Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

dimanche, mai 31, 2015

LA FLÛTE ENCHANTÉE


Retour sur scène


UN ENCHANTEMENT DE FLÛTE

DIE ZAUBERFLÖTE
Livret d’Emanuel Schikaneder, musique de Mozart
Le Dôme, 19 avril
Par la Fabrique Opéra

LE PROJET
Créée à Grenoble en 2007 par le chef d’orchestre Patrick Souillot, implantée à Annecy, Orléans, Caen, La Fabrique Opéra, a eu son heureuse et concrète ramification marseillaise, dans le prolongement de Marseille-Provence Capitale  européenne  de  la  culture 2013. Désir de pérenniser ce bouillonnement créatif, volonté de « montrer le vrai visage de Marseille » contre tant de clichés qui la défigurent, Philippe  Ashford, président de cette association, veut  « Libérer  la  capacité  créatrice  des  jeunes  de  Marseille » en leur confiant « un projet d’ampleur inédite ». S’adressant à tous les Marseillais, il s’agissait de « proposer  à  coûts raisonnables un  événement spectaculaire entièrement  réalisé  par  des jeunes avec  de  grands  professionnels. Susciter des vocations en remettant l’opéra, si populaire à Marseille, au centre de la vie culturelle. » Avec l’ambition de permettre à un public éloigné de renouer avec l’art lyrique.
Cet événement a surpris et même effrayé par son ampleur : pas moins de quatre cents jeunes impliqués dans la fabrication de ce spectacle. En effet, La  Fabrique  Opéra Marseille-Provence a fédéré harmonieusement des établissements d’enseignement technique et des centres d’apprentissage de la région marseillaise pour la conception et la réalisation de ce spectacle lyrique : costumes,  coiffures,  maquillages,  décors,   communication  et  organisation  du  spectacle leur furent confiés. Le pari semble gagné.

LA RÉALISATION
1791 : Mozart végète, sans travail. Puis reçoit deux commandes : l’une, funèbre, un Requiem, l’autre féerique, Die Zauberflöte. Malade. Il ne peut achever sa messe des morts, mais parachève sa Flûte enchantée et meurt le 5 décembre : au moment de mourir, c’est l’enfant Mozart qui renaît avec cet opéra merveilleux, enfantin, populaire et savant, naïf et philosophique.
Dès l’ouverture, avec la projection de ce corbillard noir, seulement suivi par un chien, l’enterrement de Mozart selon la légende, Richard Martin, fondateur et directeur du Théâtre Toursky, dans sa mise en scène, en trace comme l’humaine trajectoire et les images merveilleuses qu’il va tirer de ce singspiel merveilleux par nature, vont être, pour le connaisseur intime de l’œuvre, comme un «flash back » naturel, une rétrospection, une introspection d’une âme, d’une vie, d’une œuvre, de l’enfance perdue à l’enfance retrouvée à l’heure de la mort. Avec une troupe considérable de jeunes, d’enfants qui ont collaboré à cette production sous la direction de maîtres et sous sa férule, Martin réussit, pour cette réalisation scénique du dernier opéra d’un génie qui préserva l’enfant dans l’homme, à préserver à cette œuvre son merveilleux esprit d’enfance sans infantilisme aucun.
Et cela tenait de la gageure, la gageure, de la magie et le résultat fut, sans emphase, un vrai enchantement de l’esprit, des yeux, et même des oreilles malgré, d’abord, la surprise d’une sonorisation qui déroge aux conditions d’écoute d’un habitué de l’Opéra et des salles de concert, obligatoire dans l’immensité de ce lieu, de cette grossse sphère aspirant à la stratosphère. Cela faisait peur et rendait sceptique même l’amateur le plus bienveillant. Mais, quand on écoute un disque à domicile, c’est forcément plus bas que le son naturel, qu’on peut aussi gonfler à l’excès, et l’enregistrement n’est qu’une mise en conserve longuement retravaillée d’une musique qui, en réalité, ne se goûte, avec les risques du spectacle vivant, qu’en direct. Puis finalement, l’ouïe se fait aux proportions sonores, la magie de la musique de Mozart, grossie ou chuchotée, opère, saisit les sens et le bon sens qui adhère à cette généreuse Fabrique Opéra pour le plus grand nombre, élaborée par des jeunes. Et, on l’avoue  un peu confus : devant cette foule immense, on redoute l’inexpérience musicale, l’impolitesse des portables, face à ces troupes d’enfants, le chahut, l’incivilité, l’agacement d’un spectacle en allemand. Vaine crainte : les adultes, en famille, sont venus avec leurs enfants voir leurs autres enfants, ces jeunes qui ont participé pendant des mois à l’élaboration de ce spectacle, conscients de l’importance de cette expérience, respectueux et attentifs : l’attention est palpable, émouvante de gens qui, pour la plupart, ne sont jamais allés à l’Opéra, qui ne connaissent pas Mozart ou qui l’ont découvert, on l’imagine, on l’espère, on le sent, en suivant justement ce long travail d’équipe de leurs enfants, la meilleure approche, qui inclut chacun et n’exclut personne : une sorte d’initiation, sinon maçonnique, mozartienne et lyrique, dont on ne peut imaginer qu’elle a semé dans le vide.

