Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

dimanche, mars 31, 2019

COMMENT L’ESPRIT VIENT AUX FILLES



L’ÉCOLE DES FEMMES

de Molière

Marseille,

Théâtre du Gymnase,

21 mars 209
         La jeune et le vieux, la donzelle et le barbon
Toute une tradition culturelle, documentée largement depuis le Moyen-Âge, en fait sujet de dérision, de divertissement, carnavalesque, de farce. Dans notre Europe méridionale, un folklore immémorial atteste abondamment la vivacité du thème : fêtes printanières de la fertilité, on élit la Belle de Mai, on lui donne pour époux idéal le plus beau des jeunes hommes, Roi de la jeunesse (cap del jovent en Occitanie) ; on promène le couple idéal dans les réjouissances populaires et on vilipende le vieux, très souvent mari officiel de « la Belle mal mariée » de tant de chansons anciennes, forcément laid et jaloux : renversement festif et fictif, compensation et correctif,  par le rêve, de la réalité sociale : le temps d’un Carnaval.

         Cette simple thématique, la jeunesse triomphant en son désir naturel de la convention sociale qui livre au vieux, détenteur d'argent et de pouvoir, la possession de la jeune, cœur cruel de la Commedia dell’Arte, nourrit une vive veine romanesque et théâtrale de l’Espagne du Siècle d’Or. Molière, prenant son bien où il le trouve, y abreuve souvent sa verve, empruntant même au jésuite Baltasar Gracián son fameux : « Il n’y a plus d’enfants » du Malade imaginaire.  On connaît la source directe de L’École des femmes, La Précaution inutile de Scarron, qui ira jusqu’au Beaumarchais, Paisiello et Rossini du Barbier de Séville, pièce « espagnole » : Scarron puise sa pièce dans une nouvelle de la romancière María de Zayas qui, avec sa compagne, la dramaturge Ana Caro Mallén, forme un couple exceptionnel de femmes libres, vivant de leur plume dans la misogyne Espagne du Siècle d’Or. Leurs œuvres illustrent déjà un combat du féminisme, réclamant égalité et culture pour les femmes ; la seconde, dans une de ses pièces ayant survécu, crée une héroïne, déguisée en homme qui, renversant le mythe, force le volage Don Juan, épouseur à toutes mains, au mariage officiel. La première, dans ses nouvelles, aux héroïnes d’une rare exigence sexuelle, condamnées par l’Inquisition pour leur crudité, dans El prevenido engañado (La Précaution inutile de Scarron), dessine un héros courant de femme en femme et toujours déçu par elles, par leur fallacieuse intelligence, qui décide de se fabriquer l’épouse modèle : une enfant qu’il enferme pour la faire à ses goûts. Sa hantise maladive de l’adultère en fera le cocu vaincu par ses propres armes : l’inculture qu’il a inculquée à la jeune fille fait de sa femme une innocente adultère.
         Dans une société patriarcale où l’état fonctionne comme une famille et la famille comme un état, dans la verticalité Père, Roi, et Dieu au-dessus, la fille, avec le sceau de la virginité, passe du père au mari et celle qui n’en pas, au couvent ou reste la duègne, la vieille fille veillant jalousement sur la virginité des nièces. Dans les conditions d’enfermement de la femme dans une société misogyne, Don Juan, ne l’aborde pas avec l’autorité d’un père ni au nom de Dieu, il laisse parler la nature, de sexe à sexe, d’égal à égal : le libertin est le paradoxal libérateur de la femme[1].

On peut révéler d’autres sources probables à Molière : des Nouvelles exemplaires de Cervantes, qui ont un tel succès en France, El celoso extremeño (‘le jaloux d’Estrémadoure’) ; son entremés (saynète intercalée ente les journées d’une comedia) El viejo celoso, ‘Le vieux jaloux’ œuvres illustrant le fantasme et proverbe espagnol d’alors :  La mujer en casa con la pierna quebrada , ‘ La femme, à la maison et la jambe cassée’, pour éviter d’en faire une coureuse. On en trouve trace jusqu’à Viridiana de Buñuel, et, plus que dans ce film invoqué dans son À propos par Stéphane Braunschweig, dans Tristana du même cinéaste espagnol qui, après s’être émancipée par la culture et avoir fui avec un jeune amant, Horace (comme dans Molière), reviendra au bercail du vieux et finira cloîtrée, jambe amputée, mais après avoir facilité la mort de son geôlier. 
La dame sotte de Lope de Vega
         Cependant, il me semble que, sinon la situation, le modèle le plus proche de l’Agnès de Molière se trouve dans la Finea de La dama boba (1613), ‘La dame sotte’ de Lope de Vega. Deux sœurs antithétiques : l’une est un bel esprit, l’autre n’a pas d’esprit du tout. La première entretient en la demeure une savante académie (comme les futures Femmes savantes de Molière), la seconde désespère son père qui lui offre vainement les meilleurs maîtres, apparemment pour rien, écartelé entre ses deux filles, espérant toujours 

