DE
LA LÉGENDE DU VAISSEAU FANTÔME À UN VAISSEAU FANTÔME DE LÉGENDE
Der
fliegende Holländer
Opéra
de Richard Wagner
Chorégies
d'Orange, 12 juillet
Deux
représentions prévues réduites à une seule faute de réservations
suffisantes pour éviter le naufrage financier du gigantesque
vaisseau du théâtre antique d'Orange : une unique soirée,
mais exceptionnelle par la qualité de la production sinon la
quantité désirable du public. Que manque-t-il à cet opéra de
Wagner pour être populaire ? Rien, à y bien regarder, sinon
cette sotte légende noire d'œuvre difficile, dont il faudra bien un
jour couper les amarres pour le laisser voguer sur la mer de la
popularité en nos contrées frileuses même en été. Peut-être un
effort d'explicitation d'un livret en allemand en vérité guère
moins compréhensible que ceux en italien guère plus compris par la
majorité des spectateurs.
De
coupe encore traditionnelle, l'opéra a des airs facilement
mémorables (couplets du marin, ballade de Senta, marche de Daland,
etc, et une ouverture saisissante que presque tout le monde connaît
sans le savoir). La trame est dramatiquement habile dans sa
construction : exposition et présentation nette des personnages
(Daland, le Hollandais, Senta, Erik), nœud de l'intrigue (deux
amours de Senta en compétition), péripéties (crise et méprise) et
dénouement tragique, mêlée habilement de scènes chorales de genre
(les marins, les fileuses). Les deux héros sont l'âme même du
romantisme : Senta, c'est une autre Tatiana romanesque qui a
forgé dans ses rêves l'amour idéal, total, sacrificiel, qui
l'arrachera à la banalité du quotidien (l'atelier de filature) et
au prosaïsme cupide de son père. Le Hollandais maudit en quête de
rédemption, est une sorte d'Hernani et il pourrait dire aussi :
Je
suis une force qui va !
Agent
aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une
âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où
vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé
D'un
souffle impétueux, d'un destin insensé.
Je
descends, je descends et jamais ne m'arrête.
Mais
à l'inverse du héros de Victor Hugo (1830),
c'est une force qui s'en va, qui voudrait s'en aller, qui désire
couler doucement vers le gouffre apaisant, le repos éternel qui lui
est refusé par Dieu et que seul peut lui octroyer l'amour d'une
femme fidèle : face aux Éva pécheresses qu'il a connues dans
son errance au long cours, Senta sera enfin, dissipé le malentendu,
l' « Ave », la rédemptrice, l'Éros bénéfique
ouvrant la délivrance de Thanatos, la mort par l'amour. Ne
pouvant vivre ses rêves, elle rêve sa vie jusqu'au sacrifice final
qui donnera corps et vie au songe.
L'œuvre
Des
personnages à la fois archétypaux, humains et surhumains. Du
romantisme de son temps, Richard Wagner hérite et cultive le goût
des légendes. Dans cet opéra en trois actes de 1843 dont il écrit
le livret, il s’inspire de quelques pages du poète Heinrich Heine
qui vient de publier Aus
den Memoiren des Herrn von Schnabelewopski
en 1831, ‘Les mémoires du Seigneur Schnabelewopski’ où est
relaté une version de la légende ancienne du Hollandais volant et
de son vaisseau fantôme.
Vaisseau
fantôme : la mer a ses fantasmes, l’océan, ses fantômes,
les deux, ses légendes. Une court les flots et les tavernes des
marins réchappés aux vagues et tempêtes des vastes espaces marins,
l'existence d'un bâtiment hollandais dont l'équipage est condamné
par la justice divine qu’il a bafoué à errer sur les mers jusqu'à
la fin des siècles. En effet, son capitaine, malgré une tempête
effroyable au Cap de Bonne Espérance bien nommé, a décidé de
prendre la mer un Vendredi saint, jurant qu’il appareillerait,
dût-il en appeler au diable, qui le prend au mot.
Hollandais
volant : un capitaine hollandais accomplissant en trois mois
un voyage de près d’un an normalement, d’Amsterdam à Batavia
(Djakarta), grâce au diable. Cela se passe au XVIIe
siècle, époque où les Hollandais ont créé la Compagnie des
Indes, courant les océans. La
rencontre de ce vaisseau fantôme est considérée comme un funeste
présage.