Un message clair
L’esprit trouve donc son compte à ce projet inédit et inouï, social et politique au vrai sens du terme, que Malraux aurait aimé : donner le beau à tous. Et l’esprit rejoint le cœur : car le beau est aussi le bon. Car il ne faudrait pas sous-estimer, par les temps qui courent, sous les dehors fantastiques et naïfs, le message beau et bon du texte apparemment si enfantin : Martin, sans faire un sort aux symboles maçonniques, sans alourdir ni ralentir le tempo, ne les escamote pas comme futilité puérile. Sous le manichéisme du Bien et du Mal, il y a la leçon pour aujourd’hui de l’égale dignité des êtres (Monostatos, traditionnellement noir ne l’est pas ici), des hommes et des femmes qui se dévoilent pour affronter le monde et leur dignité et liberté inaliénables.
Il est secondé par le charisme gouailleur, l’abattage imbattable de Marianne Sergent qui, avec une vivacité de vif argent, courant de cour à jardin, pour permettre les changements de tableaux, explique en français non seulement l’action, mais ses enjeux moraux, politiques. Certes, elle traduit le texte à sa façon, qui peut agacer au début par ses dérapages langagiers populo, mais à la suivre attentivement, l’air de rien, de ne pas y toucher, avec une langue qui passe des cités aux références culturelles sans doute des jeunes (Stars war, le côté noir de la Force, etc), on lui rend volontiers non seulement l’hommage de sa compréhension profonde de l’œuvre et l’on salue son art, sans insister, dans la dérision même, de faire passer les messages essentiels maçonniques, dont elle rappelle, sans en alourdir l’urgence aujourd’hui, que nous leur devons, entre autre, la belle devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité. Elle se taille un juste succès à chacune de ses apparitions.
Papageno (Alexandre Artenenko) et les trois enfants 
Les costumes élaborés par les élèves des lycées Brochier et de la Calade (Hélène Siriglio, coordinatrice) sont d’une fantaisie joyeuse et heureuse (quelle belle idée ce serpent écharpe et corde à se pendre !) et les coiffures et maquillages par ceux du lycée Leau mettent joliment en valeur ces personnages fantasques ou solennels, l’ensemble dans une harmonie qui fait penser aux bandes dessinées comme facteur commun. Ils s’intègrent sans hiatus aux éléments de décor conçus par ceux des lycées Diderot, Marie Curie et Poinso-Chapuis (scénographe Joël Jagot) qui sont beaux, pertinents efficients, ainsi, l’apparition de la Reine Nuit tel un vol, sinon de « gerfauts hors du charnier natal », de chauve-souris style onirique et cauchemardesque glacial à la Tim Burton, la reine en majesté au sommet d’une pyramide transformée en robe ombreuse (on pense au ballet Moving target de Frédéric Flamand) par la magie des éclairages de Gilbert Scotto qui zèbrent d’éclairs sa chevelure hérissée de contre-fa… Tout cela montre les références culturelles qui nourrissent ces jeunes engagés dans la synergie de cette aventure artistique. Il faut citer encore, les belles créations graphiques et la partie audiovisuelle prise en charge par les élèves des lycées Blaise Pascal et l’École Axe Sud. Et puisqu’on en est à saluer et admirer ces jeunes, à la qualité desquels on devine celle de leurs maîtres, il fait souligner la parfaite organisation menée à bien par les élèves des lycées Marie Curie, Leau et l’ISM La Cadenelle, même troublée par le déluge du dimanche 19, dont il faut dire l’élégance sobre des tenues en vendeurs de programmes et « ouvreurs » sympathiques, calmes et souriants au milieu d’une foule immense.
  Dans ce bain de jouvence, on sent Richard Martin, assisté par Serge Alexandre, comme un poisson dans l’eau, même si l’on imagine aisément qu’il a pu parfois se sentir noyé, au bord du naufrage, dans la quadrature du cercle artistique de réussir beaucoup avec peu. Mais la réussite est là : respect absolu, amoureux, de l’œuvre, son actualité politique soulignée sans effets grandiloquents, fluidité entre les scènes, justesse des rapports entre les chanteurs bien dirigés, tous jeunes aussi, donc d’une ductilité remarquable, qui se sont pliés avec grâce à cette aventure. Et toujours, une grande beauté plastique.

