lui. Elle mêle la grande Histoire à la petite, vrais personnages historiques et de fiction. Dont certains ont eu un rapport particulier à Marseille, laissant une empreinte dans ses quartiers qu’il est plaisant de signaler.

À part la duchesse, on voit paraître, magnifiquement habillée, la princesse des Asturies (équivalent de la Dauphine en France), María Luisa de Parme, future reine, incarnée noblement par la plus belle que l’original Émilie Sestier, rôle simplement parlé. Elle et son époux, futur roi avaient confié le décor du dôme de la salle à manger de leur palais à Francisco Bayeu, beau-père de Goya qui a ainsi déjà un pied à la cour, sans être courtisan dans ses tableaux de la famille royale comme on peut en juger par ses représentations : la princesse puis reine n’est jamais flattée, on la voit en matrone ambitieuse, autoritaire peu gracieuse. Son époux Charles IV (absent de la pièce), couronné en 1788, est tout faiblesse face à elle et ses velléités de réformes stoppées par la peur de la Révolution française.

Manuel Godoy, simple hidalgo garde du corps, au corps remarqué à vingt et un ans par l’encore Princesse des Asturies María Luisa, éblouie par sa prestance à cheval. Il aura une promotion au galop à peine seize jours après l’accession  au trône de sa maîtresse :  Ministre universel avec pouvoir absolu.  Elle a seize ans de plus que lui. Il lui aurait donné deux enfants « royaux ». Jalouse, pour l’éloigner de sa maîtresse, le dotant fabuleusement, la reine le marie à une altesse royale mais il gardera femme et amante sous le même toit et la reine s’accommode de sa liaison comme le roi de la sienne.

Il avait tenté de sauver Louis XVI, cousin du couple royal, puis devient Prince de la Paix après avoir signé la paix avec la République française en 1795. Destitué un moment, il est replacé au pouvoir sur pression de Napoléon : alliance désastreuse avec la France puisque les flottes franco-espagnoles sont anéanties en 1805 à Trafalgar par les Anglais. Pire encore, Charles IV et la famille royale, convoqués par Napoléon à Bayonne, le roi cède sa couronne à l’Empereur qui place sur le trône d’Espagne son frère Joseph.
 La détention de la famille royale et l’imposition d’un roi français causent le soulèvement de 1808 du peuple espagnol, le premier qui ait résisté à Napoléon (début de sa fin) comme le dit Stendhal, atroce guerre dont Goya tira avec, ses célèbres 2 et 3 de mayo sur les massacres des patriotes madrilènes par les Français, puis ses terribles gravures des Désastres de la guerre. Et pour ajouter au drame, Napoléon, revenu de son île d’Elbe, en 1814, mit sur le trône espagnol l’infâme Infant Ferdinand qui, après avoir comploté contre père et mère qu’il laissa mourir en exil à Rome, réactionnaire absolu, rétablissant l’Inquisition, massacrant, chassant les libéraux, dont Goya, devait s’avérer le plus horrible monarque de l’histoire espagnole.

Marseille
         Quant au roi et la reine, ne pouvant supporter le climat du palais de Compiègne, ils avaient été logés de 1809 à 1812 à Marseille, château aujourd’hui disparu dans le quartier qui garde son nom, le Roy d’Espagne et la belle avenue qui y conduit, même si elle fut tracée plus tard, s’appellera le Prado comme la célèbre avenue madrilène qui mène au musée où l’on peut admirer les tableaux de Goya. Godoy, abandonné par sa femme, les suit avec sa maîtresse Pepita Tudó et les accompagne dans leur exil à Rome, le ménage à trois, non, quatre, continue. Il accompagnera la reine jusqu’à sa mort en 1819. Exilé de Rome par le pape, il meurt dans la misère à Paris en 1851.

