Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne). B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito". Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.
Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste
DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000:
THÉÂTRE:
LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003
SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001.
// LIVRES DEPUIS 2000 :
LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages.
FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001.
ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages.
BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française).
D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008.
LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.
Heureuses et curieuses années 60-70, curieuses de tout, frayant des voies, découvrant des voix dans tous ordres de recherches et, pour ce qui concerne ce texte, dans l’écriture à partir du fondement de l’écrit : la langue. Robert Pinget a été classé dans ce que l’on a appelé, de manière un peu imprécise, le Nouveau Roman. Mais son travail, s’il fait partie de cette époque, si sa production partage des enjeux de cette mouvance littéraire, s’en sépare par un humour de bon aloi, excellemment rendu dans ce petit texte heureusement mis en scène dans le petit Lenche, fidèle à cet auteur.
Abel et Béla, presque reflet biaisé l’un de l’autre, titre en anagramme qui flirte avec le palindrome, mot qui peut se lire dans les deux sens, est programmatique de la jonglerie verbale de ce texte, savoureuse subversion de réflexes linguistiques de la somnolence de la langue des habitudes. Il dit la gémellité, le couple, la binarité : en somme, le miroir, le reflet. Pas de reflet sans réflexion.
Réflexion sur le théâtre que font sans cesse miroiter ces deux personnages sur deux chaises sur un plateau nu, à quelque éléments près. Ils rêvent à haute voix, en duo, de la pièce parfaite qui les tirerait de leur condition banale d’acteurs au chômage. Ces deux individus pourraient être interchangeables dans leurs échanges sans la personnalité contrastée des deux acteurs qui les incarnent. Ou désincarnent à force de remise sur le chantier du canevas d’une même pièce : l’un énonce, l’autre dénonce. Symétries, dissymétrie à l’image des noms. Réflexion de l’un, réflexe de l’autre qui détricote ce que l’autre a tricoté : B efface A, ou l’inverse. Ils clabaudent, échafaudent, ce sont de petits Aristote composant et décomposant le théâtre : le Théâtre de ce monde, tissé de mots comme nous sommes tissés de la matière des rêves.
Faute de répéter sur scène, ils répètent situations, phrases, mots, mais avec de subtiles variations, des décalques, toujours des reflets biaisés de la langue : la pièce n’est pas « naturalise » mais « naturiste », « perles » se dérive en « perlouzes », se décline, sur « plumards » en « partouze », glissements progressifs et lascifs de la langue : mots en -oir, qui font la glissade du registre noble « reposoir », « ostensoir », pour déraper sur « décrottoir ». Les jeux sur les subjonctifs sont tout aussi sérieux sous le plaisant et la désinvolture joyeuse des acteurs. On pourrait « varier à l’infini la tentation des possibles ». Vaste programme aussi : on ne s’attaque pas innocemment au langage, qui est le fondement de tout. Au début était le Verbe, à la fin aussi, essence de l’humain, de l’universel, qu’il faut explorer jusqu’au « tréfonds » et « fondement ».
La mise en scène subtile d’Éric Louviot réussit l’exploit de remplir le théâtre vide de cette ivresse verbale, avec juste quelques signes et accessoires, chaises, mannequins. Roland Peyron, Béla ou Abel, chaleureux, dynamique, agité, généreux, verbe haut, se heurte au placide, acide, sceptique Abel ou Béla, Maurice Vinçon, qui susurre les mots, qui, sous cape de naïveté, décape les apparence non sans une cruauté désabusée ; l’un escalade le rêve, l’autre, plus pensif, semble voir ou souhaiter la chute : qui sera l’Abel du sacrifice ? « Regrets du passé », « peur de mourir ». Les mots comme exorcisme, comme tissage perpétuel du vide sous nos pieds.
Le pied de nez final est comme une secousse à la mélancolie latente d’un propos qui semblait frivole.
Photos Christiane Robin
1. Maurice Vinçon à genoux;
2. Maurice Vinçon et Roland Peyron.
Texte de Georges Bernanos, musique de Francis Poulenc
Opéra-Théâtre d’Avignon,
en co-production avec l’Opéra Royal de Wallonie
29 mars 2011
L’œuvre
Poulenc, par son découpage et sa musique, semble avoir définitivement fait sienne cette œuvre qui, sur un événement tragique de la Terreur, a pourtant subi diverses greffes. D’un récit d’une carmélite échappée de la charrette de seize de ses sœurs du Carmel de Compiègne guillotinées en 1794 (10 jours avant la chute de Robespierre qui aurait pu les sauver), Gertrud von Le Fort tire en 1931 une nouvelle Die Letze am Schaffot (‘la dernière à l’échafaud’), créant le personnage fort dans sa faiblesse, de Blanche de la Force (sinon Le Fort comme l’écrivaine) qui va chercher au Carmel ce qu’elle croit un refuge contre la violence du monde : mais on trouve son destin à vouloir l’éviter.
Une pièce américaine avait déjà traité le sujet puis, au sortir de la guerre, en 1947, le Père Bruckberger, résistant, et Philippe Agostini, en font un scénario, ajoutant le personnage du frère, le Chevalier de La Force : les thèmes de la liberté, de l’oppression, de la résistance, de la collaboration, de l’obéissance à l’Ordre interne (à la Règle) ou externe (Politique) imprègnent l’œuvre dont Bernanos, mystique et malade, écrit les dialogues, écriture sobre et puissante traversée du sombre frisson de la mort et par la lumière de la grâce et de son transfert d’un être à un autre : on meurt parfois par soi, pour soi mais aussi pour un autre, qui en aura sa rédemption, forte idée religieuse mais transposable laïquement : le sacrifice politique ou moral n’est jamais vain. Mais, malgré la pièce et le film (Jeanne Moreau en Mère Marie), c’est à l’opéra de Poulenc, créé en 1957 à la Scala, que reste désormais indéfectiblement attaché les universellement appréciés Dialogues.