Interprétation
Une Flûte bien chaussée avant le dévoilement égalitaire des femmes.
Musicalement, le volume sonore de l’Orchestre Philharmonique Provence Méditerranée surprend d’emblée par son volume (sonorisé aussi?) mais, encore une fois, l’oreille s’adapte et l’on admire la subtilité de Jacques Chalmeau qui règle adroitement l’équilibre entre fosse et plateau et contient des chœurs amateurs dont l’enthousiasme menace quelquefois d’être brouillon.
La jeunesse et la beauté des chanteurs, encore inconnus, apportent leur charme à la scène et la qualité de leur voix prête une fraîcheur touchante à cette œuvre archi-connue. Le roumain Antonel Boldan (Tamino) est un véritable ténor mozartien que l’on découvre avec bonheur, lyrique et passionné. La soprano slovaque Petra Perla Notova est une digne Pamina, très noble, au joli accent en français. La soprano colorature Marlène Assayag se tire en virtuose des aigus échevelés de la reine de la nuit, tout en possédant les graves de son premier air et comme baignée, malgré sa rage, dans une mélancolie d’astre finissant. Le couple terre à terre ou plume à plume de Papageno/ Papagena, révèle le sonore baryton coloré d’Alexandre Artenenko et le joli soprano souriant de Jennifer Courcier, lui attendrissant, elle, coquette et coquine. Sous le masque des trois Dames, on reconnaît le mezzo velouté de Lucie Roche et découvre Marie Planinsek et Aurélie Loillier, ses comparses soprani. On est heureux que le personnage de Monostatos, le méchant noir de l’original, ne soit pas attribué à une voix aigrelette et étriquée, mais confié à un vrai ténor, Olivier Trommenschlager et l’on retrouve avec plaisir l’ampleur chaleureuse du baryton-basse Jean Vendassi en orateur. La sono dessert d’abord, par son ampleur excessive, les trois enfants (Blandine Lecuit, Anaïs Chossegros, Claire-Emmanuelle Vernet) mais cela s’arrange ensuite et l’on aime leur espièglerie. Ce qui ne s’arrange pas, c’est la basse russe Andrey Zemskov : avec un timbre superbe et une voix longue et puissante, en Sarastro, il est incapable de dire correctement son texte, malmenant de façon caricaturale les voyelle de l’allemand, pourtant toujours égales, d’une langue pourtant très facile à chanter. On n’ose l’imaginer en français.
C’est le seul bémol d’une réalisation qui honore ses producteurs et leur équipe multiple de réalisateurs, dont on sent toute l’énergie employée et si bien employée dans ce que, n’en déplaise aux esprits chagrins égoïstement cloîtrés dans leurs privilèges d’amateurs « happy few », on peut appeler une réussite. Chaque air, populaire ou savant, est, pour le connaisseur non blasé, comme une étape de la vie de Mozart, et l’on peut y apposer ses affects, son âme : enfant, jeune homme, amoureux, blessé, homme fait et défait, déjà mort et enfant toujours. Toujours vivant. Oui, une Flûte qui, j’ose le dire, me touche comme au premier jour.

DIE ZAUBERFLÖTE
Schikaneder, Mozart
Le Dôme de Marseille, 17, 18, 19 avril
Orchestre Philharmonique Provence Méditerranée ; chœurs Fabrique-Opéra Marseille Provence.
Direction musicale : Jacques Chalmeau.

Mise en scène : Richard Martin
. (Assistant Serge Alexandre)
Scénographe : Joël Jagot/
Narration Marianne Sergent.

Directeur Technique : Serge Graille. Lumières : Gilbert Scotto.
Production : Sophie Vallauri / Clara Prieur.
Costumes : Lycée Brochietr / Lycée La Calade. Coiffures-Maquillage : Lycée Leau
. Décors : Lycée Diderot / Lycée Marie Curie. Audiovisuel Lycée Blaise Pascal. 
Organisation/ Lycée Lycée Marie Curie /Lycée Leau. 

 
DISTRIBUTION
 
Tamino
 : Antonel Boldan ; 
Pamina : 
Petra Perla-Notova. Papageno : 
Alexandre Artemenko ; 
Papagena :
 Jennifer courcier ; Reine de la Nuit : 
Marlene Assayag ;  
Sarastro : Andrey Zemskov ; 
Monostatos : 
Olivier Trommenschaler ; Première Dame 
Aurélie Loilier ; Deuxième Dame : 
Marie Planinsek ; Troisième Dame :  Lucie Roche ; 
Orateur
 : JeanVendassi.
 

Photo : © Pierre Audibert







jeudi, mai 28, 2015

samedi, mai 09, 2015

HAMLET




HAMLET
(1868)
Livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Shakespeare,
musique d’Ambroise Thomas.
Opéra d’Avignon,
6 mai 2015

      Il est des opéras, il est des œuvres qui, sans être musicalement des chef-d’œuvres, sont cependant d’une telle facture qu’ils en donnent l’illusion, ne serait-ce que le temps d’un spectacle de plus porté, transporté par de tels interprètes, si bien qu’être ou ne pas être excellent est la seule question et, ici, elle ne se pose pas tant l’excellence sauta aux yeux, capta les oreilles : images, voix, tout concourut à la réussite.

L’œuvre
Il serait vain et injuste de comparer cet Hamlet à la pièce originale de Shakespeare qui dure six heures. D’une bonne pièce ordinaire de Sardou, Tosca, Puccini et son librettiste firent un opéra extraordinaire qui la sublima et éclipsa ; de l’extraordinaire drame original, Barbier et Carré, Thomas, font non un opéra ordinaire mais solidement charpenté et musiqué, en parfaite adéquation avec les attentes du public de leur temps : ouverture, interludes nourris orchestralement, chœurs, ensembles, airs de très bonne tenue, malgré l’inégalité de certains récitatifs et passages. Mais l’on goûte aussi les trouvailles de bon aloi, solo de trombone, nostalgique cor anglais, etc, qui mettent délicatement en valeur de nombreux pupitres et les instrumentistes, au détour d’une phrase musicale, élevés au rang de l’interprète soliste. Des motifs musicaux unificateurs donnent une couleur et une homogénéité dramatique remarquable à l’ensemble. Bref, cette œuvre, peut-être trop longue, se tient et tient son engagement.