« Qu’une sache bien plus et l’autre beaucoup moins. »

Un père aux principes rigides sur l’éducation des filles que ne désavouerait pas notre Arnolphe, et pourtant libéral puisqu’on danse et chante dans une maison largement ouverte aux beaux esprits invités par sa savante fille, et à ceux qui courtisent la sotte. Dans son ingénuité, celle-ci assène à son père des vérités aussi cruelles que celles d’Agnès prodigue à Arnolphe ; il y a même une scène savoureuse où elle raconte innocemment s’être laissée, au premier pas, enlacer par un galant dans l’escalier, parce qu’alors cela lui a « paru bien » ; le père s’en scandalisant, elle rend l’embrassade au galant comme Agnès la révérence à Horace, pour s’en « désenlacer ». Son père l’exhortant à ne se laisser embrasser que par un mari, elle n’aura de cesse que de s’en choisir un, l’amant de sa sœur, rendue, dans la tradition néo-platonicienne, intelligente par l’amour, métamorphose qui l’émerveille :
Amour, étranges effets,
Qui de ta scïence naissent  
Car des ténèbres épaisses  
Tu tires les plus niais,  
Faisant parler les muets,
Et que l’ignorance cesse. 


École d’hier pour filles d’aujourd’hui ?

Actualité ? 
L’illusion en un progrès continu d’une Histoire linéaire n’est hélas plus de mise à nos jours. Les civilisations sont mortelles et les avancées sociales et sociétales, morales (des mœurs), ne sont jamais acquises, on le voit aujourd’hui, et nécessitent un combat permanent pour les défendre. Cependant, malgré de dangereuses percées obscurantistes, le statut actuel de la femme, du moins dans notre culture contemporaine, semble être une victoire du féminisme militant contre la misogynie toujours latente d’une société à lourd héritage patriarcal. C’est pourquoi on se demande d’abord pourquoi Stéphane Braunschweig donne un traitement moderne à cette histoire ancienne, suivant l’académisme déjà bien vieux de la « modernisation » des œuvres scéniques mis en faveur, dans les années 70, par les Ponnelle et Chéreau : sentant bien fort son demi-siècle usagé. Certes, notre époque, heureusement libérale en matière de couple, a vu des Eddie Barclay ou des Yves Montand convoler (et engendrer) avec des jeunesses, mais on ne sache pas qu’ils aient fait choix d’oiselles incultes ou d’oies blanches simplement parées de la joliesse de leurs plumes ; on pourrait même témoigner plus personnellement de l’intense bonheur du barbon passionnément attaché à cultiver, autant que le jeune corps, l’esprit d’une belle, lui donnant la liberté sur les ailes irremplaçables de la culture. On voit même aujourd’hui le haut et frappant exemple, inverse en genre, d’un couple illustre, semble-t-il construit, au départ, sur la culture. 
Corps en vitrine et langage du corps
Cependant, on est vite capté par une évidence visuelle et, plus que sur le droit à la culture de la femme, Braunschweig met en scène, en images troublantes, sur fond de misogynie du héros principal, le désir à la limite du viol, l’irrépressible appel de la chair, le langage du corps. Un corps aujourd’hui mis en vitrine.
Le texte dit : « La scène est dans une place de ville. » C’est une lumineuse salle de sport qui la remplace : deux bancs de repos, sac, deux bicyclettes plantées au sol, et l’immense miroir narcissique, ou déceptif, des satisfactions ou doutes des silhouettes et musculatures cultivées et préservées. Encore. Deux amis pédalent de conserve, côte à côte, et de concert : ils se concertent, déconcertent, dissertent dans la dynamique d’un pédalage d’hommes mûrs mais sportifs, sur le mariage, le danger du cocuage et des commérages, Chrysalde, avec une élégance de diction (Assane Timbo) et de pensée distanciée d’humour d’honnête homme qui sait relativiser les choses, Arnolphe, ironisant sur les cocus avec l’arrogance de tel qui se croit au-dessus du lot et des lois fatales pesant sur les maris, malgré le conseil de prudence de son ami qui craint pour lui un effet boomerang :


"Car enfin il faut craindre un revers de satire."




Il faut convenir ici de la trouvaille de Braunschweig : Arnolphe, barbon, grison, pas encore chenu en cheveux mais collier de barbe grise, pédalant avec une verte vigueur, semble courir après sa jeunesse sur son vélo : immobile. Combat perdu d’avance.
Il éponge sa sueur, s’habille : c’est apparemment un cadre mûr mais dynamique, agile, ou plutôt, agité, bourré, comme sans doute de vitamines et de dopants, de tics, de tocs, un toctoc, un toqué, obsessionnel du cocuage (Chrysalde parle de « marotte), misogyne sans faille mais féru paradoxalement du mariage avec une femme toute jeune. Il n’a pas la circonstance atténuante du démon de midi, cette fulgurance du désir pour un être plus jeune qui prend par surprise un être dans la fragilité de l’âge mûr. Chez lui, sans doute homme d’affaire, c’en est une longuement et froidement calculée, planifiée, préparée, nous dirions perpétrée : l’indigne séquestration d’une gamine à ses fins destinée, à ses goûts rétrogrades, à sa consommation, qu’il a décidé, dans sa monstrueuse expérience, de « rendre idiote autant qu'il se pourrait ». Sa phobie des femme « habiles », intelligentes, est telle que, résumant ce qu’il attend égoïstement d’une épouse,

« savoir prier Dieu, m'aimer, coudre, et filer »,
Il avoue :
«Tant, que j'aimerais mieux une laide bien sotte,
Qu'une femme fort belle, avec beaucoup d'esprit.»


