Le rêve de VictorEn démocratie, on a les gouvernants qu’on mérite, au pays des médiocres, les imposteurs sont rois. Laissons-leur le fantasme étroit de Ministère de l’Identité nationale : les vraies patries son celles du cœur. « Le plus grand poète français » (« hélas ! » soupirait Gide l’étriqué), le seul qui mérita des funérailles nationales et vraiment populaires, comme Verdi en Italie, Victor Hugo, admiré dans le monde entier, se rêvait Espagnol. On connaît le début de sa biographie :
Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, […]
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole…
Droit du sol, sinon du sang, Hugo se sent d’emblée une appartenance historique, géographique par sa naissance dans cette capitale de la Franche-Comté qui connut son âge d’or sous la domination espagnole. C’est justement l’invasion de l’Espagne par Napoléon, et le soulèvement populaire du « premier peuple qui osa se révolter » contre lui comme le dit admirativement Stendhal, qui amène le général Léopold Hugo à Madrid et, dans son sillage, en 1811, sa femme et ses trois fils. En 1843, « Totor » fera une brève escapade avec Juliette Drouet, l’élue de son cœur, dans la patrie de ses rêves.
Sur la route, la mère et les enfants font étape à Hernani, Torquemada…, deux noms des drames du futur dramaturge, dont le premier fit la célèbre « Bataille » du romantisme… À 9 ans, Victor et ses frères se retrouvent dans un fameux collège de jésuites, rue de Hortaleza, à Madrid. Ce souvenir traverse Ruy Blas qui s’attendrit sur la reine :
Elle va tous les soirs chez les sœurs du Rosaire,
Tu sais ? En remontant la rue Ortaleza. L’enfant Hugo dut sans doute retrouver, de la naissance onirique, des racines inconscientes, en tous cas une nourriture de son puissant imaginaire dans cette Espagne dont il dit :
Beau pays dont la langue est faite pour ma voix.
Et tellement que sa fille Adèle rapporte dans son journal que son père, enfant, qui parlait mieux l’espagnol que le français, lui avait confié qu’il commençait à perdre le français au profit du castillan et que, resté en Espagne, il serait devenu un poète espagnol (
Le journal d'Adèle Hugo, Éditions Lettres Modernes Minard, 2002). Cet amour de l’Espagne de Hugo est autant une structure affective qu’intellectuelle, qui imprègne son œuvre, au-delà de sa poésie, des
Orientales à
La Légende des siècles qui doivent tant au
romancero espagnol que son frère Abel, aussi passionné que lui, traduisait en prose et que Victor s’empressait de mettre en vers, livrant que c’était la source de son
Hernani. Abel, projetait une œuvre immense,
Le Génie du théâtre espagnol, traduction du théâtre baroque du Siècle d’Or où Victor trouvera l’inspiration du sien, développant dans sa Préface de
Cromwell, la théorie anti-aristotélicienne de Lope de Vega,
Arte nuevo de hacer comedias,1609, (‘Art de faire du théâtre à notre époque’) dont il fera la manifeste du théâtre romantique de son temps.
Victor Hugo, toute sa vie, exprimera son admiration pour la culture de l’héroïsme du peuple espagnol, ayant repoussé Charlemagne, ayant chassé Napoléon, deux empereurs, mais qui avait possédé le plus grand des empires et le plus grand empereur de tous : Charles Quint. L’un des héros d’
Hernani, l’un des fantômes de
Ruy Blas. Et c’est le dramaturge autant que l’historien qui disait :
« Corneille n’aurait pas créé la tragédie et Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique » sans le peuple espagnol.
Il voyait même la décadence de Corneille dans son abandon de sa chaude inspiration espagnole pour le formalisme glacé de l’Antiquité romaine.
Hernani présente un Charles Quint (d’Allemagne) mais Charles I d’Espagne en gloire, né en 1500 ; dans
Ruy Blas, c’est Charles II de la décadence, mort en 1700, sans descendance : deux monarques, un début et une fin de dynastie, les Habsbourg d’Espagne, deux siècles de l’empire espagnol, du sommet au déclin.
Le rêve de FrançoiseRêve par la réussite harmonieuse globale de la réalisation, mise en scène, jeu, décor, lumières, musique, de cette pièce si complexe dans sa simplicité :
Françoise Chatôt. Intrigue sombre mais transparente d’une vengeance, d’un complot, dans une langue somptueuse, riche mais pauvre en psychologie, le méchant est toujours méchant, le bon, toujours bon, sans évolution ni doute, des personnages presque de façade dont la direction d’acteurs (tous remarquables, tous de la meilleure diction) arrive à faire des personnes.