       À la hauteur de cette réussite, on comprend mieux les difficultés à monter cette œuvre : un rôle titre écrasant pour un baryton pratiquement toujours présent, un personnage d’Ophélie qui ne le cède en rien aux voltiges acrobatiques des héroïnes folles de l’opéra avec une scène de folie démente de longueur ; deux autres personnages requérant autant présence vocale que scénique, Gertrude et Claudius ; un spectre à voix d’outre-tombe et au moins quatre autres interprètes non négligeables, sans compter un grand orchestre omniprésent, nécessitant un chef aussi à cette altitude, des chœurs nourris. Rajoutons la nécessité, aujourd’hui, d’un metteur en scène inventif pour pallier les changements de tableaux en un lieu et scénographie uniques. Autant de défis du grand opéra à la française du XIXe siècle pour avoir la mesure de cette gageure et de ce succès. Et l’on découvre, honteux rétrospectivement de préjugés partagés sans preuves à l’appui contre lui, un Ambroise Thomas méconnu, inconnu, oublié, après avoir connu une célébrité exceptionnelle en son temps.


La réalisation
Ce spectacle reprend, avec des nuances et une distribution différente, dont rien moins que le héros titulaire et le couple royal maudit, la production marseillaise de 2010. La superbe mise en scène originale de Vincent Boussard est réalisée ici brillamment par Natascha Ursuliak qui l’adapte intelligemment à l’Opéra d’Avignon, moins grand. On dira plus loin les différences intéressantes qu’elle apporte, notamment dans la spatialisation du héros, de scène à salle, qui font sens subtil et profond. Pour le reste, pratiquement rien à changer de mon texte d’alors que je ne change donc pas puisqu’on sent ici simplement, mais solidement, que le propos d’alors, sans changer, a mûri, s’est nourri.
Le décor unique de Vincent Lemaire, hautes et longues parois d’une froideur de papier glacé angoissant à peine froissé, encore accusé par de longues doubles lignes verticales, que des horizontales ont du mal à rasséréner, gagnées par le bas d’une noire moisissure de ce royaume de Danemark « où quelque chose est pourri » selon Shakespeare, de temps en temps à peine ouvert d’une embrasure de fenêtre sur un néant de nuit qui semble happer le sombre héros, est étouffant, oppressant malgré ses proportions. Selon les lumières dramatiques (Alessandro Carletti),  il se teinte d’émotions bleu de nuit introspectif, ombreux d’angoisse, vert d’eau maléfique pour la pauvre Ophélie, trace sanglante pour le spectre du roi. 

        Un immense portrait du roi défunt, assassiné par son frère Claudius (ici, avec la complicité de Gertrude, la reine, sa maîtresse) de travers, symbolise cette instabilité délétère et criminelle. Le cadre vide de l’être devient miroir ou tableau du paraître, encadrant en mise en abîme les apparences, le jeu de l’illusion du théâtre du monde. L’utilisation des loges d’avant-scène, où se trouveront le roi usurpateur et sa reine complice, puis les fossoyeurs, jouent aussi bien le théâtre dans le théâtre de la pièce. Le spectre (doublé par Philippe Chevrier) descendant des cintres, en perpendiculaire, insecte effrayant marchant sur le mur central,  est saisissant, dans l’esprit de la machinerie baroque. C’est donc, par la seule image, un intelligent renvoi au Baroque de la pièce originelle. Autre belle trouvaille, Ophélie et ses livres comme de minuscules tentes vertes sur le sol, romanesque folle, tel le fol Chevalier à la Triste Figure presque contemporain rendu fou par ses lectures : Don Quichotte (1605), l’homme d’action qui ne doute jamais,  Hamlet (1601), personnification du doute, paralysé dans l’action, double incarnation opposée du héros moderne entre réflexe et réflexion.
     Les costumes de Katia Duflot, comme toujours, participent de la dramaturgie, renvoyant, en gros à l’époque de la création de l’opéra pour les hommes, austères redingotes et habits noirs et gris, d’une sévérité luthérienne, robes années 30 sombres pour les dames qui se teinteront, s’adouciront un peu de lumières moins dures. Gertrude a le rouge du désir et du sang, robe vite ouverte sur dessous noirs de voluptueuse dentelle, et Ophélie, mal coiffée, mal fagotée en vaporeuse robe blanche, lis inverse, nu-pieds, à l’écart, est déjà ailleurs, étrangère à ce monde qu’elle voit déjà de loin. Gageure réussie dans un lieu unique : Ophélie ne va pas se noyer dans un étang extérieur mais ici, au milieu de la scène, dans une baignoire ; en faut-il plus à une enfant fragile et gracile pour sombrer dans sa folie et se noyer dans ses larmes ? (et dans celles qu’elle nous arrache ?)