On semble loin des Femmes savantes, où l’amant d’Henriette, Clitandre, jeune mais guère moins borné que Chrysale, apparemment libéral, a une tirade condescendante envers les femmes, proclamée et déclamée de toute la hauteur de sa supériorité masculine : 
Je consens qu’une femme ait des clartés de tout
Mais je ne lui veux pas la passion choquante
De se rendre savante afin d’être savante,
Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.



 Le savoir n’appartient qu’aux hommes. Chez les femmes, il est inavouable. Sois belle et tais-toi. Mais Arnolphe, pour autant, n’a pas choisi un laideron. Et Claude Duparfait, vif, nerveux, visage et corps en mouvements parlants même dans le silence, laissant sentir la faille intime chez ce tortureur torturé, laisse percevoir le désir dès qu’on le verra près d’Agnès.
C’est sans doute la réussite de cette réalisation, le fil du désir, l’appétit de la chair, l’érotisme, grivois ou discret, qui tisse cette pièce au titre déjà connoté pour les contemporains, cette École des femmes faisant clin d’œil malicieux à L’Escole des Filles ou la Philosophie des dames (1655), célèbre mais condamnée, deux dialogues croisés de deux cousines, l’innocente et la rouée, sur le plaisir au féminin en connaissance précise du désir et corps masculins. La salle de sport, érotisation du corps préparé au plaisir sexuel (quand, comme souvent, le sport n’est pas une perversion du moyen devenu fin en soi, face au miroir muet et non face aux yeux amoureux d’autrui) ; le retard des domestiques Alain et Georgette (remarquables Laurent Caron et Ana Rodriguez, puissants de tranquille présence voluptueuse) faisant lambiner Arnolphe à la porte, puis accourant, elle en déshabillé, lui en débraillé, ajustant leurs vêtements dans le désordre d’une rencontre sexuelle dérangée par l’arrivée intempestive du maître, bredouillant des excuses au double sens érotique, elle :
« Je souffle notre feu »,
le valet expliquant :
« J'empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte »,


petit oiseau du sexe masculin, chat au masculin de celui de la femme, qui sera celui d’Agnès, mort, comme sans doute, la virginité.
Déjouant intelligemment l’artificielle contrainte du lieu unique imposé par un classicisme interprétant abusivement Aristote, Braunschweig joue de rideaux transparents qui, avec l’effet miroir gardé du premier tableau, donne une profondeur séduisante et convaincante à la scène : Agnès, sur un lit, dans la pose mythique de la Lolita du film de Stanley Kubrik, en nuisette troublante, nonchalamment sur le ventre, une jambe repliée sur elle, en vitrine, encore défendue par le voile transparent, est l’objet du désir par ce corps cultivé dans la salle de sport. Chez Arnolphe, en costume, allongé près d’elle presque nue, ou lorsque, ingénue ou perverse, elle se trémousse sur ses genoux en lui contant ses journées sans lui, on sent planer, au-delà de la violence de la situation, chez ce prédateur, la tentation du viol. Génie de l’acteur ? On croit sentir sa voix baisser en volume, s’enrayer, s’enrouer doucement comme lorsqu’on est noué de désir : oui, la voix du désir. Lorsqu’enfin, à bout d’arguments devant une Agnès qui a gagné soudain, sinon l’intelligence naturelle qu’elle a, la culture qu’il lui a jalousement refusée, le repousse en lui opposant l’image juvénile d’Horace, ce digne Monsieur de la Souche, bien sous tous rapports, à qui tout réussit, parvenu qui a peut-être acheté un titre ronflant,  dans un accès frénétique, arrache ses vêtements, semblant vanter, vendre son corps encore montrable comme sans doute ses marchandises, nous avons une scène terrible où le grotesque le dispute au pathétique, qui ferme le cercle charnel ouvert dans un gymnase. Et il pourrait se désespérer à dire, en vers, comme je l’ai entendu en salle de sport, en prose : « À quoi bon me tuer à faire du sport si elle veut pas coucher avec moi ? »

