Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

samedi, juin 29, 2013

Médée Kali


MARSEILLE-PROVENCE CAPITALE DE LA CULTURE 2013

Encore une fois sans l’erratique label MP13 dispensé ou concédé on ne sait trop comment, mais soutenu par l’association Beaumarchais – SACD, une remarquable création musicale de Lionel Ginoux. Dans le cadre des riches Musiques 2013, un festival éclaté du GMEM-CNCM-Marseille, dans un lieu très ouvert à la création et librement au public, les Archives et Bibliothèque Départementale Gaston Defferre, cette œuvre ambitieuse d’un jeune compositeur local honorait encore la créativité musicale bouillonnante d’une ville qui ne se réduit pas à l’éphémère annale 2013.

MÉDÉE KALI

Opéra de chambre de Lionel Ginoux
d'après la pièce Médée Kali de Laurent Gaudé

Le compositeur
Jeune, actif, Lionel Ginoux possède déjà un catalogue important d’œuvres musicales qui embrassent un grand éventail de genres : pièces pour orchestre symphonique, chœur, opéra, musique de chambre et musique lyrique. Son style, d’une grande pregnance rythmique, très syncrétique, accueille et recueille un large spectre des musiques du XXe siècle, dont le jazz, bien sûr. Sa musique et déjà bien reconnue en France, interprétée en divers lieux importants (Festival Les Musiques 2005/Festival Convergences 2010, GMEM, Opéra Comique, Festival de Turriers, Festival de Chaillol, Opéra de Marseille, Opéra d’Avignon) ainsi qu’à l’étranger (Festival Gaudeamus Music Week, Hollande, International Saxophone Symposium, Etats Unis). On ne peut que regretter que MP13 l’ait ignoré. Ici même, j’avais parlé de son cycle de mélodies pour soprano et piano (2010) Un brasier d’étoile sur des poèmes poèmes d’Alain Borne (voir dans ce blog, libellé « récital »,  lundi, janvier 09, 2012).


L’œuvre et l’interprétation
D’une durée d’une heure et quart, Médée Kali est présenté comme "un opéra de chambre" pour soprano, saxophone, alto, violoncelle, piano et sons fixés sur bande magnétique. Les sons enregistrés, bruits, monologue parlé, brefs dialogues des enfants, causent un mélange habile de déplacements de l’attention auditive par la diversification des sources sonores, mais sans nulle solution de continuité, dans un flux continu très dominé. Mais, avec un seul personnage, les enfants étant cantonnés à un enregistrement de quelques phrases sur bande, sans vraie action dramatique qui exige exposition, nœud de l’intrigue, péripéties et dénouement, plus que l’opéra de chambre annoncé, il s’agit d’une grande cantate ou d’une scène lyrique moderne comme Erwartung de Schönberg monodrame pour soprano solo mais deux fois plus longue ou, quelquefois, cette déclamation française rappelle le Satie de La Mort de Socrate, sans qu’on puisse assigner des repères stylistiques précis à cette œuvre personnelle.

La trame en est relativement mince, narrative, la narration s’opposant à l’action dynamique, est forcément statique, malgré l’évocation des voyages et paysages de Médée l’infanticide, originaire non ici de la vénéneuse Colchide du mythe mais de l’Inde où elle voudrait ramener les corps de ses fils assassinés pour les y inhumer (l’auteur du texte oublie que les Grecs n’enterraient pas les morts mais procédaient rituellement à leur crémation, tout comme les Indiens du Gange évoqué). Elle est suivie d’un inconnu dont la présence et la beauté l’agréent, sans doute Persée, tueur de Méduse et sauveur d’Andromède. Elle est ici explicitement associée par le titre à la sinistre et féroce déesse hindouiste de la mort, la sanglante Kali, mère destructrice et créatrice.
Sur ce long texte, Ginoux a bâti une vaste partition sur mesure pour la grande voix dorée, au médium fruité et feutré, de Bénédicte Roussenq, soprano radieux, éclatant dans les aigus pleins, large volume, tessiture longue, égale. Cependant, le compositeur ne concède nulle facilité à son interprète : médium très sollicité, sauts impressionnants du grave à l’aigu, un parlando a cappella, voix nue, mais lui ménageant prudemment des passages parlés enregistrés et les rares paroles des enfants qui lui permettent un peu de souffler dans cette déclamation dramatique longue et souvent tendue. Les qualités expressives de Roussenq, son art des couleurs, son sens dramatique puissant, servent texte et musique avec une grandeur héroïque et des nuances remarquables.