Personnages romantiques, tout en surface, à moins peut-être de prêter aux héros sur le plat de la scène, la profondeur implicite que suggèrent explicitement des mots, cette obsession dans les didascalies de « fond » (porte du fond), « profond », « profondément », vague trouée d’un ailleurs obscur et inquiétant avec des échos troubles dans les répliques : « sape profonde » du complot, « profondeur du puits », émergence de l’angoisse de l’inconnu dangereux, image noire antithétique de la pure lumière de l’amour du « vers de terre » « du fond de l'ombre », qui ne peut parler de que du « fond de [son] amour" : métamorphosé en ver luisant par l’illumination amoureuse. Il est comme éclairé, auréolé par la corolle blanche de la robe de la reine.
La scénographie simple et superbe (
Claude Lemaire) en semble une traduction visuelle : porte ou porche comme une bouche d’ombre au fond, cadre sombre de vagues colonnes s’écartant ou se resserrant en menaçantes grilles carcérales, piège fatal sans issue sur un plateau en laque noire, impassible noirceur d’ébène des cœurs de la cour, de la rigide étiquette espagnole, que seule une tache rouge de sang anime de sa vive et mortelle couleur. Une trappe, les entrailles d’un monde clos infiltré par des ombres : défilé des membres du cabinet emportant ou détruisant les dossiers compromettants, introduction insolite de l’intrus, de l’incongrus solaire dans le règne de l’obscur. Les lumières (
Jean-Luc Martinez) colorent doucement ou décolorent en clair-obscur les gradations du drame.
Dans ce cadre sobre, glacé, les trouvailles scéniques prennent un relief singulier : l’arrivée des automates de la cour sur « la marche au supplice » de
la Symphonie fantastique de Berlioz (fidèle supporteur de Hugo), la saisissante scène de Bourse, l’encan, le cynisme ignoble des nobles, « ô ministres intègres » se partageant la part de gâteau d’un empire désintégré. Des images de toute beauté : l’arrivée lumineuse de la reine, la danse onirique entre elle et l’amant rêvé (réglée par
Philippe Chevrier) dont les deux héros se tirent avec grâce et pudeur, la robe éclose sur le sol sanglant où s’étreignent les deux héros émerveillés d’amour…
Le rêve de Ruy BlasLe nombre d’acteurs multiplie toujours les risques d’actions de dérapage. Mais tous restent sous contrôle, bien en place, même les comparses jouant plusieurs rôles
Sébastien Todesco, Florian Haas,
Pierre-François Doireau, cocasse ivrogne,
Damien Rivalland, admirable en Camarera Mayor, pincée, desséchée, revêche, et marquis attentif à tout le plateau, vibrant à l’unisson du texte des autres.
Julie Cordier prête à Casilda, type de la soubrette droit tirée du théâtre espagnol qui deviendra prototype dans toute l’Europe jusqu’à l’opéra, une fraîcheur juvénile délicieuse.
Don Guritan, vieux beau, vieux galant, vieux noble, amoureux transi de la reine mais toujours jeune de cœur (on a toujours l’âge de ce qu’on aime), toujours prêt à en découdr
e contre ses rivaux, est incarné par l’allure, la figure (comme on dit en espagnol) de
Jacques Hansen, sa noblesse, son charme souriant, son panache à défier qui rendent plausible le passé d’aventures galantes dont il se targue.
Raymond Vinciguerra a la silhouette hautaine, la morgue blessée et meurtrière de Don Salluste, toute la noirceur dans sa magnifique voix sombre aux arêtes implacables. En contrepoint, son cousin Don César de Bazan est le trait de génie de Hugo dans ses emprunts au théâtre espagnol : du
gracioso, le personnage comique du valet, parodie "prolétaire" du noble, il a fait un noble prolétarisé, encanaillé, un
pícaro à la picaresque vie choisie par système pour le fuir justement, dénonciation vivante de la société, et le vrai noble de cœur. Dans ce rôle écrasant, central,
Philippe Séjourné déploie une palette époustouflante, naïveté, roublardise, vaillance, dans un bonheur d’expressions qui fait le nôtre ; étourdissant de verve dans ses tirades, la scène de méprise avec Don Guritan , entre ces deux compères, est d’anthologie.