Goya et « la Duchesse démocratique »
         C’est le nœud, plutôt le cœur, du Prince de Madrid. À cause, ou grâce à un quiproquo, Goya tombe amoureux de la jolie Florecita, mais il est accaparé par l’illustrissime mais peu conventionnelle duchesse d’Albe, María del Pilar Teresa Cayetana de Silva y Álvarez de Toledo (1762-1802), l’une des femmes les plus riches de son temps et à coup sûr la plus titrée du monde avec cinquante-six titres de noblesse.
Au grand scandale de la cour, elle accepte de se rendre, contre toute étiquette, dans l’atelier de Goya pour qu’il la maquille, vérité historique. Vérité aussi, la duchesse, dès sa jeunesse s’est forgée une légende de non conformisme et de liberté, sortant seule, fréquentant, incognito, dit-on tout bas, les bals populaires, invitant à ses fastueuses fêtes aristocratiques de gens du peuple. Lasse de sa guerre de sape, sapées toutes deux de bijoux concurrentiels[1], contre la reine María Luisa qui la hait, elle se retire dans son palais andalou de Sanlúcar près de Cadix, où elle invite Goya. C’est là qu’il peint son mari, le beau et cultivé duc José Álvarez de Toledo y Gonzaga en 1795 puis sa mère, et la duchesse en blanc, un doigt vers le sol. Après la mort du mari, il la peint en noir, dans un tableau où son doigt impérieux indique, sur le sable, ces mots : « Solo Goya » (‘Goya seul’).  et ses bagues portent la mention « Goya » et « Alba ». Avec l’album de dessins intimes de la duchesse, ce sont là les éléments de la légende des amours entre la fantasque duchesse et le peintre, alors plus âgé et déjà sourd.

Mais il est peu probable qu’il l’ait peinte en Maja vêtue et nue, le modèle étant probablement Pepita Tudó la maîtresse de Godoy chez lequel, après sa chute et l’inventaire de ses biens, on trouva les tableaux avec d’autres nus. Mais, à la mort prématurée de la duchesse à quarante ans (comme son mari), peut-être empoisonnée par la reine María Luísa et Godoy qui la haïssaient, le ministre s’était emparé de ses collections de tableaux et, la reine, de ses bijoux.
         Sans enfants, la duchesse, généreuse envers les humbles, dont les dessins de Goya témoignent de sa tendresse de mère envers la fillette qu’elle serre dans ses bras, avait affranchi et adopté María de la Luz, sa petite esclave noire, dont elle fit son héritière. Elle coucha aussi sur son testament Javier, fils de Goya mais également son médecin, son bibliothécaire et ses serviteurs. Pour ses goûts et ses amours plébéiennes,  on l’a souvent surnommée « La duchesse démocratique » ; elle le méritait aussi par sa générosité, devenant un mythe qu’on chante encore aujourd’hui dans des chansons.

En 1948, en pleine hypocrisie pudibonde franquiste, on exhuma le corps de la duchesse pour l’étudier, la mesurer, et tenter de la laver du soupçon d’avoir osé poser pour La Maja nue alors que la légende, fondée ou non, de sa liaison avec Goya est justement sa gloire, la sauve de l’oubli et nous la rend chère et proche.
On ne sait s’ils furent vraiment amants, mais qu’importe, ils s’aimèrent sûrement à voir ce rapport exceptionnel entre le peintre et son modèle et cet héritage d’amour de l’œuvre d’art qu’ils nous ont léguée.
Interprétation et réalisation
Et, quand au cinéma, elle est incarnée par Ava Gardner et ici, par Laurence Janot, on veut y croire, on y croit de tout cœur même si le vrai, parfois, peut n’être pas vraisemblable. On ne sait si Janot a des titres hérités, mais à coup sûr mérités : si elle n’est pas duchesse, reine, par naissance, ce dont on se moque, elle l’est par nature, ce qui est mieux, duchesse par sa noblesse innée, mieux, reine par son port, souveraine par son talent. Chacune de ses apparitions est réellement une « apparition » : dans sa mousseuse robe mauve de bal, drapée dans une cape jaune ou sa robe rouge passion. Mais ce ne serait qu’une vaine et charmeuse silhouette si ne s’ajoutait, à l’élégance du geste, la justesse du jeu et l’expressivité du chant. Elle n’est pas défigurée par une énorme voix mais, fine et raffinée, bien projetée et conduite, sa voix ambrée, ronde, est émouvante dans un air de supplique, un air des larmes à María Luisa pour sauver Goya de l’Inquisition, passant du déchirement charnel passionnel aux demi-teintes infimes de la confidence à mi-voix.

