VALSES DE
VIENNE
Opérette en trois
actes
d’Alfred-Maria Wilner, Heinz Reichert, Ernst et Hubert Marischka.
sur des
musiques de Johann Strauss fils
Livret français d’André Mouezy-Eon et Jean Marietti
ODÉON, MARSEILLE,
13 JANVIER 2018
L’œuvre et l’auteur
Du compositeur,
Johann Strauss (1825-1899), il est impossible que l’on ignore, sinon le
nom, la musique : il signe Le Beau Danube bleu, la plus célèbre des
valses viennoises, mais ses autres valses ont fait
le tour et tourner le monde : Sang viennois,
la Valse de
l'Empereur, Aimer, boire et
chanter, Histoires de la
forêt viennoise, etc. Musiques soyeuses, joyeuses,
vivantes, toutes associées, pour les Viennois, à la joie de vivre dans cette
capitale encore heureuse qui s’étourdit en rose pendant le crépuscule morose et
la proche fin tragique de l’Empire des Habsbourg et de l’Autriche.
Ce n’est pas, pour rien qu’on appelle « Roi de la valse » ce Johann
Strauss II, car il est fils de Johann Strauss I, dit le Père,
et ses frères Josef et Eduard sont également
compositeurs, mais lui, Johann II sera le plus connu de la famille. Et
pourtant, son tyrannique de père, qui voulait faire de lui un employé de
banque, lui refusait l’accès à la musique. Ce n’est que grâce à l’aide de sa
mère qu’il étudie clandestinement le piano et, ce père parti de la maison et le
divorce consommé, il pourra librement s’adonner à la musique, éclipser père et
frères et devenir le plus célèbre de la famille Strauss. Un autre célèbre
compositeur aussi d’opérettes, Oscar Straus (1870-1954), enlèvera
un s final à son nom pour n’être pas confondu avec l’illustre dynastie qui le précède.
Strauss
fils composa un opéra, Ritter Pasmán (‘Le Cavalier Pasman’, 1892), des
opérettes, dont au moins deux sont devenues célèbres, La
Chauve-souris (vue à Marseille l’an dernier pour les fêtes
de fin d’année, voir mon blog jeudi 5 janvier 2017) et
Le Baron tzigane.
Ce conflit familial réel, ce père tyrannique et artiste
écrasant, jaloux de ses succès, d’une gloire qu’il refuse de partager, niant
même le talent de son fils déjà reconnu autour de lui, avec ces musiques
capiteuses et pour certaines capitales dans la mémoire universelle populaire,
invitait à une dramatisation scénique. C’est ce qui fut fait dans les années
30, dans un livret fidèle sur le père et ce fils génial dont le géniteur refuse
l’envol, au respect toujours manifeste. Commencé dans une pâtisserie, une image
de la Vienne festive, galante et gourmande qui nous a légué ses viennoiseries,
opérette oblige, juste humainement dans ce rapport entre les deux hommes,
l’histoire gomme justement l’Histoire et le conflit également politique qui
sépare les deux hommes, le père, absolu serviteur de l’Empire secoué par la
révolution de 1848 partie de France et essaimant en Europe, le fils passé aux
idées nouvelles.
Réalisation et interprétation
Seule évocation, sûrement exempte de pensée politique, l’ouverture
commence par la célèbre Marche de
Radetzky que Strauss Père composa en 1848 en l’honneur du Feld-maréchal
Radetzky von Radetz, vainqueur des Piémontais qui cherchaient à libérer
l’Italie de la tutelle autrichienne, mais aussi implacable dans la répression
du « Printemps des peuples » révolutionnaire, instrument de fer dans
le versant réactionnaire que prit, après l’alerte, l’Empire austro-hongrois du
jeune empereur François-Joseph II, futur époux de la non conformiste Élisabeth,
plus connue sous le diminutif de Sissi. Mais il est vrai que cette marche,
« démilitarisée » par son succès, couronne, sinon désormais la
monarchie, le fameux Concert du Jour de l’An de Vienne et, apparemment, le
public marseillais connaît la tradition, qui en scande les accents martiaux en
tapant des deux mains. La vigueur cinglante que lui donne Bruno Membrey à la tête d’un Orchestre
de l’Odéon en progrès notable, n’aura d’égale que la finesse dont il traitera
cette musique finalement raffinée, aux voluptueuses valses qui font tourner
autant la tête quand on les danse que chavirer le cœur quand on les écoute,
même si on veut s’en défendre. S’en défendre ? Mais pourquoi ce réflexe de
critique blasé ?