Évidemment, quand le printemps du désir parle, que pouvait le barbon face au jeune homme ? Non que cet Horace (Glenn Marausse) en jeans, baskets, T-shirt et blouson, aux gestes et accent de jeune d’aujourd’hui, chantant « Volare…»… dont Arnolphe reprend ou imite, comme il imiterait pauvrement l’inimitable jeunesse, les « ho, ho », semble un irrésistible Don Juan au physique avantageux, même pas : mais il a ce charme attendrissant, cette innocence qu’on aime chez les jeunes et qui le destine, tout naturellement à l’innocente et juvénile Agnès.
Certes, on peut s’étonner que cette pauvre jeune fille cloîtrée par l’abus de pouvoir du tyrannique barbon, en  tenue légère et petit short sexy, arbore toujours, sur son nez mutin, un désarmant sourire et une constante bonne humeur et que, de son intérieur, elle paraisse autant que l’externe jeune homme, une fille de son temps par l’accent, les mimiques, la gestuelle. Mais (on en a vu des Agnès !), Suzanne Aubert est irrésistible, comment dire ? de grâce sans gracieuseté, d’un naturel direct, une sorte de prosaïsme joyeux, une sorte de gouaille naïve dans la leçon répétée sur les devoirs de la femme, grand moment de théâtre à la fois drôle mais terrible par le contenu, dont sa contagieuse bonne humeur désamorce la noirceur sinistre. À la façon dont, en gros plan projeté, armée d’une grosse paire de ciseaux, comme un adieu à l’enfance elle déchiquète ses photos anciennes semble-t-il, comme on l’a vue caresser ou agresser le chat, quand elle énonce, avec une moue et un regard, on ne sait si ingénu ou pervers : « Le petit chat est mort », on se demande si elle n’en prononce pas le meurtre rétrospectif. Ou la mort annoncée de sa virginité et son émancipation de la férule du tyran.

Du mariage
Georges Favre (Enrique), Thierry Paret (Oronte), ami et père d’Horace, par leur diction et allure dignes d’un meilleur sort, sont le ressort nécessaire à l’achèvement heureux d’une intrigue qui tourne mal. Pas de deus es machina ici, de miraculeuse intervention mais, derrière la convention, une réalité sociale que l’on ignore en matière de mariage à l’époque : la violence des pères en violation avec le droit canon religieux du mariage. Le Concile de Latran (1215), confirmé par les dernières sessions du Concile de Trente (1545-1563) fait du mariage l’union de deux libres volontés[2] dès l’âge nubile (12 ans pour les filles, 14 pour les garçons), sans nécessité de l’autorisation des parents et, pour Latran, sans même besoin d’un prêtre. Le droit civil, pour sauvegarder les intérêts politiques et économiques des grandes familles, élève la majorité pour le mariage à 25 ans pour les filles et 30 pour les garçons sous peine d’être déshérités s’ils n’ont pas l’accord des parents. Oronte a marié Horace sans le lui dire, abus de pouvoir parental. Arnolphe prétend épouser Agnès en contrevenant à l’Article XII du Concile de Trente qui déclare « nul le mariage entre le ravisseur et la personne ravie tant qu’elle est en sa possession » et n’a pas donné son libre consentement.
D’où la quantité de rapts consentis entre amants fuyant la tyrannie parentale, des mariages clandestins, déconseillés par l’Église mais non désavoués (astuce de Don Juan qui en fait collection). Et l’on remarquera, au-delà des lois de la bienséance théâtrale, que, le prêtre absent, c’est le notaire qui prolifère. C’est pourquoi, quand on étudie le XVIIe siècle, plus que la misogynie, poncif usé, c’est ce que j’appelle la gérontophobie, la haine des vieux, qui frappe le chercheur[3].  

L'École des femmes 
de Molière 
Marseille, Théâtre du Gymnase
du 20 au 22 mars 2019 à 20h 

Mise en scène, scénographie : Stéphane Braunschweig 
Collaboration artistique : Anne-Françoise Benhamou 
Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel 
Costumes :  Thibault Vancraenenbroeck 
Lumière :  Marion Hewlett 
Son Xavier :  Jacquot 
Vidéo :  Maïa Fastinger 

Avec Suzanne Aubert : Agnès ; Laurent Caron : Alain ; Claude Duparfait : Arnolphe ; Glenn Marausse : Horace ; Thierry Paret : Oronte ; Ana Rodriguez : Georgette ; Assane Timbo : Chrysalde ; Georges Favre :  Enrique. 

Photos : 
1. Alain, Arnolphe, Georgette (©Simon Gosselin);
2. Arnolphe, Agnès (©Élisabet Carecchio);
3. Arnolphe, Agnès;
4. Arnolphe, Agnès (©Simon Gosselin)
5. Arnolphe, Chrysalde, Horace, Oronte, Enrique.






[1] Cf Don Juan, le Baiseur de Séville, mon adaptation du Burlador de Sevilla prêté à Tirso de Molina, éditions de l’Aube, 1993, Préface, et la nouvelle version, Éditions Muse, 2017. Voir aussi mon essai D’un temps d’incertitude, Sulliver, 2008.