Une
première version écrite de la légende est parue dans un journal
britannique en 1821. La première version française a été publiée
par Auguste Jal, Scènes de la vie maritime, Paris, 1832. Cela
inspira, en 1834, la nouvelle de Heinrich Heine : Les
Mémoires du Seigneur de Schnabelewopski qui servit de thème de
l’opéra de Wagner quelques années plus tard. Victor Hugo cite
aussi cette histoire dans La Légende des siècles :
C'est
le Hollandais, la barque
Que
le doigt flamboyant marque !
L'esquif
puni !
C'est
la voile scélérate !
C'est
le sinistre pirate
De
l'infini.
À
notre époque, un film légendaire d’Albert Lewin en 1951
réactualise le mythe du Hollandais volant le mêlant à celui de
Pandora, la femme maléfique qui ouvre la fameuse boîte de Pandore
des vices, Pandora and the Flying Dutchman, avec la mythique
Ava Gardner dans le rôle de l'héroïne qui, par son sacrifice,
trouve à la fois sa rédemption et celle du capitaine maudit. Un
film plus récent, Pirates des Caraïbes, en 2003, s’en
tient au strict vaisseau fantôme.
Mais
Heine, à la damnation éternelle du Hollandais ajoute un élément
sentimental essentiel : le Hollandais damné a le droit de faire
port tous les sept ans et seule la fidélité absolue d’une femme
peut lui apporter la rédemption malheureusement, il a toujours été
trahi dans son amour lorsqu'il met ses espoirs de rachat dans la
dernière, rencontrée, après la tempête, dans le havre inespéré
d'un port norvégien. Chez Wagner, c’est Senta, déjà vaguement
amoureuse du portrait du capitaine de la légende, qu'elle rêvait ou
inventait, fille d’un capitaine norvégien qui n'hésite pas
d'emblée à l'offrir en mariage contre les richesses du mystérieux
Hollandais, bien qu'il l'ait déjà promise à Érik, désespéré.
Réalisation
On
se répète à dire que Charles Roubaud, qui signe et soigne
la mise en scène, est comme un oiseau dans l'eau dans l'immense
scène d'Orange avec son habituelle équipe si bien rodée au lieu :
il en occupe l'espace sans l'encombrer, le nourrit discrètement sans
en appauvrir la grandeur. À jardin, deux cordages immenses tombant
du ciel des cintres pour figurer le navire invisible de Daland amarré
solidement pendant la tempête sans rompre sans doute des amarres
avec Dieu ; à cour, comme le résultat d'une convulsion de la
mer ou d'un cataclysme de la terre, lattes et lames soulevées, une
formidable et spectrale épave, étrave de navire échoué, pointant
du pic un ciel absent, coque, carcasse rouillée, trouée, percée de
deux sortes d'orbites du bossoir des ancres solides
l'attachant à une terre de chaînes d'un impossible naufrage
souhaité : sobre et efficace scénographie d'Emmanuelle
Favre. Des caisses, des
coffres figurent simplement l'activité maritime et portuaire. Des
vidéo discrètes de
Marie-Jeanne Gauthé
projettent la grisaille d'un mer en fureur et de fantomatiques
icebergs, 'montagnes de
glace' en norvégien, ou des pics vertigineux, de quelque fjord
enténébré de nuit de tempête, puis des immeubles en briques
sombres percé de fenêtres plus claires et, enfin, un vague décor
obscur de grues, poutrelles, engins monstrueux de levage de port
brumeux, avant que la carcasse ne soit tête de mort. Clair-obscur,
ombre, pénombre, lumière nordique et onirique entre veille et
sommeil d'une foule de gens, marins, femmes, que parfois, immobilisés
dans le rêve ou le cauchemar, les éclairages ombreux de Jacques
Rouveyrollis arrachent
partiellement à la nuit avec des effets de peinture nocturne
flamande ancienne ou « futuriste ». Les costumes de Katia
Duflot, robes, jupes colorées,
carreaux et rayures des femmes, hommes en cirés imperméables, se
fondent dans la note générale sombre, à l'exception de Senta en
clair, parée d'un voile, d'une voile pour l'envol final et du
Hollandais, une longue redingote flottante sur un costume ancien gris
selon la lumière ou vaguement doré, halo ou hallucination de la
jeune femme. Roubaud réussit encore le miracle de faire vivre
l'immense espace avec ces foules si maîtrisées en leurs mouvements,
et de le rendre intime, familial avec la scène des fileuses devenues
tricoteuses sûrement de pulls marins norvégiens, épargnant les
encombrant rouets.