Avec pour base et basse souvent le piano tout aussi puissant et nuancé de Marion Liotard, qui mène le jeu et conduit l’ensemble avec une rigoureuse attention et une souplesse de chef de chant, tout en les concertant parfaitement, Ginoux traite chaque instrumentiste en soliste avec des parties virtuoses pour chacun mais, sur le nappage des cordes, soudain bruissantes et vibrionnantes de l’alto (Laurent Camatte) et vibrantes du violoncelle (Adeline Lecce), le saxophone de Joël Versavaud, soupire, sanglote parfois, se déchire de stridences, devient comme l’écho souffrant de la voix de Médée ou, soudain, le prolongement confidentiel de son souffle. Les sons enregistrées, des timbales mystérieuses, des frottements, écoulement de l'eau, les minuscules voix d’enfants, amplifiées, venues de loin, auréolent l’ensemble de timbres d’un charme étrange venu d’ailleurs.
15 mai
Archives et Bibliothèque Départementale Gaston Defferre (Marseille)
Médée Kali, opéra de chambre de Lionel Ginoux,
Bénédicte Roussenq, soprano, Joël Versavaud, saxophone, Laurent Camatte, alto,  Adeline Lecce, violoncelle, Marion Liotard, piano.
Photos :
1. Kali terrassant Shiva ;
2. De gauche à droite : Laurent Camatte, Marion Liotard, Joël Versavaud, Bénédicte Roussenq, Adeline Lecce, Lionel Ginoux ;
3. L’ensemble avec les enfants, Lionel Ginoux à droite.

MP13 MUSIQUE



MARSEILLE CAPITALE DE LA CULTURE 2013
LA MUSIQUE EN SOURDINE
À l’orée de l’été, l’hiver s’attarde, le printemps tarde et Marseille Provence Capitale culturelle 20213 piétine, surtout la musique, la grande absente des manifestations.
À chaque jour suffit son lot frondeur de vernissages d’expositions, installations et autres manifestations d’arts plastiques aux quatre coins de la ville, loin du label MP13 chichement accordé aux obscurs et sans grade mais non sans mérite et richement concédé aux riches aux somptueuses niches financières, avec pour centres de gravité officiels le nouveau FRAC admirable bâtiment pour peu de choses à admirer, la réouverture réussie du MAC (Musée d’Art Contemporain,) l’ouverture de la Villa Méditerranée, édifice un pied dans l’eau et un pied de nez à la beauté architecturale du MUCEM qu’il occulte et offusque. Ce dernier, inauguré en grande pompe le 4 juin en présence du Président de la République et de la Ministre de la Culture est, au moins une réussite architecturale, n’était-ce, côté esplanade Saint-Laurent, une passerelle fort utile mais qui barre l’horizon et les îles et, en sens inverse, du Pharo, barre la cathédrale de la Major.