[2] Voir ma communication, «Violencia parental y violación canónica: el matrimonio» ,  Premier congrès international d’histoire et de pensée moderne : « Baroque, crise, plis ») , Madrid, 11-14 décembre 2018, (sous presse)
[3] Je renvoie à mon D’un temps d’incertitude, Deuxième partie : Incertitude du temps, VII. L’ère des pères ; VII. Combat de coqs, soleil couchant ; IX L’âge des barbons.

mercredi, mars 27, 2019

SÉRAIL DES FEMMES ET HOMME OBJET



BAJAZET

(1672)

Tragédie en cinq actes

de Jean Racine

par la Comédie Française

Avignon, Opéra Confluence,

20 mars 2019

Un improbable lieu
         Par l’obsession dogmatique de la règle des trois unités prétendument prêtées à Aristote, la tragédie française dite classique a d’involontaires effets plaisants. Pour l’unité de temps, on sait les contorsions du pauvre Corneille pour justifier les exploits multipliés de son héros le Cid en vingt-quatre heures. Celle du lieu unique donne lieu (justement), pour des raisons de vraisemblance à l’invraisemblable défilé d’amis, ennemis, qui se cherchent, s’évitent, s’aiment et complotent dans une sorte de hall de gare. Dans Bérénice, « La scène est à Rome, dans un cabinet qui est entre l’appartement de Titus et celui de Bérénice », mais ce « cabinet superbe et solitaire », « dépositaire » « des secrets de Titus » nous est présenté au lever de rideau par Antiochus, son rival, suivi de son confident[1]. Avec Bajazet, le lieu unique touche à l’absurde puisque tout se déroule dans le sérail des femmes du palais du Sultan, bien perméable ici aux hommes non châtrés : Acomat le vizir en disgrâce et son inévitable confident Osmin et Bajazet.
         Racine, qui se plie sans peine, à ces règles devenues académiques, est bien conscient de leur arbitraire. Dans la Préface à Bérénice, il répond avec humour à ses détracteurs ou défenseurs : « Qu’ils se reposent sur nous de la fatigue d’éclaircir les difficultés de la poétique d’Aristote » et, avec une élégante insolence, semble reprendre le crédo moderne anti- aristotélicien de Lope de Vega dans son Art nouveau de faire du théâtre pour notre temps (1609), affirmant : « La principale règle est de plaire et de toucher. »

Dramatisation de la justification : le regard interdit
         Cependant, sa lucidité rigoureuse sur l’invraisemblance de ce sacro-saint sérail où Roxane, Sultane par délégation du Sultan à la guerre, rencontre à découvert Bajazet condamné à mort par son frère qui en craint la rivalité, prête à Osmin (encore qu’il ne s’étonne guère d’être lui-même en ce lieu avec son maître) une logique objection que se fait le spectateur :  
Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d'invincibles remparts ?
En effet, c’est tenir en peu l’armée d’esclaves, d’eunuques veillant sur des centaines de femmes ou des milliers, dont les favorites, les concubines, selon leur rang, jalouses à mort les unes des autres, pour admettre les libres allées et venues des personnages masculins dans ce lieu fermé aux hommes, dont les rencontres entre Roxane et le prisonnier Bajazet condamné à mort qu’elle protège pour l’heure, pour  au moins ce « jour », habilement répété avec insistance par Racine pour souligner sans doute son respect de la règle de temps, dont il fait dramatiquement l’angoissante échéance fatale : tout commence et tout finit, acmé du drame. Cela le contraint, par la bouche d’Acomat, à fournir quelque explication à cette invraisemblance, en dressant un tableau du désordre du palais et du sérail, du régime en somme, qu’il a causé, pour prévenir sa propre disgrâce imminente, en répandant le bruit de la mort du Sultan au siège de Babylone (appellation antique du registre noble pour la contemporaine Bagdad comme Constantinople pour Istanbul) qui place donc Roxane en souveraine maîtresse des lieux et Bajazet en héritier légitime de l’empire ottoman.
Dans un souci d’exactitude et de couleur locale, Racine prend soin de faire dire au Vizir qu’il n’a d’abord communiqué qu’oralement avec une Roxane invisible cachée à l’évidence (si l’on peut dire), sans doute derrière l’opaque moucharabieh du Divan, la salle du conseil jouxtant le sérail, derrière lequel, parfois, le Sultan surveillait ses ministres et la Validé, Sultane-Mère toute puissante, ou la favorite : ces femmes  choisies, invisibles et muettes, écoutaient ainsi le conseil des hommes, donnant ensuite le leur en privé à leur maître. En tous les cas, le Sultanat des femmes est une période avérée d'une centaine d'années de l'histoire de l’Empire ottoman de la fin du règne de Soliman le Magnifique en 1566 jusqu'en 1656, durant laquelle les femmes du sérail exercèrent une influence politique considérable, nous nous demandons comment dans les conditions de leur confinement. Durant le règne troublé de Mourad IV (1623-1640), « le cruel Amurat » de Racine, ce fut la Validé, la Sultane-Mère Keusem (Keucène ou Kossem selon les graphies, une Grecque) qui dirigea le gouvernement avant d’être elle-même étranglée par la nouvelle Validé, mère du jeune héritier en 1651, sa propre fille adoptive. Historiquement, Bajazet fut effectivement assassiné en 1637, tradition du fratricide turc, sur l’ordre de son frère qui en redoutait la concurrence, il lui survivra peu, mais il n’y a pas de trace historique de la Roxane[2] de Racine dont Acomat dit :
                  enfin Roxane à mes yeux s'est montrée.
Invisible d'abord elle entendait ma voix,
Et craignait du sérail les rigoureuses lois.