L'adieu
du Hollandais du haut de la proue est saisissant de grandeur et Senta
est emportée par une vague lumineuse comme sa chose naturelle pour
clore cette épopée fantastique.
Interprétation
Élégant,
digne dans son allure et figure, le Hollandais de Egils
Silins, baryton-basse letton, a
la même noblesse de voix, une belle ligne, une technique subtile qui
lui permet de ne pas accentuer des graves peu profonds pour
privilégier l'égalité et le volume de sa tessiture. Par une
étrange méconnaissance du texte et de la partition, certains lui
reprochent de ne laisser tonner sa voix torrentielle et
tempétueuse qu'à la fin, logique expression au moment où il se
croit trahi, oubliant qu'il est, jusque-là, un spectre torturé,
intériorisant son tourment et avouant son espoir de façon
confidentielle, en fantôme meurtri mais non tonitruant. Il est vrai,
encore incongruité, qu'on veut le mesurer au géant Stephen
Milling, basse somptueuse, qui campe un Daland plein d'allant,
d'assurance, truculent, vraisemblable, vrai personnage de comédie à
la limite de d » l'opéra-bouffe, deux registres différents du
même ouvrage. Dans le registre d'opéra italien de son temps, Steve
Davislim (Der Steuermann, 'le marin '), ténor,
apporte une touche lyrique et poétique, contrepoint léger au drame
central. Souvent sacrifié, le rôle d'Erik, amoureux délaissé par
Senta est ici puissamment, dramatiquement incarné par le ténor
Endrick Wottrich, sorte de Don José du nord, dont la
véhémence, l'amour, aussi fou que celui de la jeune femme pour le
fantôme ou fantasme, relève du tragique humain se mesurant à la
démesure d'une transcendance qui lui échappe.
Marie-Ange
Todorovitch prête à Mary, sorte de contre-maîtresse de
l'atelier des femmes, toute sa verve, sa gouaille, son aisance
scénique et le velours sombre de son mezzo charnu. Quant à la Senta
de Ann Petersen, elle
est tout à tour, avec des couleurs et des volumes de voix adaptés à
chaque moment du drame, la jeune vierge joyeuse et rieuse, fiévreuse,
une mouette ou un ange déjà dans le tempête ou le ciel, et la
femme décidée, l'héroïne grandiose, Tosca ou Isolde choisissant
la mort pour être fidèles à l'amour qu'elles ont choisi pour
destin.
Les
chœurs d'opéra de région (Nantes-Angers, Opéra-théâtre
d'Avignon, du Capitole de Toulouse, ensemble vocal des Chorégies)
sont à la hauteur des parties que leur offre Wagner. L'Orchestre
Philharmonique de Radio France est transcendé par la baguette
autoritaire et tendre de Mikko Franck : sans tomber dans
le pathos, il dégage le pathétique théâtral de la partition,
déchaînant la tempête, l'apaisant d'un geste impérieux pour
l'éclaircie du thème rêveur de Senta, mêlant et démêlant les
thèmes tuilés avec une limpidité de mer transparente pour les
brouiller aussitôt dans la houle amère du nord. Il habite les
silences, les cuivres, les percussions même, existent dans des
nuances presque irréelles de finesse. Son triomphe à la romaine fut
mérité.
Der fliegende Holländer,
‘Le Hollandais volant’, Le Vaisseau
fantôme de
Wagner est venu hanter le mur antique et
hantera longtemps notre souvenir.
Chorégies
d'Orange
12
juillet 2013
Der
Fliegende Holländer, opéra de Richard Wagner, en coproduction
avec l'Opéra de Marseille.
Orchestre
Philharmonique de Radio France, choeurs des Opéras de Région,
direction musicale : Mikko Franck,
Mise
en scène : Charles Roubaud ; scénographie : Emmanuelle
Favre ; costumes : Katia Duflot ; éclairages : Jacques
Rouveyrollis ; vidéo : Marie-Jeanne Gauthé.
Distribution
: Ann Petersen (Senta), Marie-Ange Todorovitch (Mary), Egils Silins
(Der Holländer), Stephen Milling (Daland), Endrick Wottrich (Erik),
Steve Davislim (Der Steuermann).
Photos :
Philippe Gromelle
Le
Hollandais fantôme, Egils Silins ;
Le rêve
de Senta, Ann Petersen ;
Un
envol de mouette ;
Une
contremaîtresse des travaux non finis, Marie-Ange Todorovitch ;
Erik,
Endrick Wottrich, tentant de raisonner Senta ;
L'inutile
amarre de l'amour d'Erik.