La réalisation
Jean-Claude Auvray nous a habitués à la concentration intense de ses mises en scènes, plus axées sur le jeu dramatique des personnages que sur la joliesse décorative. Volonté ou nécessité de temps austères financièrement, ici, la sobriété, choisie ou contrainte, devient ascétisme monacal chargé de sens : trompe-l’œil, toile peinte en beige et gris pour la bibliothèque du Marquis de la Force, puis l’unique dispositif d’un mur à panneaux vaguement striés de lignes obliques grisées et bleutées, froideur transversale d’un Ciel incertain. Ce mur clos s’ouvre latéralement, comme un espoir ou une crainte, sur un fond nébuleux vert de grisé du Gréco, sorte de mandorle mystique ou de conscience tourmentée, trouble, où semble flotter un Christ sur une nuée, conque matricielle de ce monde de Mères, à la fois chapelle, cellules, cloître, prison et place. À ce simple mais efficace décor d’Antoni Taulé répondent les lumières expressives et picturales de Philippe Grosperrin qui dessinent avec acuité l’habit ces carmélites, noir taché du blanc des guimpes ou des coiffes des novices, gris du tablier puis manteaux neigeux : on pense aux austères tableaux de Champaigne des religieuses de Port-Royal. Les costumes de Marie-Chiara Donato ne s’éclaireront que des habits révolutionnaires fugaces avec leurs cocardes.
Le travail d’acteur privilégie les intenses dialogues au dramatique crescendo : Blanche et son père qui tente vainement de la détourner de son intention d’entrer au Carmel, Blanche et la Supérieure moribonde qui teste sa volonté d’y entrer ; la Supérieure, révoltée par sa mort, doutant de Dieu, et sœur Marie de l’Incarnation ; le frère, partant pour l’émigration essayant de sauver sa sœur ; Sœur Marie essayant de rattraper Blanche pour la rendre au vœu de martyre. Chacun tentant d’infléchir ou d’entraîner, dans une dramatique montée en puissance, la faible, peureuse et inconstante héroïne, même dans le lumineux duo avec l’autre novice, Constance. Cela s’exprime en gestes simples mais expressifs et dans de discrets mais admirables mouvements dans la musique : tête de Blanche dans l’embrasure noire de la porte étroite répondant au mouvement de la Supérieure sur son fauteuil ; frise blanche et noire des carmélites ondulant, dans un fondu naturel et sans rien de mécanique.
L’interprétation
L’œuvre est ardue, l’orchestration si complexe et si riche que Poulenc lui-même voulait la réduire tant elle éprouve les voix, très souvent traitées avec des sauts expressifs dans l’aigu mais redoutables. Compassion, empathie envers elles ? La direction de Jean-Yves Ossonce, dans la première partie, nous semble impitoyablement forte mais se justifie par la montée de l’émotion, autre danger pour les chanteurs de cette masse orchestrale parfois excessive.
Ramond Duffaut nous habitue à l’impeccable homogénéité des plateaux, ici, une impressionnante lignée de chanteuses jeunes, belles, aussi bonnes actrices que chanteuses, parrainées (on voudrait dire « marrainées ») dans leurs prises de rôle par une grande et admirable aînées Sylvie Brunet, saisissante incarnation de la Supérieure assaillie par le doute au moment de l’agonie avec une poignante vérité qui nous interroge tous sur le mystère injuste de la mort. Auprès d’elle, outrée, éprise de contenance aristocratique, d’héroïsme sacrificiel, hiératique sous son habit mais frémissante sous le voile, Stéphanie d’Oustrac est une hautaine et noble Mère Marie, rigide et frigide, puis fiévreuse, tendre, poussant les religieuses, par un coup d’état intérieur au vœu de martyre, auquel elle échappera pour son malheur : rôle terrible vocalement dont cette ductile chanteuse, merveilleuse vocaliste baroque, prenant ce rôle, se tire admirablement. À l’inverse de Madame Lidoine, la nouvelle Supérieure, pétrie d’humanité, de bon sens et de bienveillance (assez proche de ce qu’expriment les lettres magnifiques de simplicité et d’humour de Sainte Thérèse d’Avila, la réformatrice du Carmel) à laquelle Manon Feubel prête l’onctuosité chaude et maternelle de son timbre.
Prise de rôle , Constance, c’est Pauline Courtin, médium plus corsé, aigu plus large, pimpant pinson, voix souriante et ravissante comme son visage malicieux, elle fait paire contrastée avec l’héroïne, comme Mère Marie est pivot entre les deux Supérieures. Tourmentée, hallucinée, hystérique parfois, Anne-Catherine Gillet, qui prend aussi ce rôle pour la première fois, avec une fièvre on ne sait si mystique ou maladive dans le regard, avec une voix pure que ne dépare pas la violence parfois explosive du personnage, du porte sur ses frêles épaules le rôle si lourd de la légère Blanche, gestes nerveux, bouleversante dans ses aveux de biche apeurée, harcelée par la violence du monde. En quelques répliques à la fin de l’œuvre, Isabelle Guillaume en impose et s’impose allure, figure. Toutes les autres religieuses, on se perd dans la longue liste des noms, (Mauchamp, Monpert, Bonora, Simoneau, Nolting, Fakir, Gombert, Kumamoto, Bentejac, Garcia, Merinis, Mezrich,) et autres comparses sont portés, sans doute transportés par cette tragique représentation et sont dignes d’éloge.
Paul Gay est un père bourru et tendre à la chaleureuse voix quant à Sébastien Droy, en fils et frère, Chevalier de La Force est remarquable en voix et en intensité dramatique. On retrouve, en Aumônier réfractaire, la douceur sensible de Léonard Pezzino, le reste des rôles (Thomas Morris en Premier Commissaire, PhilippeFourcade en second, AntoineSeince, AntoineAbello), témoigne de la qualité de toute la distribution.
