PROMETTEUSE CUVÉE
Non, il ne s’agit pas du Beaujolais nouveau qu’on laisse à d’autres palais pour préférer cette plus enivrante Heure du thé offerte gracieusement par le CNIPAL (Centre National d’Insertion Professionnelle en Art Lyrique) qui présentait un trio du dernier cru de ses stagiaires. Voilà des récitals officiés par des pianistes du plus haut niveau, ce soir, l’excellente et ductile Nina Uhari, partenaire de superbes chanteurs qui défendent les plus belles des musiques, et tout cela dans le foyer de l’Opéra, gratuitement, avec thé ou café à l’entracte et biscuits, le public privilégié des Amis du CNIPAL ne se sentant même pas tenu d’acheter le petit programme à deux sous vendu par des bénévoles au profit de ces jeunes stagiaires venus du monde entier : si l’on devait mettre le prix à la hauteur de la qualité de ces concerts, on mesurerait la chance d’être admis si généreusement à de tels après-midi lyriques.
Mais que peut-on dire à de jeunes mais déjà grands chanteurs comme ceux que l’on vient d’écouter ? Rien qui ne soit du désir de penser à leur intérêt, sinon de se méfier de leur propre générosité, de résister au désir vampirique du public qui en réclame toujours plus, en somme, de s’économiser en volume, en force, en timbre, dont l’excès menace toujours la justesse du son et la santé de leur jeune voix.Le premier à ouvrir le feu de la glace d’acier bleu de ses yeux, ce fut le baryton Marco di Sapia, droit, élégant, racé : il est le comte Almaviva des Noces de Figaro avec une morgue, une arrogance cruelle d’aristocrate révélant un abîme de haine et de mépris de classe envers le valet. La voix est très sonore, brillante, à peine quelques piani un peu détimbrés ou mal équilibrés par rapport aux forte dans la salle trop réverbérée, que ce chanteur intelligent corrigea vite ensuite avec la mélancolique « Chanson de Pierrot » de La Ville morte de Korngold, veloutant de brume ses demi-teintes lunaires. Diction parfaite, autant que l’allemande dans « Vision fugitive » de l’Hérodiade de Massenet et plus tard dans l’accent napolitain si difficile. C’est avec une belle liberté, naïve, sensuelle ou douloureuse, qu’il exprima délicatement les mélodies de Tosti, toujours d’une remarquable justesse d’expression.
À l’inverse, d’une simplicité un peu rude dans sa tenue de scène, qui s’assouplira, sourire et regard touchants d’enfant dans la puissance d’un corps qui semble tout droit issu de ses montagnes basques, dont il a la fraîcheur ingénue, Andeka Gorrotxategi-Azurmendi, ténor, déploya une voix étourdissante de facilité, mâle, merveilleusement riche et timbrée dans toute son égale tessiture : le son semble jaillir de sa bouche à peine ouverte comme un torrent pyrénéen irrépressible. On en est à trembler pour lui tant il se donne. Il est un Mario de Tosca impressionnant de sensualité et de révolte, un bouleversant Frédéric de l’Arlésienne de Cilea et, dans la tradition des grands chanteurs espagnols, il émeut avec deux extraits de zarzuelas, ces œuvres ibériques entre opéra et opérette, Maitechu mía d’Alonso et l’air bouleversant « No puede ser » de La Tabernera del puerto de Pablo Sorozábal, un très grand compositeur basque.
Pour finir, échangeant leur tessiture avec une déconcertante aisance, les deux chanteurs mirent une verve vésuvienne et solaire dans le fameux Funiculí-Funiculá où ils entraînèrent la si belle soprano Hye Myujng Kang.
Fleur pâle éclose sur la tige à peine jaune et argentée de sa robe, elle débuta par la scène d’Anna Bolena de Donizetti où le récit accompagné et l’air brouillent leurs frontières comme entre raison et la folie. La voix est lumineuse, égale dans toute sa tessiture, bien conduite, étire un beau legato et déroule les vocalises et les friselis de ses trilles avec une facilité qui n’a d’égale que son expression : à peine quelques gestes sans gesticulation et la tragédie est là, sensible et audible. Elle est une Liu de Turandot rouge de passion et sang, crédible et révoltée même dans son sacrifice, une Mimi de La Bohème touchante et frissonnante. Puis cette jeune Coréenne à peine arrivée en France stupéfie par la perfection de sa diction française, son sens du style et de la situation dramatique, offrant une déchirante méditation et invocation de la beauté face à son miroir et au temps qui passe : dans sa voix, son regard, son visage, l’air de Thaïs de Massenet semble renaître et prendre tout son sens.
On se sent plus heureux après un tel concert .
Photos M@rceau, de haut en bas : Marco di Sapia, Andeka Azurmendi, Hye Myung Kang.
24 novembre 2006