L’interprétation
         Et quand Ophélie est Patrizia Ciofi, légère comme un moineau au milieu de sombres corbeaux morbides, sautillant, pépiant tout doucement sans jamais s’intégrer à leurs vols funèbres ou bals frivoles, c’est le frisson de la grâce qui passe, dès son mélancolique premier air : doux legato dessinant un flottant horizon déjà lointain. Regards égarés, bras aux envols brisés retombant, désespérés d’étreintes rejetées, sur la pointe des pieds pour atteindre un inaccessible Hamlet dressé comme un roc dans son obsession qui le rend insensible. Livre à la main, elle est l’image, et le son idéal, de l’abandon, de la détresse douce et bleutée qui va l’étreindre dans sa brume aquatique. Et tout cela avec cette voix tendre, moelleuse jusque dans l’extrême aigu, jonglant, aérienne, avec notes piquées, trilles d’oiseau, roulades, cadences irréelles, avec une aisance bouleversante qui fait vivre ce sommet de l’art, l’artifice de cette haute voltige vocale, comme tout naturel. Et de ces lignes, écrites il y a cinq ans pour Marseille, je ne vois rien à retrancher tant, miracle de l’art, Patrizia a paru immobiliser, ou plutôt, retenir, retrouver le temps, qui semble n’avoir pas passé depuis lors ni pour sa voix ni pour cette émotion intacte qu’elle nous redonne ici comme au premier jour là-bas.

        On se souvient, à Marseille : Hamlet, assis sur le rebord de la fosse d’orchestre ou dans l’embrasure de la fenêtre, comme Ophélie, est lui aussi, ailleurs, mais pas dans le même, spectateur plus qu’acteur, indécis, velléitaire, corrodé par le désir d’une action, d’une vengeance qu’il diffère sans cesse. Ici, à Avignon, cette marginalisation hors du monde du héros est accentuée. Hamlet, admirablement incarné par Jean-François Lapointe, apparaît d’abord dans la salle, tel un spectre. D’entrée, il est hors scène, hors jeu, contemplant le théâtre tantôt à cour, tantôt à jardin : contemplatif, méditatif, il regarde s’agiter le théâtre dans le théâtre du monde —magnifique idée baroque— dont il tirera aussi les ficelles, metteur en scène de la scène du crime, sans entrer dans l’action, auteur mais non acteur d’une pièce par ailleurs fantasmée ou soufflée par le fantôme, véritable deus ex machina. On s’attend à un personnage frêle, faible,  prince neurasthénique rongé d’un désir de vengeance longtemps inassouvi, paralysé. Mais c’est un  beau ténébreux doté d’une force animale qui sait la plier en des murmures d’une extrême douceur pour captiver la douce Ophélie et la déchaîner pour la broyer. De sa grande, taille, de sa puissance,  il fait l’image inverse de sa faiblesse réelle, de ses hésitations : comme si toute sa force vitale, se tournait contre lui, le détruisait de l’intérieur, après avoir détruit sa malheureuse fiancée. 

      Acteur saisissant autant que chanteur d’exception, Lapointe est un Hamlet tout tendu par l’introspection, le dialogue permanent avec soi-même qu’on dirait à voix basse, et soudain, la voix explose dans des aigus d’une éclatante beauté que pourrait envier un ténor. La tessiture est tendue pour un baryton, sur la corde raide du ré et s’élève à des sol # lumineux où l’on retrouve, mais dans la violence, la lumière de celui qui fut un Pelléas idéal et qui se donne le luxe aujourd’hui de chanter les Golaud. Timbre riche, plein, voix d’une remarquable égalité du grave à l’aigu, ronde, sans faille, puissante et tendre : il est au sommet de son art consommé.
       
     Gertrude et Claudius, le couple criminel, semble d’abord goûter le bonheur de leur union, jouir avec  une sensible volupté du fruit de leur crime : leurs étreintes ne trompent pas sur les raisons érotiques autant que politiques pour le roi, de leur complicité. La mezzo Géraldine Chauvet,
 qui ici même avait affronté les aigus redoutables de la Kostelnicka de Jenufa, prête le velours raffiné de son timbre et une certaine fragilité à la reine régicide, meurtrière meurtrie sinon assassinée par Hamlet, Clytemnestre nordique déchirée du remords, objet presque sexuel de la brutalité sadique du fils révolté dans une scène dramatique très réussie où la mise à nu du corps de la mère est pratiquement la mise à nu de l’âme. Âme damnée de sa belle-sœur amante puis femme, la basse Nicolas Testé, voix large et sombre (le seul à rouler les r avec la diva italienne) est le mâle sûr de la force du désir qu’il exerce sur sa maîtresse et femme, arrogant, mais d’une belle grandeur abattue dans l’aveu du crime qu’il fait sonner comme une émouvante prière. Planant et pesant sur eux comme l’épée de Damoclès du  remords, Patrick Bolleire, immense, a la voix froide et sépulcrale du spectre déjà apprécié à Marseille. Sébastien Guèze, ténor, dans un rôle bref mais tendu, campe un Laërte élégant, touchant Valentin confiant sa sœur à celui qui en fera le malheur. Julien Dran, autre ténor, illumine de sa voix un Marcellus enténébré de crainte auprès de l’Horatio de Bernard Imbert, encore un ténor, les deux se suivant comme une ombre dans la sombre scène du spectre. Jean-Marie Delpas
 est l’ombreux et éphémère Polonius dans cette œuvre qui, divisant en quatre brèves figures le timbre traditionnel du ténor, donne le primat aux grands héros à voix grave, le Prince, le roi et le spectre et, comme dans une logique funèbre, au Premier fossoyeur, la basse Saeid Alkhouri
 exaltant de sa loge ou du bord d’une tombe, de sa solide voix, la fragilité dérisoire de la vie et la dive bouteille, rejoint en ironique et clair contrepoint, d’une autre loge, par le ténor Raphaël Brémard, toujours solide au poste.