Image saisissante (sans image de la guillotine), le large panneau vertical qui descend lentement comme un terrible couperet au rythme de la prière en decrescendo des religieuses allant vers l’échafaud. Cependant la disposition frontale des carmélites au lieu d’une plus traditionnelle procession en montée vers le supplice, moins dramatique par l’absence visuelle de la guillotine, contrarie un peu le final musical : à chaque coup du couperet, traduit brutalement à l’orchestre, la force du Salve Regina des condamnées va diminuant en proportion du nombre de leurs exécutions, créant un effet pathétique jusqu’à la voix de Sœur Constance restant la dernière avant que Blanche, venant la rejoindre dans la mort, ne reprenne seule le cantique. Mais ici, l’alignement frontal des religieuses et la masse du chœur (Aurore Marchand) derrière, sans étagement des plans musicaux, estompe quelque peu cet effet de diminuendo choral et de crescendo émotionnel.
Dialogues des carmélites
Bernanos/Poulenc,
Opéra-Théâtre d’Avignon,
27 et 29 mars 2011
Orchestre lyrique de région Avignon-Provence
Chœur de l’Opéra d’Avignon et des pays de Vaucluse
Direction musicale : Jean-Yves Ossonce.
Etudes musicales : Hélène Blanic
Direction des chœurs : Aurore Marchand
Mise en scène : Jean-Claude Auvray.
Décors : Antoni Taulé. Costumes : Chiara Donato. Lumières : Philippe Grosperrin. Distribution :
Madame de Croissy : Sylvie Brunet ; Blanche de la Force : Anne-Catherine Gillet ; Mère Marie de l’Incarnation : Stéphanie d’Oustrac ; Sœur Constance : Pauline Courtin ; Madame Lidoine : Manon Feubel ; Mère Jeanne : Isabelle Guillaume ; Marquis de la Force : Paul Gay ; Chevalier de la Force : Sébastien Droy ; l’Aumônier : Léonard Pezzino ; Premier Commissaire : Thomas Morris ; Deuxième Commissaire : Philippe Fourcade ; Officier/ Javelinot : Xavier Seince ; Thierry : Antoine Abello.
Photos :ACM Studio Delestrade, légendes B. P. :
1. L’heure du refus de la mort : Brunet, d’Oustrac ;
2. Un pinson libre dans sa cage : Courtin ;
3. La peur plus forte que l’amoour fraternel : Gillet, Droy ;
4. Coup d’état sacrificiel de Mère Marie : d’Oustrac, Gillet à ses pieds ;
L’Opéra de Marseille, est au mieux, avec une salle qui ne désemplit pas et un public heureux d’y applaudir les plus grands chanteurs du moment dans les plus grandes œuvres du répertoire.
Sous la règne fructueux et inventif de Louis Ducreux, il y a longtemps, on n’a pas oublié les représentations deDon Giovanni : du poulailler, du balcon, on voyait tomber, sur un parterre presque désert, une pluie de papillons, de pétitions : « Nous voulons du lyrique !» Le chef-d’œuvre de Mozart, pour certains attardés, n’était pas de l’opéra. Aujourd’hui, Don Giovanni fait salle comble : pas un strapontin de libre, guichet fermé.
Réalisation
Avec une nouvelle distribution, cette production est une reprise de 2005, dans la mise en scène belle, intelligente et sensible de Frédéric Bélier-Garcia, des décors de Jacques Gabelle, des costumes de Catherine Leterrier et des lumières de Roberto Venturi.
Elle est respectueuse de la chronologie de l'œuvre - dans la mesure où l’on accepte, par tradition récente, que ce dramma giocoso se déroule au XVIIIe siècle, à l'époque de sa création et non au temps de l'émergence du mythe en Espagne (début XVIIe mais narrant des événements du Moyen Âge). Les costumes d’époque sont raffinés, dans des tons éteints de vert bronze et marron, allégés de vert tendre, de beige, éclairés de jaune, de la paille des chapeaux campagnards dans les scènes de fêtes.
Donc, temps de l'histoire sinon toujours tempo musical de ce temps, tout ici concours à la recréation de l’époque de Mozart, ambiance, costumes XVIIIe siècle non tirés par les cheveux de la perruque vers notre prétendue et prétentieuse modernité, selon cet académisme prétendument moderne des mises en scène d’aujourd’hui dont la mode a déjà presque un demi-siècle.
La modernité est dans la mise en scène qui mise habilement sur toute la technique moderne : mais pour la mettre au service de l'œuvre, pour mettre en valeur les héros sans ralentir l'action, si dynamique.
Ainsi, sur fond et cadre de scène noirs, des panneaux géométriques mobiles, verticaux, latéraux, descendent, montent, et glissent horizontalement, sans hiatus ni bruit, dans une grande fluidité, dans le flux musical continu, traçant à vue, successivement, de espaces divers. Vaste scène ténébreuse dessinant des espaces plus intimes, délimités : trouée d'une porte illuminée d'une immense lanterne dans ce nocturne opéra ; une fenêtre rouge trouant le noir ; des profondeurs sobrement éclairées de jaune, orange, rouge ou bleu, tel le prisme des passions, ardentes ou glacées de mort.
Cette ombre générale détache la solitude des personnages surgis du néant obscur ou s’y fondant, parfois dessinés dans des clairs-obscurs à la Rembrandt ou un ténébrisme/luminisme contrasté à la Caravage. Ils prennent une vie singulière et définie dans l’infini d'un monde opaque. Avec sa jupe jaune accrochant la lumière sur le noir avec les ailes d’une cape rouge, Elvire est un pauvre papillon de nuit qui se brûlera à la flamme sulfureuse de Don Juan. Un immense lustre, descendant des cintres, est tel un ciel constellé terrassant, enfonçant sous terre le héros mécréant avant de retrouver sa place dans l’ordre du monde restauré après le châtiment du dissoluto punito, du ‘débauché puni’.
Bel effet des noces campagnardes avec estrade scénique et toile peinte de nature morte, le jardin du palais, la scène de bal chez Don Juan, théâtre aussi dans le théâtre.
