LA BOHÈME (1896),
« Scènes lyriques en quatre tableaux »
musique de Giacomo Puccini,
livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa,
d’après le roman d’Henry Murger Scènes de la vie de bohème (1851)
et de son adaptation théâtrale La
vie de bohème.
Opéra Grand Avignon
15 février
L’œuvre
« La bohème », c’est ainsi que les
bourgeois dénommaient ces jeunes gens, artistes ou aux prétentions artistiques,
désargentés, menant une vie non conformiste hors des normes, des conventions
sociales rigides. D’ailleurs, aujourd’hui, plaisamment, le terme « bobo » qualifie des
« bourgeois bohème », vivant ou affectant une liberté de mœurs qui
contredit la rigidité généralement attribuée à leur classe.
L’action se déroule à Paris vers 1840, donc une
décennie après les « Trois glorieuses », les trois journées
révolutionnaires qui ont chassé du trône le stupide roi Charles X de la
Restauration monarchique, qui, voulant anéantir les conquêtes de la Révolution
encore chaude de 1789, prétendait imposer la censure de la presse, entre autres
mesures contre-révolutionnaires. C’est donc dans un Paris juvénile et
bouillonnant, au romantisme exacerbé, que nous faisons la connaissance de
quatre jeunes gens qui partagent une pauvre et glaciale mansarde parisienne :
Rodolfo, Marcello, (Rodolphe et Marcel en français, poète et peintre
respectivement), Schaunard, le musicien, et Colline le philosophe, les quatre
garçons sinon dans le vent, dans les courants d’air, sans le sou qui ne peuvent
plus payer le loyer. Peu importe, l’embobinant,
enrobant de bonnes paroles et imbibant d’alcool leur logeur venu réclamer son
dû, trois d’entre eux courent vite dépenser un petite pécule reçu
miraculeusement et attendent Rodolphe qui s’attarde pour finir un travail, au
célèbre café Momus, près du Louvre.
Survient une fragile et jolie voisine, la
« grisette » Mimi, demandant du feu pour sa bougie éteinte. Sa
chandelle rallumée, elle s’éteint d’un courant d’air ou elle l’éteint elle-même
pour le plaisir de rester avec le poète ; elle perd ses clés et tous deux, à
quatre pattes, la recherchent dans l’ombre. Leurs mains se touchent et, malgré
la froideur («Que cette main est froide, laissez-moi la réchauffer…) de cette
main, c’est la flamme de l’amour qui les embrase. Chacun se définit, Rodolphe
comme poète et Mimi, dans un adorable récit lyrique, se raconte : elle est
brodeuse, des fleurs sans parfum, mais les fleurs de sa mansarde sont sa
coquetterie lorsque arrive le beau temps.
C’est la mythologie et la martyrologie de l’œuvre puisque Mimi mourra
phtisique, mal peu romantique du temps, comme la « traviata » Violetta , en ayant quelque peu
expérimenté également le confort de se faire entretenir par un riche vicomte.
Faux réalisme de faux déclassés
On classe abusivement La Bohème dans le courant
« vériste » de l’opéra italien de son temps. Je l’ai déjà dit, cela
se discute : le naturalisme est impossible dans l’opéra où les gens ne
parlent pas mais chantent, surtout en vers. Le vérisme n’est qu’une convention
artistique de choix de sujets proches du quotidien, d’un style de chant, le
seul réalisme est celui des sentiments, comme d’ailleurs l’exprimait Puccini
lui-même.
D’ailleurs, à part la belle scène de jeu et de
séduction entre Mimi et Rodolphe, où leurs mains se cherchent en feignant de
chercher les clés dans le noir, comment croire, malgré l’exaltation née du
désir et du contact, à l’explosion immédiate de leur amour clamé et déclamé,
comment faire crédit au galopant « Je suis à toi !» à un Rodolphe
connu un quart d’heure avant ? Nous sommes dans le pacte théâtral qui accélère
le temps, qui le raccourcit pour ne pas s’installer dans la durée de la
démonstration. Quant aux protagonistes, ces jeunes artistes en attente de
célébrité, le poète (Rodolfo), le peintre (Marcello), le philosophe (Colline)
et le musicien (Schaunard) partageant cette misérable mais pittoresque
mansarde, comment croire au réalisme social et psychologique de ce « panel »
trop délibérément représentatif ? Et brûler allègrement sa pièce de théâtre
comme Rodolphe ou son dernier tableau comme Marcel juste pour faire du feu et
des phrases enflammées, qui peut souscrire au réalisme de la scène ? C’est
pratiquement du théâtre dans le théâtre : un jeu dans le jeu. Et le si pauvre
Rodolphe glacé et mort de faim offrant à Mimi, dès la scène immédiate de Momus,
un béguin, un bonnet et d’autres babioles apparemment?