     Les chœurs, importants, sont parfaitement préparés par Aurore Marchand
, bien intégrés scéniquement au drame. Mais, à la tête de l’Orchestre Régional Avignon-Provence, Jean-Yves Ossonce, dès l’ouverture, fait passer le frisson, un tressaillement qui gonfle et gronde en tremblement de terre terrifiant, déploie l’ample tissu orchestral, en fait briller les éclats instrumentaux, donne sens dramatique aux interludes entre les actes, conduit sans faille cette partition finalement riche dont il révèle, avec puissance et finesse, des trésors insoupçonnés, qu’on découvre ou redécouvre avec bonheur.

Hamlet d’Ambroise Thomas
Opéra Grand Avignon,
3 et 6 mai.
Orchestre Régional Avignon-Provence
,
Chœur de l’Opéra Grand Avignon (Aurore Marchand
)
Direction musicale : Jean-Yves Ossonce
Etudes musicales : Mathieu Pordoy
. 

Mise en scène : Vincent Boussard
 réalisée par  Natascha Ursuliak.

Décors : Vincent Lemaire
. Costumes : Katia Duflot. 
Lumières : Alessandro Carletti
.

Distribution :


Ophélie : Patrizia Ciofi
 ; Gertrude : Géraldine Chauvet
 ; 
Hamlet : Jean-François Lapointe
 ; Claudius : Nicolas Testé
 ; Laërte : Sébastien Guèze ; 
Le spectre : Patrick Bolleire
 ; Marcellus : Julien Dran
 ; Horatio : Bernard Imbert ; 
Polonius : Jean-Marie Delpas
 ; Premier fossoyeur : Saeid Alkhouri
 ; Deuxième fossoyeur : Raphaël Brémard.
 


Photos : © Cédric Delestrade/ACM-Studio/Avignon
1. Le héros plongé dans ses fantasmes ou cauchemars (J. _F. Lapointe) ;
2. L'héroïne perdue dans ses rêves ou la folie (P. Ciofi) ;
3. Névrose et folie qui allaient bien ensemble ;
4. Le couple maudit uni par le crime et la luxure (G. Chauvet,  N. Testé) ; 
5. La mère régicide mise à nu par le fils ;
6. Ophélie rejetée vers la folie ;
7. L'envol vers la folie ;
8. La plongée dans la mort ; 
9. Hamlet désespéré devant la tombe d'Ophélie, défié par Laërte (S. Guèze).

mercredi, mai 06, 2015

JULES CÉSAR


UN JULES VAINQUEUR

GIULIO CESARE IN EGITTO
Livret de Nicolas Francesco Haym,
musique de Georg Friedrich Hændel
Nouvelle production de l’Opéra de Toulon, création à Toulon

Opéra de Toulon
12 avril

    Saison variée et toujours de qualité à l’Opéra de Toulon avec ce baroque Giulio Cesare in Egitto passionnant.
L’œuvre
    Giulio Cesare in Egitto (1724) est repris d’un opéra précédent de Sartorio et Bussani, inspiré de Plutarque. La guerre civile à Rome entre César et Pompée se termine par la défaite de ce dernier à Pharsale, en Grèce, en 42 A. J. C. Pompée, avec Cornelia  sa femme et son fils Sextus, Sesto, se réfugient en Égypte, poursuivis par César. En Égypte, la guerre civile fait aussi rage entre le pharaon Ptolémée XIV et sa sœur et épouse Cléopâtre, qui se disputent le trône. L’opéra commence par l’arrivée de César à Alexandrie et le cadeau que lui offre Ptolémée pour en faire son allié : la tête de Pompée qu’il a fait tuer. C’est l’histoire même racontée par Plutarque, qui relate le dégoût de César, et même sa douleur (il pleure) de voir son ennemi Pompée, consul de Rome, aussi outrageusement et perfidement exécuté. La conquête que Cléopâtre, 21 ans, fait du conquérant César (il restera quatre ans auprès d’elle, ils auront un fils, Césarion) est tout aussi attestée. La trame est historique donc si les détails sont inventés, tout comme dans les pièces de Corneille ou Racine.
    En sorte que, contrairement à ce que l’on raconte par ignorance, l’opéra baroque n’est pas plus invraisemblable que le théâtre romantique (Ruy Blas, Ernani) ou l’opéra (Trovatore, Forza del destino). En tous les cas, ce Jules César est plus juste historiquement que le Don Carlo de Schiller et Verdi.
   Je ne reprendrai pas ici tout ce que j’ai pu écrire, dans mes essais, articles et ouvrages sur le Baroque, auxquels on peut se reporter[1], et, en particulier, sur l’opéra, ou plutôt, le dramma per musica.

Réalisation : l’opera seria démystifié


      Intelligence, humour et culture caractérisent cette production qui sait faire luxe de sa modestie. La mise en scène inventive, ironique, théâtrale, de Frédéric Andrau et de ses comparses, Jérôme Bourdin pour les costumes exaltés par les lumières très plastiques d’Ivan Mathis, riche de clins d’œils culturels, jouant même du style « pompier », gomme tout le pompeux —qui pourrait être pompant— de l’opera seria, qui aura sa glaciation avec la réforme postérieure d’Apostolo Zeno et les livrets de Métastase, pour nous rendre moins sérieux, plus vivant, un ouvrage certes du Baroque international qu’est devenu l’opéra napolitain, mais qui n’a pas encore oublié le mélange des genres du vénitien.
     Certes, la scénographie de Luc Londiveau, frustre un peu notre envie un peu hollywoodienne de faste oriental égyptien, mais ce mur, ce muret, dérisoire souvenir de muraille ruinée, qui cerne peut-être une fouille qui renvoie l’Histoire à une strate archéologique sinon géologique, permet de fouiller un peu plus les personnages, prudemment ou opportunément dissimulés derrière ses pierres ou l’écran de rideaux de toutes les trahisons ou rêves érotiques mis en scène par la sensuelle Cléopâtre pour le sensible César.