Le travail d’acteur est remarquable, les trouvailles, toujours suggestives : Ottavio s’essuyant avec dégoût les mains du sang du Commandeur au moment où il jure de le venger ; les fleurs sur le lieu du meurtre et ces mêmes fleurs ironiquement offertes à Elvire par Don Juan. Les rapports entre les couples sont subtils (Anna rêvant sans doute de Don Juan en arrière-plan alors même qu’elle chante son amour pour un Ottavio qui se fond dans le noir comme s’il avait compris…).
Interprétation
Au début, on a peur : le tempo pris par le chef d’orchestre Theodor Guschlbauer semble nous ramener au temps des Karl Böhm ou Klamperer, chefs romantiques issus d’un wagnérisme un peu lourd et leur conception guère allégée de Mozart. Ouverture un peu massive, solennelle mais très dramatique dans les gammes montantes et descendantes du thème en ré mineur du Commandeur. Même rythme pour le début et la présentation des héros nobles. : noblesse compassée ?
Cependant, dans le premier d’Ottavio, « Dalla sua pace… », commencé tout lentement et doucement, la logique s’éclaire et cet air convenu, rhétorique, que Mozart composa pour un ténor vieillissant qui n’arrivait pas à chanter l’air de la fin, devient une lente insinuation, dont Alexey Kudrya, tout élégance et noblesse, fait une introversion, une méditation d’une rare vérité et d’une profonde émotion et on le retrouvera, héroïque et viril, dans les redoutables vocalises de son second air. Avec Anna, nous retrouvons Burçu Uyar, ancienne du C.N.I.P.A.L., beau physique convaincant pour une héroïne jeune, voix belle aussi peut-être pas assez dramatique pour l’appel enflammé à la vengeance mais son dernier air est magnifique de tenue de ligne et d’aisance dans les vocalises.
Le tempo s’allège avec les personnages populaires, et l’on goûte sans réserve le rire des bassons dans l’air du catalogue, débité par un magnifique Leporello (Josef Wagner), digne en tout de son maître. Emilie Pictet a un physique attrayant et une voix pleine, d’une séduisante soie, qui conviennent àsa Zerlina, peut-être pas assez malicieuse même si elle a assez de charme pour séduire Don Juan peut-être plus qu’elle n’est séduite. On sent sa perversité pour rouler Masetto, incarné par Till Fichner, remplaçant de dernière heure, touchant de fragilité mais inévitablement pas assez intégré.
La vivacité du tempo, haché dans les grands sauts du déchirement, et de la rage, donnera aussi une allure aérienne mais implacable à l’air, haletant, fiévreux d’une Elvire bouleversante (Marianne Fiset), vertige de l’amour et de la haine, aux vocalises mystiques, après la tendresse mélodique de la fenêtre.
Don Juan, c’est Jean-François Lapointe : on connaît et apprécie depuis longtemps les grandes qualités de ce baryton, artiste complet. Il joue du texte et de la musique avec subtilité. Sa voix semble prendre la couleur ombreuse du héros dans les graves sans perdre la vaillance de coq éclatant d’aigus arrogants. C’est le prédateur mais qui sera pris quand il croyait prendre, agacé devant l’insistante Elvira qui le poursuit, ombre d’un passé qui le rattrape toujours et lui casse, disons par politesse, les cou…ps, et littéralement puisque, ici, malgré toutes ses tentatives, on n’assiste qu’à ses ratages. Mais il lance sans faille, la folie fiévreuse d’un « air du champagne » brillantissime, joue du velours du séducteur, cravache et rudoie Elvire, Leporello, Masetto, avec la rudesse et brutalité de ce « grand seigneur méchant homme » pour Molière, ici grand fauve, fier, farouche, qui lance avec panache un extraordinaire la de défi au Commandeur. Ce dernier, c’est Nicolas Courjal, basse magnifique, dont la voix devrait venir d’un autre monde mais sa profonde vibration est si humaine que ce spectre glacé fait passer, malgré lui, l’espoir chaleureux d’une meilleure humanité.
Le chœurs (Pierre Iodice), bien que peu présents, sont excellents et l’on aime le jeu de Brigitte Grosse glosant les motifs des récits.
Sortons des clichés de Marseille et le foot, de Marseille et l’OM. L’Opéra est un haut lieu de rencontre, célébration, de ferveur populaires.Douze milles spectateurs ont ovationné ce Don Juan. Le prochain Cid de Massenet, encore une rareté, en juin, s’annonce déjà pratiquement complet.
Belle réponse concrète du public marseillais au Ministre de la Culture, qui faisant la fine bouche sur notre Opéra (qu’il ne finance pratiquement pas), osait imprudemment et impudemment en contester la programmation.
Don Giovanni
Da Ponte/Mozart
Production de l’Opéra de Marseille,
12, 14, 17, 19, 22 , 24 avril 2011
Orchestre et Chœur (Pierre Iodice) de l’Opéra de Marseille
Direction musicale : Theodor Guschlbauer. Continuo (clavecin) : Brigitte Grosse.
Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia ; assistante : Caroline Gonce Décors : Jacques Gabel ; costumes : Catherine Leterrier ; lumières : Roberto Venturi
Distribution
Donna Anna : Burcu Uyar ; Donna Elvira : Marianne Fiset ; Zerlina Emilie Pictet ; Don Giovanni : Jean-François Lapointe ; Leporello : Josef Wagner ; Don Ottavio : Alexey Kudrya ; le Commandeur : Nicolas Courjal ; Masetto : Till Fichner.
Photos : Christian Dresse
1. Burcu Uyar, Alexey Kudrya, M. Fiset debout ;
2. E. Pictet et Till Fichner; 3. J. –F. Lapointe et J.Wagner ;
On l’a dit : si l’on veut voir et entendre des ouvrages rares, il faut aller à l’Opéra de Toulon qui créait cette Linda de Chamounix (1842) rarissime. Heureuse découverte.
