ASTOR PIAZZOLLA, MONTEVERDI, COUPERIN
Piazzolla
Le
vingtième anniversaire de la mort du grand compositeur argentin Astor
Piazzolla, né en 1921 à Mar del
Plata et décédé le 4 juillet 1992 à Buenos Aires, a donné lieu à un certain
nombre de disques et de concerts dont j’ai parlé ici.
De Piazzolla, on sait en général qu’il a révolutionné le tango
moderne, mais, compositeur classique également, il lui a donné de plus la
dignité de ce qu’on appelle la
grande musique.
À huit ans, son père lui offre un bandonéon, ce petit accordéon
emblématique du tango. Cela ne passionne guère le petit garçon, féru de jazz,
qui découvre Bach et en reste marqué à jamais. Il s’intéresse finalement au
tango, se met à en composer se mêle aux plus grands orchestres de son temps
mais, parallèlement, c’est la musique classique qu’il cultive, sa grande
vocation. Il prend des cours avec l’un des plus grands compositeurs argentins
de son temps, Alberto Ginastera, ne rate pas, chaque après-midi, les
répétitions de l’orchestre du théâtre Colón, l’un des plus importants du monde.
Il fonde, cependant, des ensembles orchestraux, grave des disques de ses
propres tangos.
Finalement, lauréat d’un prix de composition, il bénéficie d’une
bourse et le voilà arrivé à Paris, dans la classe de composition de la fameuse
Nadia Boulanger, qui a pour élèves nombre de
compositeurs qui vont devenir célèbres, dont Leonard Berstein. Peu convaincue
de ses compositions strictement classiques, elle le pousse à approfondir ses
racines musicales culturelles, dont le tango, et c’est la révélation : la
musique populaire qu’il méprisait un peu va devenir une source profonde
d’inspiration.
De retour à Buenos Aires, trois ans après, en 1953, il va fonder un
orchestre à cordes, un octuor et un quintette, quinteto tango nuevo, qui jouent
ses partitions qui mêlent le tango des années 40, la milonga, dans une savante
synthèse de la musique populaire argentine et des trouvailles les plus
progressives de la musique néoclassique des années 40 (Bartok, Stravinski), sans oublier son maître
Ginastera et du jazz.
Les
traditionalistes reprochent violemment à Piazzolla de défigurer le tango avec
son ambitieuse musique mais il a des partisans enthousiastes. Il intègre dans
l’accompagnement, outre le traditionnel bandonéon, le violon, le piano, la
contrebasse, la guitare électrique. Il met en musique des poèmes du grand
écrivain Jorge Luis Borges, en fait des tangos. Il compose parallèlement des
concertos et rencontre en Horacio Ferrer un parolier à sa hauteur. Il est le
librettiste de son opérette María de Buenos Aires, créée en 1970, en Italie, sans succès alors mais
qui, depuis, a fait le tour du monde. Il lui doit le texte de deux de ses plus
beaux tangos, devenus des classiques depuis, Balada para un loco, ‘Ballade pour un fou’ et, en 1968, Chiquilín de
Bachín
Le Festival de musique baroque et classique de Marseille avait
proposé un concert dans lequel Piazzolla était encore à l’honneur, couplé avec
un exemplaire compositeur baroque, rien de moins que Bach, par les Organistes
et l’Ensemble d’Accordéons du CNRR (Conservatoire National à Rayonnement
Régional de Marseille), direction artistique assumée par Annick
Naddeo-Chavalier, d’André Rossi pour l’orgue et de Sylvain Gargalian pour l’Ensemble d’accordéons. Plus récemment (voir
plus bas 15 novembre 2012), le magnifique concert Orgue et hautbois aux
Réformés finissait sur une apothéose
de Piazzola transcrit pour ces instruments.