La reine, c’est, à tous les sens,
Agnès Audiffren : elle paraît, quelque chose se passe, magnétisme, charisme indubitable de cette actrice, beauté du physique alliée à celle de la voix profonde, grave, maîtrisée dans la moindre inflexions, elle fait vivre le texte en émotion dans ses replis soupirés avec un naturel qui farde un art subtil. Partenaire de rêve de ce rêveur de Ruy Blas dont tant de didascalies soulignent l’attitude rêveuse qui se définit lui-même :
Au lieu d'un ouvrier on a fait un rêveur. (I, 3)
Il confie :
J'ai des rêves sans nombre (III, 3),
Émanation directe de
La Vie est un songe de Caldéron, le héros subit aussi le transfert de rêve de l’ombre au palais (« Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé » III, 4) et le brutal réveil ensuite par Salluste : « Ah çà, mais-vous rêvez ! » (III, 5), dont il sort vaincu, sans lutter :
C'est fini. Rêve éteint ! Visions disparues ! (V, 1)
Retour insupportable à la réalité : « J’ai donc rêvé » avec, pour issue, le suicide. Le nom significatif portait déjà le signe de sa vie : Ruy (prénom noble,
Rodrigue) pour un nom plébéien : Blas. Il n’est pas, comme Hernani, « une force qui va », c’est plutôt une force qui tombe lentement, qui sombrait doucement dans la neurasthénie triste des grandes âmes trahies par la vie, avant ce rêve qui le porte au sommet, avant la chute à laquelle il s’abandonne comme à la fatalité.
Fabrice Michel, habitué des grands rôles, habite avec grandeur celui-ci : d’abord la voix atone, presque éteinte, dos vaguement voûté, démarche lasse sous le poids des illusions fanées, valet ployé dans la servitude, cultivant le jardin secret d’un amour qui illumine son sourire et sa voix quand il l’avoue à son ami, il se redresse au rêve offert par le cauchemar de Salluste, il brille, il ironise, il cingle les ministres, corrompus, s’attendrit, puis sombre devant la vie qui n’est pas à la hauteur de ses rêves généreux et meurt, presque sans déranger personne. En faisant pleurer Agnès et nous.
Costumes ?Les costumes d’
Éliane Tondut sont très beaux, raffinés et austères, (sauf la reine et Casilda), une superbe réussite eu égard aux contraintes budgétaires. Mais ils sont plus propres de la cour des Habsbourg d’Autriche au XIX e siècle que de celle d’Espagne deux siècle avant. Ils sont décoratifs mais pas significatifs et même « désignifiants » par le déplacement chronologique : l’invraisemblance de l'intrigue, acceptable dans la poétisation de la distance légendaire, est soulignée par ce rapprochement temporel à l’époque du positivisme et du réalisme : le romantisme est toujours éloigné, déplacé, dans le drame historique. Quand Alexande dumas fils écrit
La Dame aux camélias, drame contemporain, c'est du réalisme et fait scandale comme sa version lyrique,
La Traviata, comme le fera encore
Carmen : les amours "romantiques", c'était dans le passé. Évoquer le démembrement de l’Empire espagnol de Charles Quint en plein XIX e siècle est lourd de confusion pour un public de jeunes. Je regrette que Chatôt ait sacrifié à la mode (qui a déjà 40 ans, inaugurée par Jean-pierre Ponnelle) de déplacer les œuvres à l’époque non de l’intrigue mais de la création. Ce qu’on n’ose faire avec Beckett, dont les pièces sont toujours abstraites, intemporelles et agéographiques, pourquoi le faire avec d’autres ? Mais il est vrai que, prudent, il avait frappé d’interdiction ces prétentions de metteurs en scène s’arrogeant des droits abusifs contre la volonté de l’auteur.
Le théâtre a perdu depuis longtemps sa fonction cathartique. Il est dommage que, pour de superficielles coquetteries de mode, il renonce non seulement à son rôle d’éducation populaire mais qu’il contribue aussi au brouillage de la mémoire collective et des repères historiques des jeunes. Un peuple qui renonce à l’Histoire est un peuple amnésique qui risque les plus grandes aventures.
7 avril 2007
Photos de scène : crédit François Mouren-Provensal
1. Rêve d'amour : Ruy et la Reine;
2. "ô, ministres intègres…" : la Bourse;
3. La colombe et l'oiseau de proie.
Photos de Madrid :
4. La maison où vécut Hugo enfant, aujourd'hui Calle Víctor Hugo, près de la rue Hortaleza où il allait en classe.
5. Cet ancien palais va être loti en appartements…
Photos 4 et 5 : Nelly Rajaonarivelo.