Élément dramatique judicieux qui brosse subtilement, avec un pittoresque propre à séduire le public, la manipulation du Vizir qui, répandant la rumeur de la mort d’Amurat et les lendemains incertains de sa favorite cherchant une autre faveur, a créé en Roxane, lui vantant les charmes d’un Bajazet proche et lointain, interdit à ses yeux, « la pulsion scopique » diraient les psys, le désir de le voir :
                                                La sultane éperdue
N'eut plus d'autres désirs que celui de sa vue.

Au trouble qu’il a créé, Acomat a ajouté la corruption, en sorte que, les gardes achetés,
         Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir.
Roxane vit le prince.
C’est ensuite l’invraisemblable et périlleuse situation de cette rencontre qui crée les conditions psychologiques, politiques et amoureuses, de la complicité entre Roxane et Bajazet entraînant, finalement et fatalement, celle de tous ceux qui trempent et trompent dans cette conspiration :
Soupirs d'autant plus doux qu'il les fallait celer,

         L'embarras irritant de ne s'oser parler,
Même témérité, périls, craintes communes,
Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,
Sortis de leur devoir, n'osèrent y rentrer.
On remarque que le subtil Acomat, qui n’a pu se tromper, parle d’un réel commerce amoureux entre Roxane et Bajazet dont « le salut dépendait de [lui] plaire » à celle qui tient en sa main son salut par « ses soins », « sa complaisance » avec, pour résultat, une « intelligence » entre les deux, qui sera démentie par le héros face à Atalide.
Le Sultan absent, au loin, à l’extérieur, Acomat, en ce lieu confiné, pour irréel qu’il nous paraisse, a tramé ce que Corneille appelait une intrigue de cabinet », mais dans un cabinet et des protagonistes pour le moins irréels.

Irréalité du drame, réalité des sentiments
Aussi sait-on gré à Éric Ruf d’avoir évité toute tentation de mettre en scène une réalité autre que celle du texte et du jeu, des sentiments, amour, jalousie, intermittences du cœur, sans doute universels, sans doute exacerbés par les contraintes du lieu et de la situation qui presse si l’on en accepte la romanesque donne, mais invraisemblables justement eu égard à tout cela : au plan de la réalité hypothétique, politiquement, Roxane est bien fondée pour exiger, de Bajazet, par précaution, un mariage, même dérogatoire aux lois impériales ; celui-ci peut arguer de cette même tradition pour le refuser mais c’est encore une autre invraisemblance puisque rien ne l’empêche de feindre de s’y résoudre et de répudier, et même éliminer, autre tradition, l’épouse encombrante sitôt son salut assuré, comme le lui conseille cyniquement Acomat. Pour ce qui est du niveau de la fiction amoureuse, si Roxane et Bajazet semblent au mieux, l’on comprend mal qu’ils s’aiment sous couvert d’Atalide, soumettant la jeune femme à ces revirements sado-masochistes, parlant mieux au nom de l’amant qu’il ne parle lui-même comme le remarque Roxane. Un prétexte fictif de grande Histoire pour un texte d’histoires d’amour, dont chacun peut comprendre, sans forcément les partager, les contradictions et excès : au cœur du sérail, deux femmes, ambitieuses différemment, se disputent un homme, faible malgré les exploits qu’on lui prête, dont la fidélité semble reposer plus sur l’acharnement que chacune mettra à le garder que sur sa volonté propre : un homme objet.
Réalisation de l’irréalité
 Du temps de Racine, des banquettes, réservées à quelques seigneurs, encombraient la scène, qui me fait regretter, à supposer qu’un critique eût joui d’un tel privilège, de ne pas m’y trouver pour goûter au plus près l’expression physique des comédiens, imperceptible par une distance de fond de parterre dans la démesure de cette salle où même les voix, au début, se diluaient avant qu’une discrète sonorisation ne vînt les secourir.
Avec un tabouret, une seule banquette ici, frontale, sur un opaque amas d’armoires en fond, cour et jardin, de front ou de côté, s’ouvrant parfois sur des robes dessinant un chaos indistinct de pleins et de vides, des espaces labyrinthiques, dédale figuré du sérail, où passeront parfois d’inquiétantes vagues ombres blanches, univers, de notre grande distance à la scène, nébuleux, fantomatique, brume des visages, qui sert paradoxalement, la pénombre des cœurs de ces lointains héros.