     Quelque chose est délicieusement déliquescent sinon pourri dans le royaume sinon de Danemark dans cette Égypte où le jeune exilé Sesto jouerait les Hamlet velléitaires, impuissant à venger son père lâchement assassiné par son soi-disant protecteur Ptolémée.Ce n’est pas Rome, encore République, qui est décadente, mais bien cette Égypte hellénistique à la fin de sa puissance autonome, qui va passer sous la férule romaine. La tête de Pompée servie lors d’un banquet sur un plat qui eût complu à la Salomé de Wilde et Strauss, réfère sans doute au décadentisme fin de XIXe siècle auquel semblent d’ailleurs renvoyer nombre de références picturales des superbes costumes, coiffes, coiffures, tiares, et des belles lumières ombreuses, des peintres symbolistes comme Gustave Moreau à l’expressionnisme d’Egon Schiele, peut-être, pour tel maquillage, en passant par le Satyricon de Fellini, mais avec le substrat de l’original de Pétrone, notamment pour les scène de banquet à la Trimalchion. Jules César, avec la cuirasse rebondie sur le bas ventre par cette énorme « banane » phallique en cuir, bondissant, a des allures de salace ragazzo romain fier de son sexe. Cléopâtre, à l’heure du danger, portera, en guise d’armure, une sorte de body sexy style Jean-Paul Gaultier.
    L’écueil de l’opéra baroque, ce sont les airs tripartites et symétriques à da capo (A+B+A’), qui reprennent avec des variations la première partie avec un risque grave de statisme, puisque c’est la virtuosité de l’interprète à varier qui en fait l’enjeu. On admire donc celle du metteur en scène à varier aussi par le jeu théâtral cette reprise. Ainsi, César dans son premier air de fureur contre Achilla, dans sa reprise, est retenu par ses amis dans son désir de se ruer sur le traître, tout comme dans l’air de chasse, où il s’amuse à effrayer Ptolémée et Achilla. La direction d’acteur fait ici merveille : Ptolémée reculant d’effroi aux longues salves de vocalises («cacciato-o- o- o- o-o-or », « co-o- o-or », etc) de César, César suivant des yeux et du doigt un petit oiseau sur le ciel de la salle, tressaillant de trilles de flûte dans l’orchestre. C’est irrésistible de drôlerie, ce grand homme rendu à une humanité presque bouffe, notamment avec de la vraie, aux fumets agaçant l’appétit de la salle. Sesto quant à lui, dans son second air donne à sa mère et à Cléopâtre, dans le da capo, le spectacle emphatique de fureur vengeresse. C’est fait avec brio et brillant.


Interprétation
     On saluera d’abord l’Orchestre de l’Opéra de Toulon qui se prête généreusement à la battue du baroque Rinaldo Alessandrini qui impose à cet orchestre d’instruments modernes un continuo baroque nourri, deux théorbes très joliment sonores et un  violoncelle pour les cordes frottées et un clavecin pour les pincées. Le résultat se tient si l’on veut abandonner les critères tout aussi pincés de prétendus connaisseurs à l’oreille baroqueuse intolérante. En second lieu, la jeune école italienne vocale assume enfin pleinement ce baroque vocal qui en fut issu et qu’elle avait perdu longtemps à cause du formatage des voix pour chanter Verdi, Puccini, les véristes, le belcantisme romantique n’ayant pas entièrement rompu avec le bel canto, au premier  et vrai sens : le beau chant baroque. Avec d’inévitables inégalités, le plateau reste cependant exceptionnel par sa qualité scénique et vocale.
    Dans une distribution pratiquement féminine, les femmes remplaçant les castrats d’origine et les contre-ténors d’aujourd’hui dans les rôles de héros, pour cette non parité virile, d’abord honneur aux hommes dans une œuvre qui mêle allègrement les genres : la (le ?) basse Pierre Bessière en Curio, solide centurion sombre, l’Achilla présenté comme malade du baryton Riccardo Novaro, cependant plein d’aisance, d’élégance, en amoureux transi de Cornelia, et traître transitoire et tendre envers ses prisonniers. Avec ces deux-là et Cléopâtre, le seul autre personnage qui a la voix et le sexe de son rôle, c’est la noble Cornelia de la mezzo Teresa Iervolino, voix ronde, timbre riche, somptueux, rendant au mieux sa première aria di portamento, sur la tenue de souffle pour sa longue déploration, toute jeune, mais qui se glisse merveilleusement dans ce rôle de digne matrone romaine.
    Arrivés aux obligatoires travestis, Benedetta Mazzucato, mezzo, campe un Nireno accompli et amusant. Daniela Pini, autre mezzo, incarne un Tolomeo très crédible dans ses vocalises aiguisées comme des couteaux contre sa sœur et César, et le metteur en scène jouant plaisamment de l’ambiguïté sexuelle, en fait une sorte de grand couturier vêtant ou revêtant sa sœur, moquant peut-être sa virginité de puceau, dévêtant la fausse innocence du nu pour rouler et enrouler dans ses traits fleuris menteurs ses victimes. Monica Bacelli dans la tradition déjà établie de la soprano incarnant un jeune homme qui ira de Chérubin jusqu’à Octave du Chevalier à la Rose, prête sa fougue aux deux airs magnifiques de vengeance impuissante de Sesto et l’on admire le superbe duo d’adieu avec sa mère, où les deux chanteuses fondent leurs voix et confondent leurs cadences et trilles avec une musicalité égale à l’émotion. Roberta Invernizzi en Cleopâtre, dans son frivole premier air, aux clochettes ironiques envers son frêle frérot, peut-être trop loin, déçoit un peu. Elle se ménage sans doute pour les cinq grands airs et les deux duos et récits (même allégés) qui restent à venir, les grands rôles, dans l’opéra baroque, ne comptant pas moins de six à huit arias. À l’avant-scène, on appréciera sa longue prière, vrai concerto pour voix et orchestre (« Se pietá di me non senti… »), magnifique variation sur quelques vers, aux sons filés, tenus, finis, fondus dans des trilles délicats, avec style. Fauve pris dans les rets de son frère (belle trouvaille), entre désespoir et fureur, elle émeut encore avec « Piangeró la sorte mia… ».