Face à ces édifices nouveaux qui resteront, mais pour contenir quoi, on ne sait pas encore très bien, sur les quais bien dégagés du Vieux-Port rénové, grande débauche de statues d’animaux multicolores qui ravissent les enfants, mais constamment changées de place à grand renfort de grues et pour un coût d’opération qui sera aussi lourd qu’eux, trois statues immenses imités de Dalí, quelques spectacles de rue labellisés comme si les Marseillais ne méritaient guère mieux que ces parades, mais qui prêtent, il est vrai, un air joyeux de fête permanente à Marseille, telle cette grande Transhumance certes fort sympathique cavalcade de chevaux et poulains affolés, piétinement d’un troupeau bêlant d’ovins tels des ovnis dans une grande ville, mais qui confond culture et agriculture, et fumure sans doute avec les balayeurs fermant le cortège pour ramasser le crottin.
La littérature, c’est lettre morte : exit officiel Camus à part un colloque de dix-sept participants à l’initiative d’admirateurs, un conteneur funèbre aux noms de grands ports qui annonce pompeusement une exposition René Char et, en fait de poète, ne contient qu’un livre fort cher de photographies de Serge Dassier qui signa pendant quinze jours assidûment et, pour alibi littéraire deux textes photocopiés de Michel Butor et d’Arrabal …
Le grand acteur marseillais Philippe Caubère s’est vu refuser un spectacle sur Marsiho (Marseille) d’André Suarès (1868-1948), une occasion perdue de redécouvrir cet écrivain et poète génial marseillais, auteur de quatre-vingts livres parus de son vivant et d’une trentaine d’œuvres posthumes, célébré par tous les grands écrivains et artistes de son temps comme Bergson, Unamuno, Malraux, Montherlant, Blanchot, Bonnefoy, etc, Fauré, Dukas, Satie, Bourdelle, Rouault, Matisse, Picasso, etc. Caubère a dénoncé haut et fort sur les ondes la « branchitude » qui exclut les artistes locaux, et le collectif « Le Printemps marseillais » et le MP13 Off s’est constitué pour stigmatiser le parisianisme et l’opacité du comité de sélection.
Par ailleurs, un grand théâtre comme le Gyptis, après un quart de siècle de rayonnement indiscutable dans un quartier déshérité, la seule scène offrant emploi à plus de  deux-cents intermittents par an, ferme ; le Concours International d’Opéra est torpillé pour toujours alors que la ville avait voté une scandaleuse subvention de 400 000 € au DJ David Guetta, plus l’octroi gratuit d’un emplacement exceptionnel pour un concert à 50 € la place, qui a soulevé une telle indignation sur les réseaux sociaux (près de 75 000 signatures en peu de jours) que l’intéressé, sinon la municipalité assiégée par la fureur citoyenne, a renoncé de lui-même à cette manne, sinon à son concert. Pour comparaison, le remarquable ensemble Baroque graffiti, attendait toujours 3000 € de subvention pour survivre. Quant à l’Opéra de Marseille, de rang international, malgré une saison toute dévouée au thème méditerranéen imposé à MP13, la somme allouée pour l’intégrale des Troyens de Berlioz avec Roberto Alagna et Béatrice Uria-Monzon ne permet qu’une version… de concert. Le CNIPAL (Centre National d’Insertion d’Artistes Lyriques), structure unique en France, est non assuré de sa survie alors que Ludovic Tézier, Béatrice Uria-Monzon et d’autres chanteurs lyriques venus d’ailleurs s’y perfectionner en font le rayonnement sur les scènes internationales.
Les labels décernés parcimonieusement ne sont pas forcément suivis d’aide financière : Marseille-Concerts a un seul concert labellisé mais pas financé ; le magnifique ensemble Les Festes d’Orphée, attaché à la résurrection, à l’édition et à l’enregistrement du patrimoine baroque provençal d’Aix, devait recréer les 9 et 10 juillet Les Muses rassemblées par l’Amour du célèbre compositeur aixois André Campra présentées le 6 juillet par une conférence. L’œuvre  de 1723 (commande  de la ville d’Aix, sur le texte d’un autre aixois académicien), réputée perdue, récemment retrouvée, et jamais rejouée depuis l’époque, est dédiée à sa ville natale Aix-en-Provence et la glorifie comme capitale des arts et de l’amour. Faute d’argent, cela n’aura pas lieu. Concerto soave reçoit un label, mais une aide bien insuffisante pour son projet. Le GMEM est bien mieux doté et, espérons-le, Musicatreize. Il semble en fait que MP13, volant au secours de la victoire des grandes structures, qui tirent leur épingle du jeu, pour les autres, c’est l’épingle dans la botte de foin pour la clarté et le financement.

Marseille, ville musicale
Pourtant, Marseille est une grande ville musicale même si les responsables de MP13 se bouchent les oreilles. La belle revue municipale Marseille a pu naguère consacrer un volume de près de cent-trente pages à la musique dans la ville. Avec pour lieu emblématique l’Opéra, plus ses concerts symphoniques et de musique de chambre, ses récitals au foyer, on compte plus d’une trentaine de lieux, dont le récent et immense Silo, où se pratique la musique, sans oublier trois théâtres qui en programment (le Gyptis, le Toursky, le Festival de piano de la Roque d’Anthéron se décentralise à la Criée), dont l’active Cité de la Musique, la bibliothèque de l’Alcazar, les Archives départementales, etc, les églises. Sans oublier les associations et clubs (Lyric Opéra, Club lyrique, Club Wagner, le Club Opéra Lions), parmi d’autres structures qui programment de la musique, on dénombre dix ensembles baroques de qualité, la Société de Musique de chambre, Marseille-concerts, Musique & Co, six festivals (Mars en Baroque et Automne baroque, Festival des Musiques sacrées, Festival des Musiques interdites, Festival de Saint-Victor… ).
Pour la création musicale, Marseille est riche du Festival des Musiques contemporaines du GMEM (Groupe de Musique Expérimentale de Marseille), issu en 1969 du Conservatoire National de Région où fut créée la première classe de musique électroacoustique en France. Depuis 1987, il organise le festival Les Musiques, devenu en 1993 un festival international consacré aux Musiques d’Aujourd’hui. L’on n’oubliera pas le GRIM, Groupe de Recherche en Improvisation Musicale, qui donne des concerts de musique expérimentale, où se produit l’excellent ensemble Télémaque, dont le directeur, Raoul Lay, est par ailleurs compositeur tandis que Musicatreize fait rayonne partout la musique contemporaine…
Quant aux lieux, parfois microscopiques, où d’excellents amateurs se produisent en classique ou variété, ils fourmillent dans la ville (cinquante théâtres), le Med’s, le Rouge Belle-de-Mai, le Latté. Marseille, qui défraye et défraie la chronique par ses faits divers, est un lieu étonnant et détonant de créativité en cette époque de crise.

Concert à l’Alcazar, 28 mai
Au passé prestigieux pour l’opérette marseillaise et les variétés, devenu Bibliothèque de Marseille à vocation régionale, riche en musique, l’Alcazar organise, au long de l’année, des rencontres avec débats autour d’événements musicaux comme les présentations, par les artistes eux-mêmes, des productions de l’Opéra de Marseille et des concerts originaux, toujours gratuits.