L’œuvre
Certes, inspiré d’une pièce française, le sujet n’est guère palpitant : une fraîche Savoyarde en ses montagnes convoitée par un méchant marquis libidineux, s’enfuit à Paris pour se préserver et retrouve un jeune peintre qu’elle aimait en secret. Honnie par son père, abandonnée par son aimé, aristocrate clandestin que sa mère destine à un grand parti, elle devient folle mais retrouve sa raison, sa Savoie, et la bergère épouse son prince charmant et tout finit bien dans le meilleur des mondes oxygéné par l’altitude. Mais la Sonnanbula de Bellini, folle aussi momentanée (comme l’Elvira des Puritains), autre sujet campagnard d’opéra finissant bien, ne brille pas non plus par son livret.
On doit remarquer, dans ces œuvres, une recherche d’horizons et types humains nouveaux pour la scène lyrique, Tyrol montagnard et bourgeois de Luisa Miller de Verdi, Suisse de Guillaume Tell de Rossini, mode alpestre inaugurée par le succès du roman épistolaire de Rousseau, La Nouvelle Héloïse, que le philosophe suisse situe aux pieds des Alpes, image de l’idéal et de la pureté, ce que reprend Sénancour qui place aussi son Obermann (1804) dans ce paysage montagnard symbole de l’absolu. Ces opéras ne semblent faits que pour faire briller, après le règne des castrats du siècle précédent, des chanteuses, des prime donne, qui s’envient, d’opéra en opéra, ces grandes scènes de folie : folles, des reines perdant la tête avant qu’on ne la leur coupe (Maria Stuarda, Anna Bolena), folles ces nobles Elvira, Amina, Ophélie, Lady Macbeth, et, naturellement, entre toutes, la Lucia de notre Donizetti.
Cependant, dans Linda, il y a une intéressante intrusion d’un petit peuple trop souvent ignoré dans l’opéra romantique : il s’agit ici de ces malheureux Savoyards contraints, l’hiver, à un exil saisonnier pour aller gagner leur vie et celle des leurs en faisant des petits boulots (ramoneurs presque attitrés, rappelons-le). Leur retour à la belle saison, comptant leur argent, donne lieu à une belle scène de genre, de chœurs, très individualisés, originalité de l’œuvre. Musicalement aussi, à côté des formules éprouvée, et parfois éprouvantes, de l’opéra de son temps, air avec cabalette, cadences attendues, etc, orchestre simplement accompagnateur, Donizetti use de certaines innovations : amorces d’air justement relayés par le chœur très intégré à l’action, grands récits obligés, et, surtout, ensembles concertant réussis.
Réalisation et interprétation
Intelligente et inventive, la mise en espace de Jean-Philippe Delavault (belles lumières de Marc-Antoine Vellutini), devant un simple paysage de montagne, arrive, avec peu, à faire beaucoup : des chaises changées de place, ce chœur, véritable personnage dans la musique, mobile, personnalisé, spatialisé efficacement sur le plateau. Mais le Préfet apostolique, Père en religion, croix à la main, et le père de famille, bâton à la main, même si cela met en parallèle deux types de pouvoir, familial et religieux, est trop appuyé, littéralement, par la constance voyante du signe. De même, la magnifique robe rouge de Linda à Paris, après trois mois d’une carrière de chanteuse des rues, est une ellipse bien brutale de son changement de statut même si l’on prête (sans gage) cette générosité à son amant qui passe encore pour n’être qu’un rapin bohème.
La distribution est inégale : Isabelle Vernet est une mère digne qui ne chante guère, mal assortie au père baryton de Roberto Servile qui chante malheureusement trop. Le Père en religion, le Préfet de Luigi de Donato, basse,est caverneux à souhait dans la typologie sans originalité des tessitures de l’opéra romantique. Le jeu de la Linda incarnée par la fraîche Majella Cullagh est bien rudimentaire, bien placide, bras ouverts, ne sachant visiblement trop que faire, mais elle le transcende d’une voix au joli vibrato, perlée, agile et maîtrisant parfaitement ce style aux traits diaboliques, par d’impeccables vocalises et autres ornements. Le pendant vocal de l’héroïne soprano, c’est forcément le ténor : ici, Carlo, que chante avec une grande passion et vaillance Giorgio Casciarri, beau timbre lumineux, où perça une fatigue à un moment donné tant il donna sans doute sans se ménager. Dans la tradition du travesti confié à une mezzo, sans l’alourdir virilement, Stella Grigorian incarne un touchantPierrotto joueur de vielle à roue : timbre chaud, tissu uni de la voix, sa ballade populaire à saveur archaïque est d’une naïve poésie. Mais, scéniquement autant que vocalement, il faut reconnaître quel le baryton Marcello Lippi en Marquis grand seigneur abusif aspirant à être abuseur, ricaneur en musique, sarcastique en rythme, avec des airs superbes dans la tradition de basse bouffe rossinienne, méritait le déplacement à lui tout seul. Par sa présence entre comédie et noirceur, il fut finalement, avec le chœur, très présent, et remarquablement préparé par Catherine Alligon, la caution théâtrale de cette mise en espace qui laissait entrevoir finement ce qu’aurait pu être une version scénique achevée.
C’est le grand mérite de Steuart Bedford, à la tête de l’orchestre, de traiter dignement cette musique, avec une baguette précise et souple très attentive aux chanteurs.
Opéra de Toulon, 25 et 27 mars 2001
Linda de Chamounix, de G. Donizetti,
Orchestre et chœur de l’Opéra.
Direction musicale : Steuart Bedford.
Mise en espace : Jean-Philippe Delavault.
Lumières : Marc-Antoine Vellutini.
Distribution :
Linda : Majella Cullagh ; Pierrotto : Stella Grigorian ; Maddalena : Isabelle Vernet ; Carlo : Giorgio Casciarri ; le Marquis de Boisfleury : Marcello Lippi ;Antonio : Roberto Servile ; Le Préfet : Luigi de Donato.
Photos Frédéric Stéphan :
1. Cullagh (robe rouge) et Grigorian ;
2. Père et père : de Donato et Servile.
3. Linda retrouve la raison : Casciarri à ses pieds.
Livret du compositeur d’après le drame Wozzeck de Georg Büchner
Création au Staatsoper de Berlin le 14 décembre 1925.