Pour ces faux déclassés, il est clair, hier
comme aujourd’hui, pour ces fils de bourgeois qui peuvent se permettre de ne
pas travailler pour vivre la vie d’artiste sinon encore vivre de leur art, «
la bohème », la misère en passant n’est que les grandes vacances d’enfants gâtés : un luxe de
nantis. La seule
vraie prolétaire, c’est Mimi la brodeuse, la cousette, la grisette, et sans
doute modèle posant nue, Musette, petite muse et amusette, de ces messieurs
bien en parenthèses artistiques d’une vie dont on sent qu’elle rentrera dans le
rang alors que l’une, phtisique, meurt, et que l’autre, ses appas fanés,
sombrera probablement dans la prostitution.
Le seul vérisme, disait Puccini, c’est celui
des sentiments. En effet, vérisme ou pas comment n’être pas émus par le destin
de Mimi et sa mort ? Entourée de ses amis, elle revient mourir dans la
mansarde des temps pauvres mais heureux. Au-delà des clichés d’une misère
pittoresque, on touche là, on est touché, par la vérité inéluctable du lieu
commun : la fosse commune.
Réalisation
L’un des mérites de la mise en scène de Nadine
Duffaut, c’est
d’avoir « déréalisé » ce réalisme extérieur de pacotille, d’avoir
allégé l’œuvre des oripeaux, des vestiges d’un vérisme vermoulu devenu
folklore, pour faire place à la vérité, même théâtrale, des personnages, des
situations, des sentiments, de la musique dans sa pureté. L’épure justement :
l’extraordinaire scénographie d’Emmanuelle Favre, qui déroute d’abord par un abord
abstrait de décor de film expressionniste, grands panneaux, formes géométriques
pures, triangles, rectangles, inclinés, en équilibre instable de monde
menaçant, aux angles acérés comme lames ou couperet imminent ou immanent de
justice révolutionnaire sur une injuste société grise, mais grise aussi
d’alcool, replète et discrète bourgeoisie à l’austère et sobre apparence,
apparemment digne dans ses costumes stricts (Kristina Berzenyi), qui réfèrent peut-être autant aux
révolutions de 1830, 1848, qu’à la proche Commune : révoltes des jeunes
contre les gérontes nantis et profiteurs. Dans la scène du café Momus, un
drapeau tricolore (après le drapeau blanc monarchiste qu’avait voulu imposer à
nouveau Charles X), une possible silhouette fugitive de Gavroche, de rapides
feuillets rouges, autant de signes discrets d’une agitation que le défilé
militaire, étrange et inquiétante parade de l’ordre bourgeois en plein Quartier
latin bouillonnant un soir de Noël, ne parviendra pas à mater. Un furtif petit
marmiton, espérant un jouet de Parpignol comme les petits bourgeois, est vite
rattrapé et ramené à la réalité et nécessité de faire bouillir la marmite des
autres pour aider à nourrir la sienne, de la famille : une rapide
signature de Nadine Duffaut que ce regard attendri et lucide sur une réalité
toujours occulte de l’opéra, art bourgeois par excellence.
Dans des lumières oppressantes mais poétiques
de Philippe Grosperrin, le décor tourne avec fluidité, sans solution de continuité, passant de
la mansarde au café, à la place, à la barrière Denfer de l’octroi. Ici, pas de
flocons « réalistes », pléonastiques, pour dire le froid : nous
en avons, visuellement, à frissonner, le « ressenti » dans cette
femme chancelante, mal réchauffée sans doute par la flamme glacée de
l’absinthe, sous les coups de l’ « assommoir » de Zola ou de
Degas, ces gens qui courbent les épaules, ces couples en goguette, éméchés, où
l’homme tente de protéger d’un bras la femme et, en transparence et cruel
contraste, la magnifique scène picturale étagée du restaurant chaud, aux
chaleureuses couleurs, où chante et danse Musette pour amuser le public.
Là, oui, on tremble de la solitude glacée de
Mimi.