Il
faut au contraire s’y abandonner, tout comme à la naïveté de ce décor désuet,
de ces toiles peintes à la mode d’autrefois, au moins six pour autant de
changements de lieux, pâtisserie Ebeseder, salon de musique, casino de Hietzing, appartements de Johann fils,
salons de la comtesse Olga, ambassade de Russie, assorties de quelques
colonnades praticables, guère pratiques en vérité pour les changements. Mais
cet apparat, cet appareil dégoulinant de garnitures, grandiose de candeur, de
couleur plus rose bonbon que nature, cette débauche peinturlurée de
pâtisseries, de fabuleuses pièces montées, de faux tableaux, trumeaux pour
ambiance viennoise rococo, est applaudi par le public, et de charmantes
vieilles mémés s’exclament, émerveillées : « Que c’est
beau ! » Allez leur gâcher ce plaisir !
Certes, par solidarité artistique, on tremble dans
un changement à vue, —disons, aveugle, à
noir— à voir que, le rideau, tiré à hue comme je te pousse, se coince dans
un tremblement d’Empire austro-hongrois vacillant sur sa base, ébranlé par
l’air révolutionnaire du temps. Mais on s’y croit dans ce temps, dans ce
théâtre d’autrefois où l’artistique était encore artisanal et pas une machine
informatisée. Et ce ne sont pas les costumes de l’excellente Maison Grout,
qui nous dépayseront historiquement : ils sont scrupuleusement exacts, à
quelques détails cocasses près comme les épaules un peu trop larges du benêt
Léopold, le chapeau claque, le gibus paré de rouge de Wessely, tailleur de la
cour, tout de même assorti à ses revers et manchettes. La richesse et la
variété des costumes, dames changeant de robe somptueuse à chaque tableau, est
un luxe rare qu’on ne voit plus à l’Opéra où, pour raison sûrement d’économie,
les héros sont affublés pratiquement toujours de la même vêture du début à la
fin, dans une scénographie, un décor unique défiant parfois la vraisemblance
comme, dans le théâtre classique, le même lieu, anonyme hall de gare où tout le
monde se retrouve, amis, ennemis, alliés ou conspirateurs. Bref, l’opérette,
avec ses pompes, même pompier, mais jamais pompantes, nous renvoie en une
époque où le théâtre prenait encore le temps d’être théâtre, avec ses
ostensibles décors, son décorum.
Théâtralement, l’œuvre requiert aussi le luxe d’une
grande et solide distribution, onze
personnages, des silhouettes épisodiques mais sachant tenir la scène, comme Donmayer (Jean-Luc
Épitalon), Dressler (Michel Delfaud), le rogue et revêche Strauss Père de
Jean-Claude Calon. Une inévitable troupe de danseurs (Estelle Lelièvre-Danvers)
pour d’habiles chorégraphies, ajoutons un chœur (Chœur phocéen Rémy Littolff),
et vocalement,
comme me le confiait Raymond Duffaut, sympathique assidu de l’Odéon
après sa libération des Chorégies d’Orange et de l’Opéra d’Avignon, pas facile
à distribuer avec ses comédiens chargés même d’une petite partie vocale, tel le
pâtissier Ebeseder (Philippe Fargues), imbu comme un baba au rhum de
lui-même. Ils doivent exister au milieu des premiers rôles, et on salue le
travail à la de Funès du Gogol guère gogo mais grrrandiosement soupçonneux et
jaloux de Jacques Lemaire, dignitaire ambassadeurr rrusse rrroulant
les r et les mécaniques, sabre au clair, prêt à en découdre et à égorger le
monde entier pour les beaux yeux, il est vrai, de la superbe et aristocratique Olga,
Comtesse au port de reine, Laurence Janot, qui marche comme on
danse, enchante en chantant et joue en déjouant joliment sa partie. Familier du
lieu et du type d’œuvre, avec tout ce monde disparate sur le plateau, Jack Gervais signe
une mise en scène forcément réglée comme du papier à musique où même le rideau
récalcitrant de la première fait gag souriant.
Il joue sur du velours avec le sextuor des héros
principaux, tous pliés avec bonheur à la scène et au chant. Le ténor Christophe
Berry incarne, avec crédibilité vocale et scénique, Strauss fils,
rôle guère facile de rejeton conscient de son génie mais respectueusement
soumis à l’ordre implacable d’un père tyrannique, résistant même à rivaliser avec
lui, craignant de l’éclipser, ne cherchant que son approbation et appréciation.