De la sorte, on a pu goûter le concert-conférence du groupe Polyphonies croisées formé d’Agnès Condamin, concertiste, professeur de guitare  au Conservatoire  à Vocation régionale de Marseille et de Frédéric Isoletta, pianiste, organiste, agrégé de musicologie, également professeur, qui, sur  fond de projections de toiles de Klee, Rothko, jouant avec les lignes et les notes, s’étaient adjoint le concours de  Sonia Garcia Parrilla, récitante, pour offrir le contrepoint de poèmes andalous du Romancero gitano de Federico de García Lorca pour faire correspondre de simple mais baudelérienne façon les sons, les couleurs sinon les parfums de cette poésie saturée de senteurs andalouses. Plaisir de l’œil, de l’oreille de l’intelligence et du cœur. Et quelle virtuosité et vélocité pour ce programme où la guitariste s’empare de morceaux pour le piano diabolique d’Albéniz auxquels le pianiste donne l’écho improvisé et transposé à vue du clavier, sans fausse note, dans un équilibre miraculeux des deux instruments apparemment si inégaux ! Tour à tour Asturias, Granada d’Albéniz, la Danse du feu pour orchestre, extraite de L’Amour sorcier de Manuel de Falla passent à la guitare/piano sans aucun hiatus et, enfin, plus paisible instrumentalement, la Fantaisie pour un gentilhomme de Rodrigo, pièce expressément composée pour la guitare, composent la part hispanique du concert . Concertants aussi dans le commentaire, les deux instrumentistes éclairent leur concert de propos simples et précis, avec des exemples éloquents au clavier par Frédéric Isoletta. Il montre la cohérence de leur programme par l’affinité, l’harmonie étrange entre les gammes hispaniques et celles d’Europe Centrale. Cela introduit tout naturellement, les Danses roumaines de Bartók, d’une inspiration tout aussi populaire et savante que celle des Espagnols. Pour finir, c’est le feu d’artifice détonant, dissonant, brisant rythmes et tonalités, sur le poème Canto negro du p Nicolás Guillén (déjà mis en musique de plus classique façon par Xavier Montsalvatge dans ses fameuses Canciones negras) par le compositeur contemporain cubain Leo Brouwer (né en 1939).
Un public ravi fit une ovation méritée à ces jeunes talents d’ici sans ce label venu d’ailleurs.

Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille, 28 mai
Polyphonies croisées : Agnès Condamin, guitare ; Frédéric Isoletta, piano ; Sonia Garcia Parrilla, récitante.
Isaac Albéniz, Manuel de Falla, Joaquín Rodrigo, Bela Bartók, Leo Brouwer.

Temple (de la musique) Grignan
C’est un autre lieu non négligeable qui accueille et promeut la musique. Issue des anciens Amis du CNIPAL qui accueillaient, encadraient les jeunes stagiaires étrangers au maigres bourses venus du monde entier s’y perfectionner, les aidant dans leurs démarches administratives, à trouver un logement, etc, sans nulle subvention, l’Association Lyric Opéra s’est constituée pour leur offrir également la possibilité de se produire en solistes ailleurs que dans le Foyer de l’Opéra qui, dans les deux rituelles Heures du thé mensuelles les produit depuis des années. Mais l’association programme également d’anciens stagiaires déjà frottés largement aux scènes nationales et même internationales, qui manifestent de la sorte leur fidélité amicale à ces anciens Amis du CNIPAL
C’est ainsi que le 2 juin, accompagnés par la ductile pianiste Valérie Florac, étaient à l’affiche deux chanteurs, la mezzo Emmanuelle Zoldan et le ténor Marc Larcher, voix de velours et voix de lumière, ombre et soleil, ambre et or. Tous deux ont diversement incarné des héros lyriques correspondant à leur tessiture sur de nombreuses scènes nationales, la mezzo étant une notable Carmen et Maddalena de Rigoletto, le ténor se taillant par ailleurs de beaux succès dans de belles productions tournantes des grandes opérettes du répertoire classique, sa verve et sa culture franco-espagnole le faisant jubiler dans Andalousie et La Belle de Cadix de Francis Lopez.