Interprétation
Encore une fois, on ne peut qu’applaudir la
cohésion à la fois vocale et interprétative de ces chanteurs bien dirigés
scéniquement et lyriquement, avec, cependant le regret que le chef Balàzs
Kocsàr ait eu
parfois la baguette un peu lourde, forçant le plateau à forcer la voix dans
cette musique qui ravissait Debussy.
Les chœurs (Aurore Marchand), présents à l’acte II, chantent
justement le chahut et l’on aime la maîtrise des enfants (Florence
Goyon-Pogemberg),
dont le petit soliste, qu’on ne force pas à chanter juste : cela sonne
joliment naturel sinon naturaliste. Tous les personnages sont choisis avec
soin, les silhouettes du vendeur ambulant Gentin Ngjela, du douanier Jean-François Baron, du sergent Xavier Seince, le Benoît de Lionel Peintre, poursuivant poursuivi par les
bohèmes, et persécuté par sa femme, le Parpignol de Patrice Laulan, assailli par la nuée d’enfants. Francis Dudziak campe un élégant Alcindoro dépassé
par sa diva de Musette scandaleuse.
Le quatuor des artistes est remarquable aussi de
cohésion vocale et musicale : Yann
Toussaint est un Schaunard dont on
déplore le peu d’espace que laisse la partition au musicien du groupe. Dans son funèbre et
laconique adieu à son manteau, en Colline, Ugo Guagliardo, malgré un départ rapide de la première mesure, déploie
un beau tissu sombre de basse veloutée. Mais, sans grand air, dans une
conversation musicale continue, Lionel Lhote, impose un Marcello de chaleureux et sonore baryton,
large, persuasif. Le rôle piquant de Musetta, coquette craquante, à croquer, Cristina
Pasaroiu le gratifie d’un timbre fruité,
au petit vibrato voluptueux, plus provocante que caressante avec les hommes
bien sûr, qu’elle fait marcher à la baguette en public ou, qui sait, à la
cravache dans l’intimité comme le malheureux Alcindoro, mais elle est émouvante
dans sa prière pour sauver Mimi. Celle-ci, c’est la jolie et flexible Brigitta
Kele, tendre et moelleuse voix, aisée,
délicate. Audacieuse grisette éteignant elle-même sa chandelle pour avoir le
prétexte de demander le secours de l’aimable jeune voisin, elle sait être
timide ou le jouer, crédible malade car non défigurée par une énorme voix. Face
à cette fleur délicate, Florian Laconi,
qu’on ne cesse de découvrir, est un
Rodolfo puissant, déployant toute la séduction d’un ténor lirico spinto, voix égale sur tout son registre et capable de la même
force sur toute l’échelle abusant peut-être de sa facilité dans le forte, mais
émouvant, emportant tout sur son souffle, remportant tous les suffrages.
Une nouvelle production de La Bohème
qui justifie, finalement, des
retrouvailles avec cette œuvre si vue et entendue qu’on résiste parfois à la
revoir et entendre.
Opéra Grand
Avignon
La Bohème de Puccini,
15 et 17 février
Nouvelle production
Sous L’égide du Club
Soroptimist International
et au profit du programme « Education des
filles et Leader Cheap »
Orchestre Régional Avignon-Provence
Chœurs et Maîtrise de
l’Opéra Grand Avignon
Sous la direction de Balàzs
Kocsàr.
Mise en scène : Nadine Duffaut ;
décors : Emmanuelle Favre ; costumes : Kristina Berzenyi (et participation de Katia
Duflot) ; lumières : Philippe Grosperrin.
Distribution
Florian Laconi : Rodolfo ; Lionel Lhote : Marcello ; Yann Toussaint : Schaunard ; Ugo
Guagliardo : Colline ; Patrice Laulan : Parpignol ;
Benoît : Lionel Peintre ; Francis Dudziak : Alcindoro ; le
sergent : Xavier Seince ; le douanier : Jean-François
Baron ; vendeur ambulant : Gentin Ngela.
Photos : © Cédric Delestrade / ACM Studio
1. Les
quatre compères : Guagliardo,
Laconi , Toussaint, Lhote ;
2. Mimi (Brigitta Kele)
et Rodolfo (Florian Laconi) ;
3. Le café Momus : à
droite, attablés, Alcindoro (Francis Dudziak ) et Musette (Cristina
Pasaroiu) ;
4. Défilé militaire ;
5. Musetta et
Marcello ;
6. Mort de Mimi.