Citons aussi pour mémoire le disque
déjà présenté ici (juillet 2012) de l’ensemble
baroque marseillais Una Stella Italia 1600/Argentina 1900 et
leur concert cet été au théâtre Silvain, qui mêlait musique baroque, instruments baroques, Monteverdi et Astor
Piazzolla, avec la complicité du Duo intermezzo qui consacrait également un disque Indé !SENS !, déjà présenté, à ce compositeur, Balada para un
loco.
Piazzolla/Monteverdi
Una
Stella semble avoir fait école
puisque un autre disque est également paru, par la Cappella Mediterranea, dirigée par Leonardo García Alarcón, PIAZZOLA/MONTEVERDI, label AMBRONAY qui mêle instruments baroques et bandonéon. Le
disque s’appelle Una utopía argentina, ‘Une utopie argentine’. Belle utopie, il est vraie,
venue des Amériques, cette terre justement des rêves utopiques, ici, celui de
joindre à notre Méditerranée dont cette chapelle porte le nom, ces rives
atlantiques du Plata, ces vagues soulevées du tango, sur les ondes dorées d’une
musique sans frontières : verdeur de pampa et pimpantes couleurs des
pampres enrubannés de Monteverdi, presque littéralement, ‘vert mont’, ‘mont
vert’, baigné de nostalgie, de
mélancolique brume sentimentale. Le tango, un sentiment triste qui se danse, de
l’amour à la peine et, dans les madrigaux, l’amour toujours au bord de l’abîme,
de la joie solaire d’Orphée sombrant dans le drame. Le fol d’amour de la
tradition courtoise a son pendant dans le fou de la Balada para un loco et le Lamento della ninfa, la douleur amoureuse de la nymphe abandonnée
n’ayant pas de sexe, a son écho dans les plaintes de tant de tangos de
l’abandon : universalité du sentiment et du cœur d’amour blessé.
Musicalement, il y a comme une évidence transposée à l’oreille des
ailes des violons (Girolamo Bottiglieri, Juan Roque Alsina) planant sur déploiement argenté du bandonéon de William
Sabatier qui auréole de grâce
lumineuse le chant intime si tendre de la soprano Mariana Flores et du baryton Diego Valentín Flores arpégé, piqué, contrepointé par la délicatesse des
cordes pincées autant du théorbe, de la guitare baroque et électrique par le
même Quito Gato que de la harpe
(Marie Bournisien), du clavecin, de l’épinette et de l’orgue du
continuo (Leonardo García Alarcón,
plus piano), la viole de gambe (François Joubert-Caillet) et la contrebasse (Romain Lecuyer) assurant leur sombre couleur de miel à la plainte
rauque du cornet à bouquin de Gustavo Gargiulo. Ce sont des arrangements d’une grande
finesse : la « Sinfonia » de l’Orfeo est une véritable recréation ; « Dormo ancora », tiré du Ritorno
d’Ulisse in patria , presque à
mi-voix par le baryton est poétiquement vaporeux, onirique, le bandonéon s’y
étire voluptueusement avec d’étranges couleurs entre sommeil et réveil, dans la
nébulosité du rêve. Pas de solution de continuité donc entre Monteverdi à
l’instrumentation élargie et ces morceaux de Piazzola, comme Muerte del
ángel, de 1962, une milonga
instrumentale âpre et cinglante. Chiquilín de Bachín, c’est l’évocation déchirante d’un petit gamin de
Buenos Aires. Même la nuit du 6 janvier, Épiphanie pour les Français mais jour
des Rois, équivalent de Noël pour les enfants du monde hispanique, pour
survivre, l’enfant vend des roses dans une brasserie. Une prostituée
s’attendrit de voir ce petit ange vendre ses fleurs cette nuit de fête pour les
enfants :
La nuit,
visage sale, /d’Angelot en blue jeans,/ Il vend des roses aux tables/ De la
brasserie de Bachín. Si la lune brille sur le gril,/ il mange de la lune et du
pain de suie. […] Pitchounet,/ donne-moi un brin de voix/ si je sors pour
vendre/ Mes hontes en fleurs.