Juste dans son jeu, Berry enchaîne avec justesse et vaillance, dans la première
partie des airs solistes puissants, très sollicités dans l’aigu, des duos
tendres. C’est assez écrasant. À ses côtés, coiffure à la Sissi, fleur par la
finesse de la tige de sa taille dans la corolle inverse de ses robes à crinolines,
Amélie Robins, en Rési, fille du grand pâtissier, est toute grâce
souriante, lumineuse et limpide dans sa voix, excellente actrice au point de
nous faire croire à l’esprit étriqué de la bonne bourgeoise imposant méchamment
à son amoureux d’abandonner le métier de musicien pas assez rentable, ne revenant
à lui qu’en fonction des revenus de sa célébrité. Sous les ors de l’opérette, noirceur
de la réalité sociale de classe et du conflit, réel, entre un père écrasant et
un fils.
Image inverse et débonnaire du bon paternel, en Wessely,
Antoine Bonelli, coqueluche (non contagieuse) du public de l’Odéon, applaudi
dès qu’il paraît sur scène malgré un rôle à peine figuratif qu’on regrette, escorte
son grand dadais de fils Léopold, se
dandinant sur un pied, deux houpettes au front comme deux petites cornes de bon
petit diable ou de futur cocu. On croirait le timide Thomas Diafoirus devant
les dames, flanqué de son père et demandant : « Baiserai-je, papa ? »,
ici pour la bonne cause bourgeoise du mariage. Il est magistralement incarné
par Juppin Grégory, gamin nigaud, élégant gandin, godelureau peu fait
pour la gaudriole —en apparence. Il demande la main de la jolie Rési, aimant Johann
Strauss qui l’aime, mais est lui-même l’objet de tous les vœux du personnage
finalement essentiel, la pépiante Pépi, tour à tour servante à la pâtisserie,
serveuse au Casino, soubrette chez Strauss, qui va tirer les fils des nœuds
amoureux, dénouant le malentendu entre Johann et Rési, pour les tisser dans sa
toile autour de Léopold abandonné. Elle, gestes, marche, démarche, voix, c’est,
avec sa subtile gamme de jeu, Julie Morgane, dégourdi Figaro féminin, pleine
de morgue populacière contre ces gens de la haute qui la narguent et dont elle
va triompher dans une ascension sociale fulgurante, recousant le couple
Rési/Johann, et accessoirement Olga / Gogol, épousant enfin Léopold, fils
du tailleur de la cour, grâce à son génie de l’intrigue : peut-être le
vrai « Printemps des peuples » avorté en politique, réussi
individuellement. Assurément, le couple qu’elle forme encore avec Juppin est un
vrai spectacle dans le spectacle et la scène des baisers, l’approche érotico-comique
par laquelle elle déniaise le niais, leurs enlacements acrobatiques
prometteurs, sont un grand moment de théâtre.
Difficile de résister à cette musique qui enchaîne
marches, mazurkas, polkas, polonaises, toutes les danses de cette Mittle Europa
cristallisées à Vienne, rivale
culturelle de Paris, et bien sûr, mythiques valses. Immédiatement populaire,
Johann Strauss fils fut aussi salué, en son temps, par les plus grands
musiciens, dont Verdi et Wagner et, plus tard, la sérieuse école sérielle de Vienne.
Strauss revendiquait hautement sa judéité. Ce qui embarrassait les nazis, dont
on sait le sort qu’ils firent au grand Mendelssohn, en
particulier Hitler, qui raffolait de ses valses, sur lesquelles on obligeait
les déportés juifs à danser à Buchenwald…On lui fabriqua un faux
certificat posthume d’aryanité.
Odéon, Marseille
13 et 14 janvier
Valses
de Vienne
Johann Strauss
Direction musicale : Bruno MEMBREY
Mise en scène : Jack GERVAIS
Chorégraphie : Estelle LELIEÌVRE-DANVERS
Décors : théâtre Odéon
Costumes : Maison Grout
Distribution :
Rési : Amélie ROBINS
La Comtesse : Laurence JANOT
Pépi : Julie MORGANE
Strauss Père : Jean-Claude CALON
Strauss fils : Christophe BERRY
Leopold :
Grégory JUPPIN
Ebeseder : Philippe FARGUES
Gogol : Jacques LEMAIRE
Wessely : Antoine BONELLI
Dressler : Michel DELFAUD
Donmayer : Jean-Luc EPITALON
Photos : © Christian Dresse :
1.Pâtisserie Ebeseder : Juppin, Bonelli, Robins, Fargues ;
2.Berry, Robins ;
3.Berry, Janot ;
4.Janot, Lemaire ;
5. Ballet nocturne ;
6. Robins, Berry ;
7. Un couple renversant : Morgane, Juppin ;
8. Finale.