Nouvelle productionen coproduction avec le Vlaamse Opera d’Anvers
20 mars 2001
Que les temps sont changés, dirait Racine ! 1973 : création de Wozzeck à Marseille, juste après Lyon, avec, en Marie, une Danny Barraud bouleversante. Salle presque déserte. Reprise en 1981, dans une autre production, en allemand : la salle se vidait lentement… En cette dernière, trente ans après, la salle, debout, semble ne pas laisser partir les artistes. Nombre de spectateurs, présents en 81, au souvenir de leur rejet d’alors, m’avouent faire amende honorable, s’étonnent, gênés rétrospectivement de leur attitude.
L’œuvre
Trente ans, donc, une génération, pour digérer ce chef-d’œuvre de la musique révolutionnaire en son temps, devenu, en près d’un siècle de sa création, un classique. La vaste polytonalité de Berg, et l’atonalité et parfois le fameux Sprechgesang, parlé chanté, hérités de Schönberg, cette musique a mis du temps mais s’est installée depuis longtemps dans le paysage auditif moderne. Peu importe que l’architecture de cette musique contienne dans la rigueur de moules classique, formes sonate, fugues, passacailles, etc, la minutie d’une trame serrée émancipée des canons harmoniques justement classiques : ce qui compte, c’est le résultat, c’est la texture d’un flot musical adapté au texte, qui nous prend émotionnellement à la gorge dans des mailles pregnantes d’une expression toujours juste adaptée au sujet.
Le sujet, ou plutôt, l’objet, objet de risée, de curiosité malsaine, d’expérimentations sadiques, c’est ce pauvre soldat Wozzeck d’une petite ville de garnison. Apparemment l’idiot du village dans des hallucinations apocalyptiques qui en feraient un voyant, un prophète de la déliquescence d’un ordre du monde pourrissant, comme l’est devenu le jeune dramaturge Georg Büchner, mort à vingt-trois ans, pressentant, dans sa pièce de 1836, en plein romantisme, un naturalisme social à venir, une angoisse existentielle pas encore libérée par la psychanalyse, et, surtout, dans ces rapports morbides et sadiques entre le Docteur et le malheureux soldat qui lui sert de cobaye, l’horreur de la science sans conscience des médecins nazis des camps. On voit distiller, comme une fatale expérimentation chimique perversement menée par le Capitaine et le Médecin, les ingrédients qui amèneront la réaction, l’explosion meurtrière de Wozzeck qui tuera Marie, sa concubine et mère de son enfant, qu’il aime et qu’elle aime aussi sans doute malgré son infidélité.
La noirceur expressionniste de cette musique haletante, angoissante, fait du drame humain mais banal de Wozzeck, une tragédie universelle d’un monde d’où a fui l’harmonie, l’espoir.
Réalisation
Dans un univers noir, un vague marais, un bourbier, marécage de la boue morale et sociale où patauge et s’embourbera jusqu’à la noyade le héros, le rectangle d’une tente militaire (plus tard désossée jusqu’à l’armature) au-dessus de laquelle, surgie du néant de la nuit, plane comme une lourde menace l’arc d’un passage métallique tendu par la flèche d’un autre passage venu de nulle part Le lourd et le dur pesant sur le mol et fragile, le tissu et la chair, poids d’un destin accablant sur la fragilité humaine ? Verticalité de deux lampadaires projetant la crudité de leur lumière sur l’ombre grasse et glauques d’un monde où traînent ordures, bouteilles, chiffons abandonnés. Côté jardin, un landau de la tendresse humaine auquel le metteur en scène a fragilisé encore plus l’enfant de Marie et Wozzeck, plus grand dans le texte sur son cheval à bascule.
La tente est divisée en deux parties : logement de Wozzeck et Marie d’un côté, de l’autre, une ouverture verticale, une fente, sexuelle en somme, vomit de temps en temps une folle farandole d’hommes éméchés, de femmes de vie ébréchées par la vie, outrancièrement fardées, un travesti, des couples homosexuels, vomissures d’une décadence de bas étage. Atmosphère lourdement colorée de peintures du Blaue Reiter sous un décor de lignes angoissantes du futurisme, du cinéma expressionniste, de ce bordel de campagne (décors et costumes de Christof Hetzer, lumières ténébreuses de Manfred Voss ).
La mise en scène de Guy Joosten est juste, frappante, prenante, réactivation contemporaine du drame finalement intemporel de Büchner. L’idée du landau est bouleversante : fait d’une pauvre boîte de carton, que décore tendrement au feutre le doux colosse Wozzeck que la perversité du monde conduira au meurtre de celle qu’il aime, la mère de son enfant. Il faut voir comment, pressentant un danger, il s’interpose entre l’odieux Capitaine et son bébé pour le défendre comme une chatte effrayée défend sa portée. Cette pauvre voiture, presque d’un sans-abri, de ces « pauvres gens », est le trait d’union mobile entre cette Marie-Madeleine tourmentée de remords et cet homme martyrisé : Wozzeck serait au fond une figure christique, mais qui, au terme de sa Passion, à cause du poids social, n’ira pas jusqu’au bout de la Rédemption commencée de la pécheresse aimante. Il y aura sacrifice, celui de la femme et le sien. « L’homme est un abîme », dira-t-il fatalement, abîme moral concrétisé par ce marais ou égout dans lequel il s’enfonce après le meurtre sous le regard voyeur de la foule penchée sur la balustrade, contemplant avec jouissance, avec délectation érotique, ce meurtre d’amour. La solitude des humbles héros de tragédie est accusée encore par cette meute d’apparente comédie humaine qui use de Marie et de Wozzeck pour ses plaisirs pervers.
En revanche, le personnage de l’Idiot, devenu ici la Mort, avec sa berceuse d’une sinistre tendresse à l’enfant, malgré le terrifiant effet, paraît, une infraction symboliste au vérisme de l’ensemble. Mais la réussite globale est aussi d’avoir fait un drame de l’honneur d’un fait divers du petit peuple exploité et conscient des inégalités sociales : « Nous autres, pauvres gens ». Misère humaine universelle, fatalité sociale mais où les misérables ne sont pas ceux qu’on pense.
