LA TRAVIATA
Livret de Francesco Maria Piave
d’après la pièce La Dame aux
camélias (1852) d’Alexandre Dumas fils.
Musique de Giuseppe Verdi
Avignon
Dans une nouvelle distribution, c’est la
reprise de celle de décembre 2007 à Avignon, mise en scène de Nadine Duffaut
qui fit couler beaucoup d’encre. Voir dans ce blog http://benitopelegrin-chroniques.blogspot.fr/2007/12/la-traviata.html
Comme
dans le cas de Butterfly ou Tosca, c’est toujours la musique qui fixe dans
l’imaginaire collectif une œuvre tirée du roman ou du théâtre, ici, des deux.
Remarquons que, même avec Greta Garbo et Robert Taylor, le film de George
Cukor, Le Roman de Marguerite Gautier, de 1921, considéré comme un chef-d’œuvre, n’est plus qu’une curiosité
pour cinéphiles. En revanche, le fameux air du champagne,
« Libiam ! » et l’air de Violetta sont sûrement connus même de
gens ne mettant jamais les pieds à l’opéra. Puissance de la musique qui a donné
une forme définitive au drame humain de la fille de joie perdue et sauvée,
rachetée par l’amour.
Faut-il
encore raconter l’aventure de cette « Dévoyée », sortie de la bonne
voie, de cette Violetta Valéry verdienne tirée du roman autobiographique La
Dame aux camélias (1848) d’Alexandre
Dumas fils : il en fera un mélodrame en 1851, qui touchera Verdi.
Alexandre Dumas fils était l’amant de cœur de la courtisane Marie Duplessis qui
inspire le personnage, maîtresse un temps de Liszt, morte à 25 ans de tuberculose.
Le jeune et alors pauvre Alexandre, offrira plus tard à Sarah Bernhardt, pour
la remercier d’avoir assuré le triomphe mondial de sa pièce, sa lettre de
rupture avec celle qu’on appelait la Dame aux camélias, dont il résume l’un des aspects cachés du drame
vécu :
«
Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais,
ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez… »
Ne
pouvant ni l’entretenir, ni être entretenu par elle, il deviendra célèbre et
riche avec son drame qui raconte le sacrifice de la courtisane, exigé par le
père de son amant, redoutant que les amours scandaleuses de son fils avec une
poule de luxe ne compromettent le mariage de sa fille dans une famille où la
morale fait loi. Drame aussi de l’argent : on craint que le fils prodigue
ne dilapide l’héritage familial en cette époque, où le ministre Guizot venait
de dicter aux bourgeois leur grande morale :
« Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante, pudibonde côté
cour mais dépravée côté jardin, jardin même pas très intérieur, cultivé au
grand jour des nuits de débauche officielles avec des
« horizontales », des hétaïres, des courtisanes affectées (et
infectées) au plaisir masculin que les messieurs bien dénient à leur femme
légitime.
La
réalisation de Nadine Duffaut
L’œuvre
initiale fleurit à l’époque de la révolution de 1848, l’opéra de Verdi éclôt en
1853, en plein Second Empire autoritaire : le sujet, cet amour brisé entre
une prostituée et son amant n’a pas de date —dans la mesure où l’on trouve un
obstacle assez fort pour le rendre impossible, et une maladie assez grave pour
l’héroïne, qui la fasse mourir fatalement. À notre époque du culte de l’image,
de la présence sur tous les médias des people, la médiatisation de la vie privée rentabilisée, est
une sorte de prostitution acceptée et même recherchée, en sorte qu’aujourd’hui,
l’alliance avec une star, même une call ou escort girl, si elle est riche et célèbre, n’a rien pour
offusquer la morale bourgeoise matérialiste de notre temps : on doute
qu’un père refuse à son fils une pareille alliance, rentable financièrement et
médiatiquement. Quant à la maladie, pour la réouverture de la Fenice, le
célèbre opéra de Venise ravagé par le feu, renaissait de ses cendres de ses
cendres le 17 novembre 2004, la mise en scène faisait de de la gracieuse
Patrice Ciofi qui reprend le flambeau à Avignon, une malade, sans doute du
sida, sous perfusion.
À
Avignon, le rideau se lèvera sur une époque proche de nous, l’Occupation ou la
Libération, d’autant que, dans les époques de guerre, le drame individuel se
dissout dans la tragédie collective.