Une indistincte lumière caresse vaguement les corniches, les arêtes des armoires, s’ouvrant parfois mystérieusement sur des robes ou sur le vide et l’ombre, autant d’armoires de Barbe-Bleue à l’échelle orientale d’un harem dont cette vaste collection de souliers de femmes sur la scène, en dit à la fois le nombre, l’anonymat, la présence et l’absence : pas de la tête au pied en portrait, mais femme invisible de bas en haut imaginé. Comme un autre trophée masculin, dépouille d’une conquête, ou un rêve féminin de fête ou de mariage, une robe blanche exhumée reste accrochée sur un cintre, éclairant de sa lumière diffuse l’ombre environnante. Parfois, des rires de femmes en coulisses profondes créent l’illusion d’un extérieur distant et joyeux, une lointaine musique de grave viole de gambe distille une noble mélancolie entre les actes.
Huis-clos, champ clos devenu lieu du pouvoir quand Roxane y entre et du pouvoir de l’amour quand Bajazet pénètre ce monde de femmes, pion essentiel du complot d’Acomat. Et l’extérieur, les coulisses, sont semées de périls au récit agité qu’en fait le Vizir à son confident Osmin, vêtu de moderne façon à ce qu’on peut juger à cette distance. Scène d’exposition des nouvelles chaudes de l’armée et des troupes d’Amurat qu’apporte un puissant Osmin (Christian Gonon, qui donne une forte présence au rôle ingrat de confident) et explications du complot, de la situation précise dans l’imminence décisive du coup d’état et l’urgence de la situation par un Acomat nerveux, fébrile (Alexandre Pavloff), dont la voix se perd un peu au début dans l’immensité mais se retrouve avec, presque plaisamment dans cette tragédie, des accents exaspérés, presque de comédie, d’un fin politique, séduisant même de machiavélisme, face au bloc d’inertie et de mollesse de ce Bajazet pour lequel Roxane et lui misent gros : leur vie. 
Quatre femmes arrivent, on s’étonne, dans le simple appareil, peut-être de beautés arrachées au sommeil comme dirait Néron, vêtues de vagues tuniques blanches, sans le faste pourtant prêté au sérail, indifférenciées, sans doute subtile trouvaille de la mise en scène : neutralité indifférenciée du sérail avant la distinction du troupeau de femmes en esclaves, concubines, selon le bon vouloir de la Validé qui en décide souverainement, et favorites selon le goût du Sultan choisies par la maîtresse-mère : étrange matriarcat.
Durant la longue tirade d’Acomat, l’une des femmes enfile des bottines comme si elle passait une cuirasse et l’on identifie alors Roxane qui s’adresse, en maîtresse, à Acomat :
« Il suffit ».
Quatre femmes, deux suivantes respectivement pour Atalide et Roxane. Rien donc, à part l’action de se chausser ne semble distinguer cette dernière des autres. Lorsqu’elle sort de l’anonymat, cette modeste apparence nous fait prendre en pitié et sympathie cette femme dont nous avons appris, dans la scène précédente, qu’elle est la victime, dans le complot du Vizir, d’une manipulation tissée par Acomat, et entretenue par Bajazet et Atalide, qui expriment la pleine conscience morale qu’ils en ont.
Cependant, dans la méfiance et ce jeu de dupes généralisés, même Atalide, qui abuse Roxane sur l’amour que lui porterait Bajazet, est la dupe de ce dernier (Roxane ignore encore leur amour), puisqu’Acomat, confie à Osmin que la jeune femme est le prix dont on va honorer ses services :
                           pour s’appuyer de moi,
L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.
Pas d’amour pour le cynique Vizir mais la nécessité politique d’unir à son sort une descendante des Ottomans et s’assurer d’un pouvoir qu’il ravirait sans doute à Bajazet et Roxane s’il les mettait sur le trône et qui se débarrasseraient de lui.


Bajazet, arrive, grande armoire noire, affublé d’une longue tunique comme les femmes, s’assied aussi sur leur banc, devant la robe blanche qui semble couler sur lui, ou, lui, la prolonger. Malgré la chaude couleur, sûrement africaine, de Birane Ba, qui déréalise encore plus la pièce, les Africains étant la plupart du temps des eunuques gardiens du sérail, à l’exception du terrible Orcan exécuteur des basses œuvres d’Amurat envoyé pour faire justice, c’est l’incolore jeune premier racinien, fade amoureux dont on comprend difficilement qu’il ait suscité le désir de Roxane et la passion sacrificielle d’Atalide.  

