FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA ROQUE D'ANTHÉRON
PARC DE LA MAISON BLANCHE,
MARSEILLE, 2 AOÛT 2022
Audrey Vigoureux, récital de piano
Dans un jardin
ombreux où chante une fontaine, avec la nuit tombée, les indiscrètes cigales de
la Roque semblent avoir délégué leur rauque rengaine à quelques rares oiseaux
qui jouent les prolongations crépusculaires pour se taire peu à peu, peut-être
impressionnés par le grand volatile noir luisant de projecteurs, aile déployée,
prêt à prendre son envol de son nid, une estrade à ras du sol sur fond d’un
brouillon végétal griffonné sous un arbre : le piano.
C’est le parc
moelleux de verdure de Maison blanche, locale appellation de la Mairie des 9e
et 10e arrondissements de Marseille dont Anne-Marie d’Estienne
d’Orves, Maire de secteur, ancienne adjointe à la culture, viendra sobrement
présenter le programme de la soirée et d’autres à venir.
Mozart, Fantaisie
en ut mineur, K. 475
De noir vêtue,
la brune pianiste attaque son récital par Mozart, disons, littéralement,
s’attaque à une œuvre étonnante,
sinon dissonante dans son œuvre, ne serait-ce que par sa tonalité mineure
rarissime, la
Fantaisie n°4 en ut mineur K475, composée en 1785 pour une de ses élèves viennoise sans
doute de très haut niveau : un parcours semé d’embûches, un répertoire de
difficultés dans lequel le compositeur joue de toutes les surprises, déjoue les
attentes, rythmiques, harmoniques, semant et brisant la ligne de silences
inattendus, avec des audaces tonales et une liberté totale qui, même en
brassant le passé et le stylus phantasticus baroque, embrassant encore
les élans tempétueux du Sturm un Drang, dépasse, outrepasse même, le
serein classicisme viennois dans une vision, une prévision sonore de Beethoven,
qui fera de cette puissante et parfois furieuse fantaisie, lyrique, théâtrale,
« tragique » selon certains, un modèle pour les futurs compositeurs
romantiques. Mozart n’a pas été un créateur de formes musicales, ni
instrumentales ni vocales : si toute son œuvre disparaissait, l’histoire
de la musique n’y perdrait rien, mais la Musique perdrait, sinon tout, une part
incommensurable de son patrimoine. S’en tenant donc strictement aux formes
musicales canoniques de son temps, Mozart les a toutes sublimées, en a rendues
indépassables ses réalisations.
Cependant,
déjà étonnante par sa rare tonalité principale d’ut mineur chez ce grand maître
du majeur, cette Fantaisie, une forme sans forme qui livre un libre pas
fantasque à l’improvisation, laisse imaginer comment aurait pu évoluer son
écriture qualifiée ici, justement, de « beethovénienne ». C’est pourquoi on
sait gré à Audrey Vigoureux d’avoir d’entrée ouvert son concert par cette page,
déconcertante, d’un Mozart que son jeu, pulsionnel et construit, accusant les
contrastes, de dynamique, legato/staccato, piano/forte, semblant hésiter au
bord de silences comme des gouffres avant d’y plonger hardiment, arrache ainsi aux
grâces sinon gracieusetés pomponnées d’une tradition de clichés confortables
d’écoute paresseuse. Elle ne cherche pas à coudre ce que, sinon le genre, le
morceau a de décousu, faisant se succéder, après le dramatisme théâtral de
l’adagio initial comme un mystérieux rideau de scène qui s’ouvre lentement, les
plages lyriques, pathétiques ou tendres, pointillées de pas presque menaçants, perdus
dans l’ombre et se précisant en piquantes pirouettes pittoresques et badines de
l’allegro trémoussant de triples croches, triolets, trilles limpidement détachés avant
un retour, sorte de da capo varié, au début dramatique, qui clôt l’œuvre sur
elle-même.
Beethoven, Sonate N°23 en fa mineur opus 57 « Appassionata »
C’est par cette œuvre, aussi connue
que celle de Mozart l’est peu, que la pianiste conclura son récital, fermant à
mon avis une parenthèse logique, même si sa cohérence n’est pas indiquée
sur le programme, tant l’évolution de Mozart de la Fantaisie semble concrétisée
par la révolution de Beethoven, illustrée justement par cette sonate.
Beethoven n’a
pas non plus créé de formes, mais, loin de les respecter comme Mozart, il les a
détruites. Même si elle semble ébauchée en 1804, en plein classicisme
représenté toujours par Mozart mort et un Haydn toujours actif, même si elle respecte
la norme classique de la sonate en trois mouvements, un andante modéré précédé
de deux allegros, il s’en va de beaucoup que Beethoven en suive les sages
schémas.
Beethoven
l’estimait sa plus grande. Romain Rolland en disait que c’était « un
torrent de feu dans un lit de granit » et il y a du vrai dans cette
vision je dirai « élémentaire » qui allie les trois éléments, eau
feu, matière, à laquelle j’ajoute l’air
implicite puisque Beethoven, sans récuser ce titre d’ « Appassionata »
qui n’est pas de lui, disait que, pour comprendre sa sonate, il fallait lire La
Tempête de Shakespeare, qui implique forcément le vent tempétueux, par
ailleurs symbolisé par le personnage poétique d’Ariel, esprit follet de l’air
opposé au tellurique Caliban, esprit de la terre, le magicien Prospero,
duc de Milan déchu, représentant entre les deux la raison et la culture, un
arbitre arbitraire, tyrannique, par ailleurs esclavagiste puisque ces deux personnages antithétiques sont ses esclaves.