Interprétation
La baguette de Lawrence Foster fait briller tous les éclats de ce diamant noir, la beauté pure des timbres, l’effet inédit et inouï d’une seule note, un si, longuement filé comme une métaphore pendant toute une scène. Dans l’insolite splendeur des préludes, il fait passer l’orchestre transcendé du murmure le plus intime, des douceurs chambristes, aux grands fracas orageux.
Le jeu d’acteur et de chanteurs n’est pas moins admirable dans cette harmonieuse conception d’ensemble d’une œuvre qui bannit l’harmonie traditionnelle pour nous plonger dans une effervescence musicale sans repères.
La distribution est sans faille du premier au dernier rôle, dans une notable symétrie des voix masculines entre aigu et grave : quatre pour chaque tessiture. Till Fechner et Francis Dudziak prêtent leur sombre et belle voix au Premier et Deuxième ouvrier. Cécile Galois est une accorte et acerbe Margret abondante de vie qui disputerait âprement à Marie l’homme objet qu’est le tambour-major, Hercule de foire, auquel Hugh Smith donne sa stature physique et vocale de grand ténor. Dans le même registre mais plus léger, Stuart Patterson (l’Idiot) devient ici la Mort de l’enfant d’une douceur (souvenir du Boris de Moussorgski ?) qui fait froid dans le dos.
Premier interlocuteur du soldat manipulé, le Capitaine, incarné par Gilles Ragon, est effrayant de cruelle banalité, voix acide et coupante d’un sadique. Ses adresses à Wozzeck, « honnête homme », répétées à l’obsession comme le « honest Iago » d’Othello, il les fait sonner comme les ordres menaçants d’un kapo d’un camp de concentration ; de ses glissandi du Sprechgesang, il fait autant de glissages perverses sous les pas du malheureux. Sa voix de ténor fait paire contrastante et consentante avec son compère, le Docteur fou, Frode Olsen, basse noble versée dans d’ignobles expérimentations scientifiques, plus halluciné que le présumé fol Wozzeck, couple de guignol tragiques et timorés, forts avec le faible, oppresseurs sociaux instillant le fiel du doute dans l’âme candide du malheureux. Andres est campé chaleureusement par le ténor Torsten Büttner, inutile ami pour le héros s’enfonçant dans la solitude. Stature athlétique pour une âme d’enfant, Andreas Scheibner, digne voix claire de baryton pour la noirceur du drame, sachant l’adoucir de tendresse envers l’enfant et d’amour envers Marie, serait l’image de la force virile sans la fêlure intime, et le poids de la douleur du monde sur ses épaules voûtées, déjà abandonné à la fatalité : un géant bouleversant de fragilité. L’émouvante Marie de Noëmi Nadelman a une belle correspondance physique avec Wozzeck : dans un corps de vamp du cinéma néo-réaliste italien, aux formes voluptueuses, sensuelle, elle exhale une voix délicate, raffinée, souple et maternelle, corrodée de doutes, de remords : sa lecture de la Bible et sa berceuse à l’enfant sont de grands moments d’émotion. Même si le chœur n’est pas très important ici, il faut saluer encore le travail méticuleux de Pierre Iodice. Réussite à tous les niveaux.
Wozzeck d’Alban BERG
Opéra de Marseille12, 15, 18, 20 mars 2011
Nouvelle production en coproduction avec le Vlaamse Opera d’Anvers.
Orchestre et chœur de l’Opéra de Marseille.
Direction musicale : Lawrence Foster ; mise en scène : Guy Joosten assisté de Wolfgang Gruber ; décors et costumes : Christof Hetze ; lumières : Manfred Voss.
Distribution :
Noëmi Nadelmann : Marie ; Cécile Galois : Margret ; Laurence Stevaux : une femme ; Andreas Scheibner : Wozzeck ; Hugh Smith : le tambour-major ; Thorsten Büttner : Andres ; Gilles Ragon, le capitaine ; Frode Olsen : le médecin ; Till Fechner : Premier ouvrier ; Francis Dudziak ; Deuxième ouvrier ; Stuart Patterson : un idiot (La Mort).
Photos : Christian Dresse, textes B. P.
1. Épure du dénuement de la vie Marie, l’enfant, Wozzeck ;
2. La menace sadique et la peur : Scheibner et Ragon ;
3. L’amour : Scheibner et Nadelmann ;
4. La mort sous le regard voyeur de la société,dans les confetti de la fête.
L’église Saint-Cannat, avec sa façade de style romain du Baroque triomphant, avec fronton à balcon, garde à l’intérieur une croisée d’ogives médiévale. Mais sa vaste nef unique, simplement bordée de chapelles latérales, est dans l’esprit de reconquête spirituelle du Concile de Trente qui exigeait que tous les fidèles fussent à même d’écouter le prédicateur visible de tous, perché sur une toujours superbe chaire, ici en bois noir tourné, tourmenté d’ornements en torsades. Cette disposition interne, la chaire, le buffet d’orgue et le baldaquin concave du chœur aux colonnes couronnées d’une gloire ascendante d’angelots avec guirlande, peuvent suffire à la classer dans l’ordre baroque, syncrétique, hétérogène, mêlant des strates chronologiques diverses dans une indubitable unité : parfait décor pour ce dernier concert qui mêlait délibérément les musiques neuves du premier Baroque, à des musiques nouvelles d’aujourd’hui.
Car, je l’ai montré dans des ouvrages, je rappelle l’élément fondamental pour appréhender aujourd’hui le fameux Baroque, qualificatif galvaudé souvent de nos jours : aucun artiste de cette époque-là, du début XVIIe siècle ne s’est qualifié de ce terme emprunté à la joaillerie, tardivement utilisé depuis XIXe siècle pour valoriser cet art et, au XVIIIe pour le dévaloriser : tous ces artistes se prétendent, se veulent, s’appellent eux-mêmes « modernes ». Le goût du nouveau, de la modernité, est la vraie marque du Baroque, véritable « Art nouveau » au tournant d’un siècle à l’autre.