Atalide tient de la femme enfant plongée malgré elle dans un drame qui la dépasse où elle grandira jusqu’à une dimension tragique. N’était-ce la mort qui plane, les scènes de dépit amoureux, ses revirements, relèvent de la comédie. À ce rôle, Élise Lhomeau apporte une ardente fraîcheur, une force fragile, une puissance souvent brisée par les sanglots, tombant dans les bras de son esclave Zaïre, la tendre Juliette Damy, touchante solidarité de femmes prisonnières du destin et du sérail. Mais, dans une scène magnifique, les deux rivales, Roxane et Atalide, habillées de la même robe d’un rouge de sang foncé, et coiffées pareillement au point de se confondre, s’affrontent de façon grandiose : deux fauves sur pied d’égalité, se disputant, on ne sait trop pourquoi, la l'insipide proie de cet homme objet, visiblement indigne de leur passion.
Zatime, incarnée avec douceur par Claude Mathieu à la belle voix tragique, est l’ombre fidèle de sa maîtresse mais aussi attentive à la jeune Atalide et on peut supposer qu’elle suivra Roxane dans la mort.
Acomat, cynique politique, pervers manipulateur, qu’on a vu prêt à toutes les compromissions pour sauver sa peau, au bord de l’hystérie quand la tiédeur de Bajazet ou l’ardeur de Roxane compliquent son plan, trouve à la fin une grandeur cornélienne :
 Et, s’il faut que je meure,
Mourons, moi, cher Osmin, comme un vizir et toi,
Comme le favori d’un homme tel que moi.
Saisissante image, c’est l’ombre qui, lentement, engloutit le suicide d’Atalide, réduite doucement à une vague tache blanche de lumière, qui permet, avant de s’éteindre, de voir qu’elle s’étrangle elle-même, grâce au cintre de la robe, avec le même terrible ruban de soie dont usaient les muets : la menace permanente dans le hors scène, dont Bajazet a déjà subi les effets réels, se matérialise enfin au cœur du lieu.
Sommet du tragique : Roxane et sa voix
         Le texte n’est pas « chanté », n’est pas déclamé avec grandiloquence : il est dit avec un confondant naturel qui respecte la souplesse expressive des vers et leur compte métrique avec les nécessaires diérèses accentuant certaines monosyllabes ; le bras en accompagne naturellement parfois le rythme comme un prolongement émotionnel découlant même du sens. N’était-ce la colère compréhensible d’Acomat face à la mollesse de Bajazet, le désespoir d’Atalide ou encore le soliloque cruellement ironique de Roxane qui découvre qu’elle est jouée par tous, c’est d’une telle sobriété dans l’expression que, dans le confinement de ce lieu où tout doit être étouffé par prudence (et Bajazet littéralement par les lacets des muets étrangleurs du sérail), je dirais, si je n’avais utilisé les termes pour une de de mes pièces3, que c’est « une tragédie murmurée ». Le sommet en est la Roxane de Clotilde de Bayser qui, avec le pouvoir absolu, de vie et de mort qui lui est conféré, reste malgré tout une simple femme humaine, amoureuse, manipulée, trompée, entretenue par tous dans « l’erreur fatale », trahie, poussée pratiquement à l’inéluctable par la découverte humiliante et cruelle du complot. On sait ce qui attend Bajazet s’il sort de ce lieu, attendu par les eunuques étrangleurs et lorsque, interrompant ses justifications enfin sincères, plus que lui intimer un ordre, d’une voix intime d’une légèreté désinvolte, presque badine, engageante, animée d’un geste gracieux de la main et des doigts, elle lui dit doucement, le fameux : « Sortez ! », dans son apparente banalité, c’est un sommet émotionnel de tragédie.
Bajazet de Jean Racine
Avignon, Opéra Confluence
Mercredi 20 mars
Mise en scène et scénographie :  Éric Ruf
Costumes :  Renato Bianchi
Lumières :  Franck Thévenon 
Son : Dominique Bataille
 Acomat : Alexandre Pavloff ; Osmin : Christian Gonon ;  Roxane : Clotilde de Bayser ;  Zatime :  Claude Mathieu ; Atalide :  Élise Lhomeau  ; Zaire : Juliette Damy ; Bajazet : Birane Ba.
Une production Comédie-Française / Théâtre du Vieux-Colombier
Représentation en co-réalisation avec La Garance, Scène Nationale de Cavaillon.

Photos © Vinent Pontet.

1. Armoires et chaussures ;
2. Roxane enfilant ses bottines (D. Podalydès en Acomat);
3. Acomat aux pieds de Bajazet; 
4. Atalide ;
4. Atalide et Zaïre;
5. Roxane découvrant la réalité.

 






[1] Voir mon ouvrage, Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, L’espace poétique de la poésie, Le Seuil , 2000 , Prix de la Prose 2001, p. 124. Voir aussi mon essai D’un temps d’incertitude, I, VII L’empire des passions, ,« Racine baroque », Sulliver 2008
[2] C’est sans doute un souvenir de la Roxelane, esclave ukrainienne, favorite de Soliman le Magnifique qui, fait exceptionnel, l’épousa, causant le rejet postérieur de tout mariage pour un Sultan, d’où l’utopique et exorbitante exigence de la Roxane de Racine à Bajazet.
[3]  L’Ombre de Don Juan, Cahiers de l’Égaré, 1989.

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