Plus que la tempête elle-même, la thématique théâtrale révélée par Beethoven
lui-même, allégorise un affrontement manichéen des principes du Bien et du Mal,
une lutte qui peut être celle de l’humanité mais intériorisée par l’homme, déchiré
de contradictions.
Le compositeur,
s’il a surmonté sa tentation suicidaire exprimée dans le Testament d’Heiligenstadt
de 1802, quand il découvre que sa surdité est irréversible, n’en est pas guéri
pour autant. Sans calquer abusivement la vie sur l’œuvre, il est difficile de ne
pas sentir, ressentir dans les déchirures de la ligne, les déchirements, le
sentiment tragique de la vie de Beethoven, dans la torrentielle course à l’abîme
de doubles croches plus que fiévreuses, frénétiques. La forme en est très
novatrice, inédite, inouïe, explore des chemins musicaux inconnus, expérimentaux :
découpage personnel des parties, modulations
surprenante chevauchant des tonalités, l'absence de reprise. Il y a déjà un
futur de la musique dans cette composition au présent existentiel de Beethoven.
D’une effroyable
difficulté technique, on comprend que les pianistes s’y veuillent mesurer, comme
un défi. Gagné pour Audrey Vigoureux qui, dans son jeu, déploie une vigueur, un
dynamisme sans faille, sans faiblesse dans cette pièce d’une exigence physique
redoutable, doublée d’une concentration mentale de fer pour mener à bien, sans
débordement dangereux, cet impétueux torrent au rythme haletant. On ne volera
pas au secours de la victoire en saluant, comme tout le public soulevé d’émotion,
cette interprétation rageuse, orageuse. Mais, à exalter et souligner la veine
et la verve excitées, excitantes de cette œuvre, un seul bémol : ajouter
de la passion à l’« Appassionata » relève un peu de la
redondance.
Chopin, cinq nocturnes (op. 9 et 48)
Entre l’arche de
Mozart et de Beethoven, doubles parenthèses atypiques, hérissées d’audaces
périlleuses, Audrey Vigoureux avait niché, amoureusement cinq Nocturnes rêveurs
de Chopin.
Le genre du
nocturne, forme sans forme précise, en un seul mouvement, reçoit ses lettres de
noblesse romantique de l’Irlandais John Fields (1782-1837), qui l’invente
pratiquement, enfant prodige, représentant en pianos, courant l’Europe, pianiste
virtuose, compositeur prolifique qu’on ne dira pas inconnu mais à coup sûr
méconnu aujourd’hui alors qu’il jouit d’une grande célébrité en son temps. Liszt, le bohémien regrettait sa désinvolture bohème qui
lui faisait négliger son œuvre et, appréciant ce compositeur, fit en 1873 une
édition de ses partitions. Pianiste précurseur, Fields préfigure Chopin auquel
on le compare : on l’interprète parfois à la lumière de celui-ci, alors
que c’est Fields qui explique et anticipe Chopin qui l’admirait et jouait.
Les Trois nocturnes (op. 9) en gardent une indubitable présence. Sans
référer forcément à la nuit, le nocturne, poème musical bref, développe une pensée,
fait éclore une atmosphère, exhale un sentiment souvent tendre, délicat, mélancolique,
une confidence sans voix, mais à la vocalité perceptible du bel canto
romantique, aux arcs élégants de la mélodie arrondie, caressante et sensible de
Bellini, perceptible chez Fields, avouée et revendiquée par Chopin qui référait
même à l’art vocal de la Malibran. C’est un chant, un enchantement que la
pianiste déploie avec légèreté dans ces arabesques, ces broderies de la plus
belle manière, sans maniérisme, sans rien qui pèse et qui pose, avec un naturel
où tout semble couler de source dans ce nocturne parc avec une douceur entre
nostalgie et vaporeuse volupté.
Des Deux nocturnes
(op. 48), de 1841, plus longs, le premier, d’une fausse simplicité,
semble exprimer une intense douleur qui, dans le second paraît s’être diluée,
sinon apaisée, en incurable mélancolie. Chopin doit beaucoup de sa célébrité à ses Nocturnes,
et il est vrai qu’ils en sont comme sa signature. Audrey Vigoureux semble en
avoir fait la sienne pour ce récital puisqu’elle nous gratifia de deux autres du
compositeur, alors qu’on l’espérait sur ce Bach dont elle a enregistré l’intégrale
pour clavier avec David Fray, Jacques Rouvier et l’Orchestre National du Capitole
de Toulouse.
Formée à Aix-en-Provence,
Marseille et Paris, avec une carrière largement internationale et un enseignement
fixe à la Haute École de Musique de Genève, elle nous faisait la grâce de se
poser une nuit dans ce parc, bercé d’une miraculeuse douce brise, mais percé
par les piqûres de moustiques rappelant la Roque en ses début.
Photos : Pierre Morales