Ils proposaient ici Une décennie de musique française, un intéressant état de l’opéra français au XIX e siècle, opéra comique et bouffe compris, de 1865 à 1877, époque où se créée ou recrée un style lyrique français posé par Gounod, imposé par Bizet, proposé même par l’ironie parodique d’un Offenbach, qui ébranle l’empire étouffant de l’opéra italien.
Ils sont beaux, des jeunes premiers, il chantent bien et, par ailleurs, s’avèrent de remarquables interprètes comédiens, donnant vie aux personnages qu’ils incarnent en concert, en dehors de la dramaturgie d’une scène, d’un spectacle. Alternant solos et duos, ils enchantent le public. De la sérénade de Smith (La Jolie fille de Perth de Bizet) à l’aubade de Roméo (Roméo et Juliette de Gounod), Larcher déploie un timbre solaire qui éclairerait vraiment la nuit, ferait vraiment se lever le soleil, projection lumineuse et généreuse, élégance du phrasé, tenue scénique exemplaire : nombre de chanteurs sont déformés par l’émission vocale, lui, il en est embelli, souriant. Nous faisant le cadeau, pour illustrer la thématique du concert, du grand air de Dalila (Samson et Dalila, Saint-Saëns) même s’il est trop grave pour elle et contrarie le souffle, Emmanuelle Zoldan, regard intense, toute en velours vocal, est une sensible Charlotte (Werther de Massenet) à la couleur et au volume homogènes, sans les lourdeurs vocale qui empêtrent parfois le rôle, une Carmen infiniment convaincante, très séduisante. Ces deux jeunes chanteurs réussissent la gageure, tout en chantant face à la partition, de nous donner l’illusion qu’ils sont dans le drame de la scène pour le poignant duo final de Carmen. Enfin, passant à  Offenbach, duos et solos, ils se montrent tout aussi crédibles, risibles dans le jeu, en passant avec une aisance joyeuse de drame  de l’opéra à jubilante dérision de l’opérette. Deux grands artistes secondés par une belle pianiste.
Temple Grignan, 2 juin
Emmanuelle Zoldan, Marc Larcher, Valérie Florac, piano
Airs et duos : Bizet, Gounod, Massenet, Offenbach, Saint-Saëns.

Photos : 
1. Passerelle du MUCEM ;
2. Toit du MUCEM et cathédrale de la Major;
2. Agnès Condamin et Frédéric Isoletta ;
4. Emmanuelle Zoldan et Marc Larcher.







dimanche, juin 23, 2013

CLÉOPÂTRE




CLÉOPÂTRE
Drame passionnel en 4 actes et 5 tableaux
Livret de Louis Payen et Henri Cain, musique de Jules Massenet
Opéra de Marseille, 15 juin

Dans le cadre de sa saison méditerranéenne MP13, l’Opéra de Marseille a donc présenté le 15 juin, en première création sur notre scène, une nouvelle production de Cléopâtre, le dernier opéra de Jules Massenet, né en 1842 et décédé en 1912. Commencé dès 1911, l’ouvrage ne sera créé, à Monte-Carlo, que le 23 février 1914, deux ans après la mort du compositeur, juste avant la Grand Guerre qui verra sa longue éclipse. Il faudra attendre sa reprise au Festival Massenet de Saint-Étienne en 1990 et celle de Marseille cette année pour ressusciter la belle Égyptienne chantée par Massenet.

L’œuvre, texte et musique
Il est de bon ton, en France, dans certains milieux critiques, de décrier Massenet et, en particulier, ce dernier ouvrage composé en 1911, au titre qu’il serait traditionnel après les révolutions musicales que sont Pelléas et Mélisande de Debussy (1902) et les premiers opus de Schönberg et de Stravinsky. Mais on oublie que ces derniers n’ont pas encore écrit leurs œuvres vraiment révolutionnaires, Pierrot lunaire (1912) pour le premier, Le Sacre du Printemps (1913) pour le second, qui ne sont pas exactement des ouvrages lyriques et que Turandot de Puccini, avec lequel la comparaison serait plus pertinente, est de 1926 et relève du lyrisme italien de sa Tosca de 1900, tout comme Richard Strauss suit la tradition lyrique allemande wagnérienne avec Salomé (1905) puis Elektra (1909). Pourquoi donc Massenet, déjà auteur de vingt-quatre opéras, serait-il, avec ce testament, moins légitime qu’eux pour demeurer dans une tradition française et sa propre lignée musicale? Abandonnant ces clichés critiques, anachroniques, il faut donc juger cet opéra comme il est, pour ce qu’il est et non pour ce qu’il aurait dû être ou comme on voudrait qu’il fût. La musique en est donc dans la filiation des œuvres du compositeur, avec, cependant, des récitatifs assez secs frôlant le parlando et un refus moderne de la mélodie trop facile et des développements thématiques trop tissés.
Le livret, de Payen/Cain est intitulé « Poème », bien qu’en prose, mais on y perçoit, souvent, des coupes de 12 pieds, donc des rythmes d’alexandrin, exacts ou approximatifs, et ses hémistiches (//) de 6 syllabes :

« Rome est grande et son nom// rayonne sur le monde ! » ;
« Marc-Antoine a partout// fait triompher ses aigles// et les peuples d’Asie » ;
« Je reçois votre hommage// et vous promets la paix.» ;
« Je suis venue quittant/mes palais enchantés », etc.