Chanté magnifiquement par la soprano Mariana Flores qui illustre au mieux ce Libertango, ce tango nuevo, plus lyrique que simplement rythmique.
Au-delà des frontières,
François Couperin : Les Nations
(Sonades et
Suites de symphonies en trio)
On a plaisir à évoquer non un compositeur français inconnu, mais un
peu négligé, François Couperin
(1668-1733). On le surnommait « le Grand » car il était de l’illustre
dynastie de musiciens. Il fut effectivement aussi grand organiste titulaire que
claveciniste et maître réputé. Son
œuvre est autant profane que religieuse. Comme son contemporain l’Aixois Campra
(1660-1744), il entend faire une synthèse entre les goûts musicaux français et
italiens. C’est son œuvre pour le clavecin, (quatre livres entre 1707 et 1730)
qui fait sa gloire et le range à côté de Rameau comme le grand maître de cet
instrument en France. Son traité L’art de toucher le clavecin publié en 1716 est précieux pour connaître son
enseignement et l'interprétation de son temps.
On salue ce double CD Ambronay, distribution Harmonia Mundi, qui
allie beauté et élégance, grâce et force, enregistré par l’Ensemble Les Ombres,
dirigé par Margaux Blanchard et Sylvain
Sartre. On voyage avec
bonheur dans, sinon Carte du Tendre européenne, cette tendre cartographie chorégraphique d’une Europe
encore sans frontières, bien que des « nations » mais sans
nationalisme étréci. Les Nations (c. 1726) sont ici des « sonades » autre façon de dire
‘sonate’, et des suites de symphonies en trio, comprenant peut-être comme
une hiérarchie malgré tout politique de l’époque, éclipse de l’Espagne comme
première nation et Empire au profit de la France, le Premier Ordre : La
Françoise, le Deuxième Ordre : L’Espagnole ; le Troisième Ordre ; L’Impériale ;
Quatrième Ordre : La Piémontaise.
Mais, hors des grandes nations du temps, mais pouvant occuper à lui tout seul
le grand pays de la musique, Bach figure ici à la fin du deuxième CD, à travers
une transcription pour orgue qu’il fit du « légèrement » de l’Impériale, retranscrite malicieusement à son tour par Benjamin
Alard, organiste, pour les instruments choisis pour le
disque. Car, selon l’habitude baroque, la partition n’est pas destinée à
un instrument précis, laissant le large choix aux interprètes d’assurer une
instrulentation à leur goût : ici, du meilleur. On peut en juger :
Les Ombres, dirigées
par Margaux Blanchard et Sylvain Sartre : Katharina Heujter, Marie Rouquié,
Louis Créac’h (violons), Sylvain
Sartre, Sarah van Cornewal (flûtes
traversières), Johanne Maître, Katharina Andres (hautbois), Mélanie Flahaut (basson), Margaux Blanchard (viole de gambe),
Vincent Flückiger (théorbe,
archiluth, guitare), Nadja Lesaulnier (clavecin), Benjamin Alard (orgue
Parisot, église Saint-Rémy de Dieppe).
On
savoure les timbres, les couleurs, l’ornementation brillante : l’équilibre
entre le goût français et le charme italien, rêve de Couperin, comme de Campra
de concilier les deux tendances harmonieusement affrontées d’une guerre de la
musique qui ne fait que des heureux.
On ne reprochera à ces magnifiques interprètes que l’enthousiasme un
peu naïf qui leur fait écrire que « C’est dans la musique
sans frontière du grand Couperin qu’est née l’idée d’une Europe moderne. » Idée bien partagée et depuis longtemps en politique
(Charles Quint au XVI e siècle) et dans les arts qui n’ont jamais
connu de frontière, pour ne parler que de Bach en musique s’inspirant de
Vivaldi et, en littérature, Baltasar Gracián dans son roman Le Criticon. On n’en boudera pas pour autant le plaisir délicat
et voluptueux de ce disque.