     César, c’est Sonia Prina, mezzo, avec un abattage, une présence scénique de tous les instants. Elle entre avec passion dans la souple armure du metteur en scène qui sait tirer l’humour subtil dont Hændel a paré ou déparé le grandiose héros de l’Histoire. En effet, s’il a un air guerrier avec les trompettes obligatoires du genre, une première aria d’indignation, de fureur, contre le traître Achilla (« Empio diró tu sei… »), un long récit accompagné, la déploration funèbre de Pompée sur la vanité de la vie (ironiquement renversée en discours politique qui n’engage pas la vérité triomphante du cœur sur un ennemi dont il est débarrassé), comment appréhender son premier solo, huit minutes sur quatre simples vers d’une aria di paragone (air de comparaison) sur le silence et la ruse du chasseur comparé à celui qui ne veut pas qu’on soupçonne le mauvais coup qu’il prépare (« Va tacito e nascosto… »), avec accompagnement de chasse où la voix, dans ses vocalises, imite plaisamment le cor et, surtout, ce frivole air pastoral où le grand conquérant amoureux, telle une midinette fleur bleue, chante les prés et les petits oiseaux, sinon de façon humoristique ?

     Prina donne une vivacité joyeuse au personnage et sa virtuosité au rôle ; même une certaine fatigue du timbre  (six grands airs aussi !) prête des accents de guerrier viril, mauvais garçon, à ce Jules qui traîna toute sa vie, malgré ses triomphes militaires, une réputation sexuelle ambiguë, par ailleurs acceptée avec humour par des Romains moins coincés sur le chapitre que nombre de nos contemporains revenus, dans le climat ambiant, à des frilosités d’hypocrites pudeurs. On le voit joyeusement banqueter et becqueter un Giton langoureux et caressant : « L’amant de toutes les femmes et la femme de tous les maris », comme le chansonnaient ses légionnaires très larges d’esprit selon ce que rapporte Suétone dans sa Vie des douze Césars, ne déroge pas à sa galante légende.
     On remarquera que tous les airs de César sont écrits dans un ambitus très étroit, guère plus d’une octave (do grave/ré aigu), ce qui donne une rondeur grave au personnage, seuls les libres ornements libérant les aigus au choix de l’interprète, hérissent parfois d’éclats cette tessiture médiane convenue dans la rhétorique des voix dévolues aux héros nobles.
    Une belle cohorte d’accortes comédiens complète le tableau dans cette production qui devrait tourner.

Giulio Cesare in  Egitto de Hændel
Opéra de Toulon 
7, 12, 14 avril
Orchestre de l’Opéra de Toulon dirigé par Rinaldo Alessandrini.
Continuo : clavecin (Francesco Moi) ; Violoncelle baroque (ÉtienneMangot) ; théorbes ( Ugo di Giovanni, Craig Marchitelli).
Mise en scène Frédéric Andrau. Scénographie Luc Londiveau
. Costumes Jérôme Bourdin. Lumières Ivan Mathis
.

Distribution :
Giulio Cesare : Sonia Prina : Clopatra : Roberta Invernizzi ; Cornelia :Teresa Iervolino ; Sesto : Monica Bacelli ; Tolomeo : Daniela Pini ; Achilla : Riccardo Novaro ; Nireno : Benedetta Mazzucato ; Curio :  Pierre Bessière.


Photos : © Frédéric Stéphan
1. Un Jules emphatique et empathique (S. Prini) ;
2. Une noble Cornelia et un Sesto abattu (T. Iervolino ; M. Bacelli)
3. Le Jules et son Giton  s’apprêtant our la fête ;
4. Les Jeux de Cléo (R. Invernizzi ) ;
5. Repas de tête…



[1] Benito Pelegrín, Figurations de l’infini. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001 ; D’Un Temps d’incertitude, Sulliver, 2008.

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