Ces récurrences rythmiques, la musique reprenant certaines phrases à la fin des airs, créent souvent ainsi, par leur itération, le sentiment de retour que donnent habituellement les vers, et la sensation d’un air clos sinon un da capo.


Histoires, non Histoire
Le sous-titre, c’est « Drame passionnel en 4 actes et 5 tableaux. » C’est avouer que le drame politique, l’Histoire, le cède aux éternelles histoires d’amour et de mort, tradition de tout l’opéra romantique. En effet, le contexte historique mais encore surtout amoureux, y est suggéré de façon très elliptique au détour d’une phrase : Marc-Antoine rappelle d’emblée la liaison ancienne de Cléopâtre avec César qu’elle avait séduit (elle n’avait que quinze ans, quatorze ans plus tôt). Cela paraît comme une défense amoureuse personnelle du faible triumvir. Habile, flatteuse, la reine, lui répond qu’il est plus fort que César : elle le charme en lui concédant que lui ne cédera pas à ses charmes. Marc-Antoine, malgré ses premières dénégations, perd ses préventions : venu en vainqueur, il est aussitôt vaincu, conquis par sa conquête et le maître s’assujettit à sa maîtresse, la maîtresse femme.
On voit donc que la réalité historique, l’alliance politique et militaire entre le Triumvir —en rupture avec Octave pour la domination de Rome— et la reine d’Égypte dont le royaume est menacé d’annexion coloniale par les Romains, est pratiquement inexistante dans l’opéra ; rien du fruit des amours de Cléopâtre et de César, leur fils Césarion, véritable enjeu de la guerre que lui livre Octave. Ce dernier, le futur Empereur Auguste, simplement neveu et fils adoptif de César, dont il a hérité l’immense fortune et les pouvoirs, craint surtout que Césarion, fils légitime, et déjà reconnu futur pharaon d’Égypte, ne lui conteste l’héritage romain, se retrouvant ainsi à la tête d’un formidable empire. Il tuera plus tard ce jeune rival. Marc-Antoine, grand guerrier n’est ici qu’un amoureux passionné, tourmenté de nostalgie sensuelle de Cléopâtre alors qu’à Rome, il vient d’épouser Octavie, sœur d’Octave, mariage qui voulait sceller une paix et une alliance familiale entre les deux triumvirs rivaux, contre le troisième larron triumvir, Lépide : bref un partage le plus personnel possible du pouvoir qui, de trois, passera à un seul.
Pareillement, la fameuse bataille d’Actium (2 septembre 31 AJC) qui marque la défaite définitive des deux amants alliés face à Octave, n’est évoquée que par un soupir désespéré de Cléopâtre au dernier acte :

« Actium !… la défaite !… la fuite !…»

L’auditeur cultivé se souvient qu’elle a participé à ce combat en Grèce avec sa flotte mais que, croyant la partie perdue, elle prend la fuite vers l’Égypte pour sauver ses navires, laissant Marc-Antoine abandonné avec les siens. Elle en éprouve du remords, espérant
« Son pardon !… Car c’est moi //qui causai sa défaite. Cette fuite insensée… »

Évacuée l’Histoire, ou du moins très discrètement en coulisses pour un public cultivé, il ne reste donc, à l’auditeur moyen que ce « drame  passionnel » annoncé, ces amours finissant par un double suicide successif : Marc-Antoine, croyant Cléopâtre suicidée tente de se tuer, comme Roméo se tue croyant Juliette morte, laquelle se suicide à son tour, en le voyant mort.

Histoires d’amour
À côté de ces deux personnages principaux aux nobles voix graves, Marc-Antoine, baryton, et Cléopâtre, mezzo, inversant la tradition opératique qui dote les héros principaux des voix aiguës, il y a le contrepoint vocal de deux amoureux malheureux face au couple d’amants qui vont entrer dans la légende, un ténor et une soprano, Spakos, amoureux transi puis comblé et jaloux de Cléopâtre, et Octavie, la fidèle épouse repoussée de Marc-Antoine. En somme, en deux couples, nous avons trois conceptions distinctes de l’amour : l’amour-passion traversé d’orages entre les deux héros et l’amour conjugal représenté par Octavie qui essaie de ramener Marc-Antoine à ses devoirs envers Rome et l’amour jaloux de l’affranchi, qui cause la perte de Marc-Antoine en lui annonçant faussement le suicide de Cléopâtre pour le désespérer. Pour punir le félon, Cléopâtre le tue et, ne pouvant sauver Antoine de sa tentative de suicide, pour n’être pas indignement traînée à Rome au triomphe spectaculaire d’Octave, elle se tuera à son tour en sa faisant piquer par l’aspic.