Cependant,
lors de l’ouverture animée, l’arrivée de cette femme brisée, un foulard cachant
ses cheveux, dans le hall du trop fameux Hôtel Lutétia, si marqué par le
passage des nazis, qui en firent le siège de l’Abwher, puis par l’accueil des
déportés de retour des camps en 1945, me font penser à une rescapée : une
juive dont même après la Shoah, une famille bourgeoise ne pourrait supporter
l’alliance. Cette hypothèse, plausible, ne sera pas la bonne, que la fin
éclairera : le foulard cache la femme tondue, compromise avec l’occupant
ou les collabos, lors des épisodes pas toujours glorieux de l’épuration qui
suit la Libération.
Nadine
Duffaut, qui signe la mise en scène, inscrit donc le drame individuel dans le
collectif et, spécifiquement, féminin, avec une cohérence intellectuelle et une
logique sensible : la suivante attentive et attendrie qui escorte et
veille sur Violetta, prend un rare relief ; Flora, est plus une compagne
compatissante et solidaire qu’une complice de débauche et, surtout, la photo
matérialisée du chantage affectif, l’incarnation muette mais touchante de la
fille, après tout cause innocente du sacrifice de son amour que demande le père
d’Alfredo à Violetta : la pute se sacrifie à l’image de pureté qu’elle gardait
en son cœur, prise au piège narcissique d’un Moi idéal. Sacrifice que la fille,
solidaire aussi de la courtisane blessée à mort, aurait refusé si le pouvoir
patriarcal des hommes l’avait consultée.
La fille, par ailleurs, médiatrice entre le père et le fils, semble
combler dans cette version une lacune d’autres réalisations : on saute en
général la cabalette de l’air du
père à son fils, qui évoque un contentieux passé entre eux et la femme
apparaît, dans ce monde conflictuel des hommes (jalousie, défis, duels, et
guerre ici) comme l’« ange » du texte, de paix, d’une harmonie
nostalgiquement symbolisée aussi par le piano toujours présent sur scène et la
partition, tel un gage d’amour, ou la fleur rouge de l’amour vrai opposée aux
camélias blancs, sans odeur ni couleur, des amours vénales. Autant de signes
délicats qui font sens, comme cette neige à travers la vitre qui, contrastant
avec les fleurs de l’acte II, sont des indicateurs temporels de l’action qui finit
en un autre hiver de carnaval, donnant la dimension chronologique de
l’aventure.
Le décor (Emmanuelle Favre) est donc celui du hall concave du
Lutétia, monument Art Déco, beau,
froid et impersonnel, acajou et marbre gris, une porte tournante du tourbillon
vertigineux des plaisirs tournants, utilisé aussi pour la maison de campagne
sous les belles lumières changeantes (Jacques Chaletet), fauteuil et secrétaire
marqueté aussi au goût de l’époque.
Si les femmes sont toujours belles quelle
que soit la mode, on appréciera les costumes (Gérard Audier) en fonction du
goût que l’on a ou non pour l’esthétique précise du temps : beaucoup de
lamés, de paillettes, clinquant des coquettes cocottes, costumes d’officiers.
Au milieu des noceurs (même frelatée, la fête est toujours plus folle après les
guerres), des hommes inquiétants en manteaux et imperméables : souvenirs
de la Gestapo, allemande ou française, qui hantait ces lieux, traquant juifs,
et résistants ou les mêmes, reconvertis maintenant à traquer les collabos et
les femmes imprudentes compromises, promises à la proche épuration
La
Traviata
Opéra-Théâtre
d’Avignon
Dimanche
25 novembre, 14h30 ; mercredi 28 novembre, 20h30 ; samedi 1 décembre,
20h30
Direction
musicale : Luciano Acocella.
Direction
des chœurs : Aurore Marchand ; Etudes musicales : Hélène Blanic.
Mise
en scène : Nadine Duffaut ; Assistant à la mise en scène : Jean-Philippe
Corre.
Chorégraphie
: Eric Belaud.
Décors
: Emmanuelle Favre ; costumes : Gérard Audier ;
Lumières
: Jacques Chatelet
Distribution :
Violetta :
Patrizia Ciofi ; Flora : Letitia Singleton ; Annina :
Ludivine Gombert ; la sœur d’Alfredo, rôle muet : Loreline Mione ; Alfredo :
Ismaël Jordi ; Germont : Marc Barrard ; Gaston : Raphaël
Brémard ; Le Baron : Jean-Marie Delpas ; le Marquis :
Christophe Gay ; le docteur : Luc Bertin-Hugault.
Photos :
1.
Affiche du film ;
2.
Photo Studio Delestrade de la première distribution avec Inva Mula) ;
3
et 4 : Photos de répétition avec Patrizia Ciofi.