Ferruccio Busoni, L’Énigme, Steven Vanhauwaert, piano, éditions Hortus
Il y a un plaisir d’intelligence, une connivence culturelle lorsque le contenant d’un disque, son illustration, sa jaquette dit-on pour un livre, son « visuel » est le terme pour un spectacle, répond au contenu, lorsque le clin d’œil, le plaisir de l’œil, pique l’esprit et anticipe celui de l’oreille. Sans être, bien sûr, une lourde surcharge, qui en ferait un pléonasme simplement illustratif. Ainsi, ce CD, Ferruccio Busoni, L’Énigme, Steven Vanhauwaert, piano, éditions Hortus
La jaquette, donc, s’orne de deux schématiques et lisses bâtiments à arcades, leur faîte à peine souligné d’une fine ligne de briques, telle une épure fantomatique, de biais sur le vide, semblant viser un infini de la perspective géométrique de la Renaissance italienne, un vague jaune sur lequel se devine, telle une étrange nuée, le buste spectral du compositeur Ferruccio Busoni. Ce visuel de couverture est signé Clara Vamvulescu, qui ne dit pas, c’est son droit d’artiste, qu’il est inspiré de tableaux de Giorgio de Chirico (1888-1978), né en Grèce de parents italiens, mais élevé et cultivé en Allemagne. Sa peinture métaphysique est aux origines du surréalisme belge et on imagine que le pianiste belge Steven Vanhauwaert a suggéré cette image, dont le mystère métaphysique et géométrique, la muette architecture, me semble bien être un écho visuel à l’architecture musicale de « l’énigme Busoni » du titre du CD, « l’indéfinissable » musicien du livret.
Autre correspondance, Ferruccio Busoni (1866-1924), né en Italie, de mère italo-allemande, est essentiellement marqué par la musique de l’Allemagne où il s’installe à vingt-huit ans et mourra à cinquante-huit ans, laissant inachevé son opéra, symboliquement, germanique, Doktor Faust. Fils de musiciens, c’est en enfant prodige qui donne des concerts dès l’âge de sept ans et connaît le vieux Liszt qui, dépassant le postromantisme d’un Brahms, ouvre des voies vers la modernité musicale. Busoni en sera fasciné et, tout en enseignant en Allemagne, chef d’orchestre et interprète, il est un fervent promoteur de la musique contemporaine. Cette passion se concrétise dans son manifeste de 1907, Esquisse d'une nouvelle esthétique de la musique.
Il n’est pas sans influence sur des compositeurs d’avant-garde comme Hindemith et même Stravinsky, et le révolutionnaire Varèse sera de ses élèves. Kurt Weill en fera aussi partie. Cependant, bien que baignant dans toutes les audaces musicales de son temps, connaissant l’atonalisme de Schönberg, sa musique demeure aux limites de la tonalité, jouant avec elle en virtuose, comme dans, « Vivace », de son Indianisches Tagebuch (‘Journal indien’) de 1915 sur des motifs musicaux de tribus d’indiens d’Amérique, hopis, cheyennes, que lui fournit l’une de ses anciennes élèves, qui en est devenue spécialiste, ethnomusicologue dirions-nous, qu’il y rencontre lors d’une tournée.
Mais, comme se reprenant, sans être prisonnier d’aucun système, même le sien, dès le mouvement « Andante » qui suit, sans revenir ni à une franche tonalité ni à un atonalisme net, il use de modalismes archaïsants qui ont pour nous une rêveuse et vague saveur folklorisante de musique de western.
Sans doute Busoni est-il insaisissable si on veut fixer, assigner à sa mobile personnalité, virtuose comme sa technique pianistique, à un rigide système musical alors qu’il en connaît les ressorts, et sans doute les limites. La première plage du CD, est consacrée à Élégies, composées en 1908, qui manifestent la connaissance qu’il a de Debussy, dans ce halo d’harmonies suspendues, un entre-deux tonal étrange, mystérieux. On comprend que le pianiste Steven Vanhauwaert, familier des éditions Hortus, acclamé par la critique internationale, dont nous avons eu le plaisir de saluer dans une précédente chronique le disque Paris/Los Angeles avec Ambroise Aubrun, se fasse et nous fasse un bonheur de ces pages, de ces faces diverses d’un même compositeur trop peu connu et qui mérite une redécouverte.
S’il est féru de modernité, Busoni demeure cependant marqué par Bach, marque de son père pianiste et, quand je parlais de l’intelligence suggestive de la jaquette, cette géométrie épurée du tableau de Giorgio de Chirico, dont les arcades semblent un accompagnement qui scande comme un contrepoint la rigueur de la ligne, je pensais aussi aux lignes rigoureuses de la musique contrapunctique de Bach qui ont nourri celle de notre compositeur. On trouve ici la Fantasia nach J.S. Bach (‘Fantaisie d’après Bach’) de 1909, hommage à son père qui venait de mourir. Il y reprend trois chorals, pièces religieuses de Bach pour se terminer, pour conclure, sans conclusion, « de manière énigmatique » dit Steven Vanhauwaert, mais n’est-ce pas comme l’énigme de la mort ? On trouve aussi un monument de Busoni, puissant hommage à Bach, Fantasia Contrapuntistica de 1910, d’une folle virtuosité, quatre fugues et trois variations, complétant audacieusement ainsi le XIVe « Contrepoint » de l’Art de la Fugue» laissé inachevé par Bach. On médite intensément avec l’obsédante et nostalgique Berceuse de la plage 9 hommage, à sa mère, morte aussi quelques mois avant son père : mystère insondable de la mort et de l’amour, comme fait dire Oscar Wilde à sa Salomé sublimée par la musique de Strauss, que ne pouvait pas ne pas connaître Busoni.
Ferruccio Busoni, L’Énigme, Steven Vanhauwaert, piano, éditions Hortus