« Courtisane ! »
Un opéra, épure dramatique, ne pouvant s’encombrer de personnages trop nombreux, on comprend l’oubli de ses deux frères-époux (Ptolémée XIII et XIV) dont on sait quelle fit assassiner au moins le second pour régner seule —tout comme son encombrante sœur Arsinoë qui l’avait un moment éclipsée sur le trône. Mais la plus grande distorsion historique, avec c’est sans doute celle que subit la personne de Cléopâtre VII.
D’entrée, Marc-Antoine, qui ne la connaît pas, la traite sept fois de « Courtisane ! », de dépravée, évoque le nombre de ses amants, avant de trouver lui-même des charmes dans cette dépravation orientale dont il devient esclave. Pour charger le tableau, on nous la montre aussi, tel un aristocrate ou bourgeois décadent, courir s’encanailler dans les troubles jouissances d’un double, d’un travestissement, dans un bouge populaire, confessant publiquement sa recherche plaisirs nouveaux. Pourtant, si la légende noire de la reine égyptienne colportée par les historiens romains à la solde de ses ennemis politiques se complaît à exagérer sa vie sexuelle dissolue, ils ne lui prêtent, bien étonnant pour l’époque, pas d’autres enfants que ceux qu’elle eut de César et de Marc-Antoine. Ils auraient pu la noircir aisément sur les inévitables fruits bâtards de sa couche prodigue.
Cléopâtre fut une grande politique et une mère tentant de préserver l’héritage de son fils Césarion et des trois autres enfants qu’elle eut d’Antoine. Mais cette Cléopâtre lyrique est rangée ici dans le catalogue décadent des mondaines, demi-mondaines, des hétaïres qui hantent l’imaginaire masculin du XIXe siècle, grandes pécheresses comme Marie Madeleine, Thaïs, Manon déjà mises en musique par Massenet, et autres « Traviata », Carmen ou bien Salomé chère à Oscar Wilde (1891) et Strauss (1905) et aux tableaux divers de Gustave Moreau, etc, vénéneuses femmes fleurs de Klimt et de l’art décadent entre  morbide Symbolisme et Art Nouveau, séductrices repenties ou pas, femmes fatales mais presque toujours pour elles-mêmes puisque punies par la mort.
La Grande Guerre, si elle porte un coup à ces rêveries érotiques et névrotiques d’une époque révolue, n’en perpétue pas moins, dans un autre genre, ce type de femme fatale, à travers le mythe de la courtisane espionne comme Mata-Hari, et, pendant les « Années folles » de la post-guerre, les lesbiennes libérées, la Madone des sleepings, les « garçonnes » fripées mais friquées, libres et libertines, s’offrant cyniquement les services de beaux garçons comme dans le roman de Philippe Hériat, La Foire aux garçons. Le type, à notre époque, de la femme significativement surnommée « cougar », avide de chair fraîche masculine, n’en est qu’un avatar, un nouveau visage de plus.
La Cléopâtre de Payen/Massenet fait songer inévitablement à Carmen : adorée par tous, apparemment dédaignée et vilipendée par Antoine, elle, la captive, réussit à le captiver comme l’est Don José et, dans une taverne borgne avec danseuses qui ressemble fort à celle de Lillias Pastias à Séville, il y a un incident causée par la jalousie de Spakos, très Son José. D’ailleurs, le mot gitane n’est que la corruption populaire d’égyptienne, les « Gitans » ou « Égyptiens » prétendant descendre de Pharaon.