On se dirait que le combat est perdu à l’avance face à une telle rivale si, dans les tableaux précédents nous n’avions admiré la présence scénique immédiate de la Florecita d’Amélie Robins, saine et fraîche, adorable, dont on admire l’aisance à dominer, par son jeu et son chant maîtrisé et contrôlé, les scènes immenses comme Orange ou plus intimes comme ici. Svelte, gracieuse, elle est rayonnante dans sa robe de dentelle blanche, solaire dans sa robe jaune à pois, teintée de bleue turquoise dans sa cape ou jeune fleur jaune aux pieds majestueux de la rouge duchesse. Si Goya est le Prince de Madrid, elle en est la Princesse. Sa voix, égale sur toute sa tessiture, large, est brillante, joliment perlée dans des mélismes espagnols, jamais faciles, qu’elle déroule avec un naturel confondant.
Ces deux belles dames sont prêtes à s’arracher les yeux pour les beaux yeux du Goya, plus flatté que nature, œil noir caressant de souriant latin lover, campé par Juan-Carlos Echeverry, à l’agréable accent hispanique qui ne messied pas au personnage. Il est jeune, mince, élégant dans toutes ses tenues diverses, les cheveux dans la résille espagnole lui donnant un air traditionnel d’espiègle Figaro, aux grands yeux noirs rieurs, séduisant sans jouer les séducteurs. Sans être démesurée, il a une belle voix qui va bien à son physique, égale et agile, à la virile couleur, ronde, et c’est sur un souffle long qu’il paraphe certaines phrases de roulades flamencas, arrachant des « Olé ! » à certains connaisseurs du public. À son élève, l’innocent Horazio est dévolu un air flamenquisant en espagnol dont Fabrice Todaro, à l’accent près qu’il aurait dû apprendre du maître, se tire bien, assez pour le rendre moins timoré pour répondre avec audace aux agaceries de la piquante Priscilla Beyrand.  

On pardonne au Costillares (‘côtes’ sinon ‘côtelettes’) de Frédéric Cornille, pour la puissance de son chant de baryton et sa prestance physique, de nous avoir fait applaudir un torero, un matador, ‘un tueur’ donc, que nous abhorrons. Mais, comme me le dira le Goya/Juan-Carlos Echeverry, lui aussi affublé d’un costume de lumière, il n’y a que les toreros sur scène que l’on peut aimer. Godoy, Philippe Béranger, n’est pas ici le jeune et fringant hidalgo faisant se pâmer María Luisa, mais il en a la trogne, la grogne et la rogne du puissant, en gueule aussi, ministre de la maturité.
On attend toujours avec gourmandise, vivacité d’écureuils complices, le couple de chanteurs, acteurs, danseurs autant qu’acrobates, Juppin/Morgane, Grégory et Julie pour le public qui les a adoptés depuis longtemps. Le premier, picaresque Paquito, piquant piqueur de bourses en pince pour sa Paquita de Julie, soubrette délurée et allurée qui ne s’en laisse pas compter, aussi souple de voix et jeu que de marche et démarche dansante et dansée, qui saura faire marcher le marcheur paresseux pour le mettre au boulot.
L’affiche ne serait pas complète, et la ficherait mal, sans tous les obscurs et sans grade sans lesquels les lumières de la rampe ne brilleraient pas complètement : Davina Kint (Dolores), Marilyne Fauquier(Première Jeune fille), jolies filles sous la bonne escorte du double Jean-Luc Épitalon (Alfonso / Fernando), la bonne garde de l’ineffable et fidèle Michel Delfaud (L’Officier) et le contrôle de Damien Rauch (Le Contrôleur).
Ah, le couple Marquis/Marquise de Simone Burles et Antoine Bonelli si chouchoutés de leur public marseillais ! Ils ne chantent pas mais leur allure est une autre chanson : décadents, décatis, près de la décomposition, ils composent un tableau cruel de la monarchie, dignes de cette famille royale en déliquescence peinte par un Goya, lucide libéral, qui dut s’exiler à Bordeaux où il mourut pour fuir les foudres réactionnaires de ce futur Ferdinand VII figurant flatteusement dans le cadre.
Autre couple sans voix chantée, mais qui ne reste pas coi, et quelle voix multiple de racaille, le canaille Esteban de Claude Deschamps qui, du dur duo de larrons en foire avec Paquito passe au duel d’abord puis à la paix matrimoniale avec la duègne tante Inés de Florecita qui a plus d’un tour et de duros d’or dans son sac pour le décider à cesser de voler pour convoler en mariage avec elle.
 Elle, c’est Caroline Clin, qui signe une mise en scène alerte et fine avec une intelligence sensible dans un décor épuré : sur deux niveaux séparés par quelques marches, deux simples arcades nues parées de deux grandes mantilles pour des variations de lieu, d’atmosphère et de lumières (bleues, rouges). Rideaux et toiles peintes, certaines inspirées des taureaux de Goya. L’atelier de Goya est subtilement rendu avec des ébauches ou des étapes plus ou moins achevées des célèbres cartons pour tapisserie du Goya première manière, manière heureuse de temps heureux : on reconnaît Les vendanges, l’Ombrelle, etc. Lors de la visite de la duchesse, une toile voilée, par son format, laisse pressentir un dévoilement et, au divan et coussins préparés, on devine l’approche de La maja vestida dont, avec une élégante langueur, la duchesse Laurence Janot prend la pose en s’y allongeant, les bras sous la tête, tandis qu’à jardin, le voile tombe révélant La maja nue… Dans une grande beauté plastique, comme un spectacle mimétique offert à la duchesse d’Albe, un autre célèbre tableau, La gallina ciega, ‘Le colin-maillard’ sera concrétisé sur scène par une danse.