Ce concert hybride et unitaire à la fois en donna une éclatante preuve. Jean-Marc Aymes le rappelait en préambule : les tenants des nuove musiche, des ‘musiques nouvelles’ à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles, qui donnaient le primat au recitar cantando, à ce parler/chanté de la monodie accompagnée, aspiraient à mettre en valeur des textes poétiques de grande qualité (mais on pourrait le dire aussi de nombre de compositeurs d’opéra postérieurs tirant leurs sujets de grandes œuvres, dont Wagner, grand poète lui-même qui sait user du parlando à l’orchestre en sourdine pour que l’on ne perde rien de son propre texte). C’est donc avec bonheur que l’on réentend des poèmes du Tasse, de Marino, de Pétrarque, musiqués par rien moins que Monteverdi, Sigismondo d’India. Et quand ils sont déclamés, chantés par María Cristina Kiehr, le bonheur est complet.
En effet, la soprano est une illustration idéale de cet idéal du premier Baroque : ligne de chant impeccable, phrasé à la fois simple et élégant, fin de phrases parfois en sfumato finement indéfini, intelligence du texte et sensible sensibilité à en communiquer les affects sans effet ostensible. Tout semble naturel en elle, l’articulation, la diction : du grand art fardant l’artifice de cette esthétique si raffinée. Sa présence est noble et directe à la fois. Tour à tour, elle est sans doute Orphée à la recherche d’Eurydice avec sa lyre, Herminie penchée sur Tancrède blessé (Jérusalem délivrée, XIX, 107) ; elle nous porte dans d’autres grandes ondulations de madrigaux de Sigismondo d’India ; mais elle nous emporte d’émotion avec l’Ariane abandonnée de Monteverdi. Les morceaux chantés précédents et suivants ont des interludes musicaux de l’ensemble Concerto soave d’Aymes, bouillonnements sombres de l’orgue, scintillements d’argent du clavecin, ondes dorées de la harpe, gémissements de miel de la viole de gambe sur le fiel de la blessure de la femme outragée.
On sait, de l’Ariane perdue de Monteverdi, que la longue déploration, hérissée d’imprécations, de l’héroïne sur sa plage déserte était commentée et ponctuée par des chœurs. C’est donc sur ces interstices, dans ce tissu de détresse que se tressent, se tissent les interventions du chœur contemporain Musicatreize subtilement conduit et délicatement intégré dans la trame montéverdienne par Roland Hayrabédian.
Le premier morceau, du Suédois Jesper Nordin, utilise les premiers mots du Lamento d’Ariane, « Lasciatemi morire… », les décompose syllabiquement, troue la phrase de silences, la brouille, la bredouille, l’embue de brume incompréhensible, comme une recherche d’un au-delà obscur des mot, traquant la part d’ombre résiduelle derrière tout langage. Cependant, cela sent un peu l’exercice appliqué, trop délibéré pour n’être pas laborieux.
La seconde intervention, une pièce d’un autre Suédois, Lars Edlund, déconstruit aussi syllabiquement, vocalement, le lamento : dissonances douloureuses, évanescences de glissandi d’une âme qui se pâme de désespoir, trame très serrée de quarts de tons déchirés de silences.
Plus vaste, la création de Philippe Gouttenoire, Lolèin, Quatre logomachies paradisiaques, porte bien son nom de logomachie, ‘dispute de mots’. En effet, renouant avec la Renaissance, la riche polyphonie croise savamment des oppositions entre voix masculines, féminines, entre lumineux soprano soliste et sombre bourdonnement grave. Mais, en fait de mots, il s’agit ici de phonèmes, de voyelles, de chuintements, de frottements de fricatives, de sifflements de sibilantes, de sons bouche fermée, de toutes sortes de réalisations phoniques auxquelles on ne peut assigner aucune langue, aucun sens langagier. Je ne sais si le qualificatif« paradisiaque » peut référer à la légendaire langue « adamique » supposée parlée au Paradis entre Adam et Ève avec Dieu, perdue par le péché originel, et que des hommes ne cesseront jamais de tenter de retrouver, la musique sacrée, la musica divina, opposée à la musica mundana en étant sans doute un avatar, une poétique tentative de renouer le dialogue rompu.
Il faut reconnaître que le passage de la modalité de Monteverdi à la tonalité éclatée ou à l’atonalité de ces œuvres contemporaines se fait avec naturel, sans solution de continuité. Cependant, il convient aussi de dire, que ces manières de traiter la parole, la phrase, le mot, ces discours incompréhensibles sont parfaitement opposés à la monodie accompagnée de la musica rappresentativa, qui, contre la polyphonie incompréhensible, appliquant les canons du Concile de Trente, voulait retrouver la clarté, l’intelligibilité des textes, notamment sacrés, pour renouer la communication perdue entre le croyant et les dogmes chantés, entre le chanteur acteur et l’auditeur. Le message obscur des musiques de notre temps, signe de notre temps : l’incommunicabilté moderne à l’époque de l’hyper-communication.
Festival Mars en Baroque
Église Saint-Cannat, Marseille
Tresses & détresse, Lamento, morte & paradiso
Musiques de Sigismondo d’India, Claudio Monteverdi, L. Edlund, P. Gouttenoire (création)
Par le Concerto soave : María Cristina Kiehr, soprano ; Mara Galassi, harpe ; Sylvie Moquet, viole de gambe ; Jean-Marc Aymes, clavecin, orgue et direction ; chœur contemporain Musicatreize, direction Roland Hayrabédian.
Photos :
1. Musicatreize, R. Hayrabédian, dernier à droite ;
2. Concerto soave . Participants au dernier concert :à droite, Kiehr, Aymes, Moquet appuyée sur deux bras, Galassi avec lunettes. (Photo : B. Pichène).