Et c’est sans doute un point fort de la musique et du spectacle : laissons la valse, bien que non incongrue car c’est l’époque où elle naît, mais Francis Lopez semble avoir donné un traitement musical privilégié à ces danses espagnoles qu’il connaissait bien : fandangos, boléros, séguedilles, de l’époque, sévillanes moins anciennes. Elles sont particulièrement soignées et historiquement précises par les chorégraphies de Felipe Calvarro, lui-même danseur, bien connaisseur de l’école bolera du XVIIIe siècle, berceau de la danse classique espagnole, les castagnettes de ses remarquables danseurs sonnant aussi très exactes. La jota aragonaise, danse virile assez acrobatique, en défi souvent avec les femmes, est superbe en costume baturro traditionnel.

Et c’est une autre des réussites du spectacle : des costumes de la toujours excellente Maison Grout, somptueux, avec des changements nombreux pour tous les principaux protagonistes, d’une irréprochable vérité historique pour les héros, d’une jolie fantaisie pour les choristes. Ces derniers forcément repoussés souvent dans l’immobilité du deuxième plan pour laisser place aux nombreuses danses, joyeux sous la baguette enflammée mais précise de Bruno Conti, qui conduit un orchestre invisible mais bien présent, à la fête.
         C’est pourquoi on peut chanter avec eux « C’est la fiesta ! », surtout pas la « feria » au sens féroce taurin que ce joli mot, a pris hélas. À Duchesse démocratique, royal, régal, ce Prince !


Marseille Théâtre Odéon,

Le Prince de Madrid

de Francis Lopez

19 et 20 octobre



Direction musicale :  Bruno CONTI

Chef de chant :  Caroline OLIVÉROS

Mise en scène :  Carole CLIN 

Assistant mise en scène : Sébastien OLIVÉROS

Chorégraphie : Felipe CALVARRO

Décors : Théâtre de l’Odéon

 Costumes : Maison GROUT

DISTRIBUTION
La Duchesse d’Albe : Laurence JANOT

Florecita : Amélie ROBINS
Paquita : Julie MORGANE
Doña Inez :  Carole CLIN
La Marquise : Simone BURLES
Maria Luisa : Émilie SESTIER

Léocadia : Priscilla BEYRAND
Dolores :  Davina KINT
Première Jeune fille :  Marilyne FAUQUIER



Goya : Juan-Carlos ECHEVERRY
Paquito : Grégory JUPPIN
Horazio : Fabrice TODARO
Esteban : Claude DESCHAMPS

 Costillares : Frédéric CORNILLE
Le Marquis : Antoine BONELLI
Godoy :  Philippe BÉRANGER
Alfonso / Fernando : Jean-Luc ÉPITALON. L’Officier: Michel DELFAUD

Le Contrôleur : Damien RAUCH

Chœur Phocéen (Chef de Chœur Rémy LITTOLFF)

Orchestre de l’Odéon page2image17216

Danseurs : Sophia ALILAT, Laureen DEBRAY, Sabrina LLANOS, Valérie ORTIZ, Felipe CALVARRO.


Photos Christian Dresse
1. Au centre, Juppin; attablés, Bonillo et Burles ;
2. Robins ;
3.Etcheverry (Goya) face à Godoy  (Béranger ; 
4. Etcheverry, Janot ;  
5. Cornille, Robins, Etcheverry ;
6. Janot, Etcheverry  ;
7. Goya, l'estocade ;
8. Desmons, Clin, afaire conclue ;
9. Le coquin conquis : Morgane, Juppin ;
10. Morgane, Todaro, Beyrand ;   
11. Robins, Janot ;
12. Sestier, Janot ;
13. Colin-Maillard ;
14. Etcheverry, Robins. 





[1] María Luisa exhibait avec orgueil un collier précieux que lui avait envoyé Marie-Antoinette de France : la duchesse en fit faire des copies en grand nombre qu’elle distribua aux servantes pour humilier la reine.

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