Réalisation
Maître d’œuvre de cette production, Charles Roubaud est entouré de sa fidèle et solide équipe est l’harmonie du travail commun est sensible. Le décor (Emmanuelle Favre), signe des temps de crise, est pratiquement réduit à un théâtral cadre de scène, sorte d’atrium triomphal paré de rideaux rouge empire, à quelques éléments intérieurs, marches, muret, mobilier caractéristique, romain, égyptien. Ce vide solide est rempli par les projections précises et précieuses de Marie-Jeanne Gauthé, qui nous plongent avec une grande vraisemblance dans une Antiquité tour à tour égyptienne et romaine, dans des couleurs, des teintes éteintes, roses, bistres, gris, beige, verts et bleus légers (qui font vibrer le rouge impérial des tentures). Cela évoque les décors de théâtre du XIX e siècle, dont on peut sottement ricaner aujourd’hui par ignorance, mais qui avaient la précision scientifique réaliste des plus récentes découvertes archéologiques dont de savants dessinateurs ramenaient des témoignages, avec ces peintures, aujourd’hui presque disparues d’une monumentalité que l’on croit toute blanche à l’os alors que tout monument était versicolore, à défier le technicolor des péplums hollywoodiens les plus hardis.
Pourquoi le théâtre en crise financière d’aujourd’hui se priverait-il des moyens modernes de faire rêver du passé quand, à l’évidence, la culture historique se joint au sens esthétique ? Nous avons, ainsi, tour à tour, un camp romain symboliquement fortifié de pieux sur une plage, tente et aigles romaines avec fond de galères, l’élégant atrium romain d’un sobre raffinement qui nuance en homme de goût Antoine le grand soldat, avec torchères et impluvium à eau courante avec, au bout, un magnifique Apollon du Belvédère ou l’une de ses nombreuses répliques, signe de la passion des patriciens romains pour l’art grec, le futur empereur Auguste, pour l’heure simple Octave, n’hésitant pas à faire condamner à mort certains possesseurs d’œuvres grecques pour en enrichir ses collections ; la taverne est vraisemblable et les jardins du palais d’Alexandrie de Cléopâtre, en rondeurs de colonnes et de moelleux coussins tout opposée à la raideur géométrique et virile de la demeure romaine de Marc-Antoine, font sens sensuel sur leur émolliente imprégnation délétère sur le triumvir et font rêver comme son tombeau déjà prêt fait frémir sur cette société qui fait aussi une œuvre d’art, de théâtre, de la mort, du suicide. Crépusculaires à tous les sens du mot, d’un monde qui s’achève, tamisées, les lumières de Marc Delamézière ont la douceur d’estompe et d’estampe du XIXe siècle, de certains tableaux romantiques ou symbolistes. Tableaux qui font sens psychologique et dramatique en opposition, monde d’en haut et d’en bas, militaire et civil, l’homme et la femme, la guerre et la fête, l’amour et la mort.
Dans ce cadre raffiné, les costumes inspirés de Katia Duflot font merveille : rudesse sombre et rigide des uniformes des fiers tribuns, légionnaires et triumvir romains, face à eux, drapés clairs et souples, des vulnérables vaincus et, précédée de danseuses toutes voiles dehors, comme un envol de mouettes, Cléopâtre apparaît dans une robe comme voilée, drapée de lune argentée : l’enlacement avec la raideur de roc de Marc-Antoine qu’elle semble envelopper, est plutôt le choc de l’eau fluide contre la pierre qui en finira usée. Sa robe de fête mêle vague argent et rose fanée, puis elle est, avant sa mort, de blanc vêtue sous un impalpable voile de victime qui flotte, vole telle une âme agitée cherchant à se poser, à repose enfin.
Toute en fidélité au texte, impératif imposé par l’ayant droit de Massenet, la mise en scène de Charles Roubaud se coule dans ce moule qu’il a voulu : beauté plastique des mouvements de masse, presque aérienne ou ondoyante de voiles des danseuses de Cléopâtre, rigueur verticale militaire du monde romain et horizontalité orientale égyptienne, amoncellement moelleux de coussins et l’on pense au désordre voluptueux de La Mort de Sardanapale comme dans ce suicide annoncé. Les héros nobles le sont aussi par le maintien, l’attitude, la sobriété de l’expression hors les fureurs jalouses de Marc-Antoine et le désarroi de Spakos. Sous sa direction, de grands et beaux acteurs autant que chanteurs.

Interprétation
 L’homogénéité du plateau est évidente et sensible dans tous les rôles et mâles voix graves des hommes : Philippe Ermelier est un Ennius puissant, Bernard Imbert un Amnhès picaresque et pittoresque, Jean-Marie Delpas un Severus d’une romaine solidité et même l’épisodique esclave Norbert Dol a une richesse de timbre digne d’intérêt. À côté de ces voix sombres, et surtout auprès du vainqueur baryton auquel il s’oppose d’emblée en imposant Cléopâtre avant même son entrée, la voix claire et aiguë de Luca Lombardo fait contraste saisissant et signifiant : l’aimé n’est plus le ténor, héros déchu désormais, et son déchirement de véritable amoureux fidèle et désintéressé, d’amant bafoué et sacrifié, il l’exprime avec une vérité bouleversante. Il fait involontairement paire et couple malheureux avec l’autre personnage blessé, la soprano Octavie, épouse reléguée et abandonnée de Marc-Antoine, qui chante son désespoir et sa constance d’une belle voix lumineuse mais aussi ferme que le devoir de matrone romaine que Kimy Mac Laren incarne avec une grande élégance scénique.
Tel le quatuor vocalement inversé de Cosí fan tutte, que le déguisement harmonise en paires de voix de tessiture et couleur semblables, ici, la passion écarte des grands rôles les voix traditionnelles soprano/ténor pour laisser en tête à tête, en duel et duo, la mezzo et le baryton, unis pour le meilleur et le pire, pour l’amour et la mort. La stature, l’allure, la figure, la voix vaillante de Jean-François Lapointe en Marc-Antoine montrent à l’évidence qu’il est le centre du drame, l’épicentre du cataclysme politique et militaire qu’il déclenche, lui vainqueur, en passant sous les fourches caudines de sa soi-disant esclave Cléopâtre qui, à part l’avoir séduit, ne fait plus que subir les conséquences de ses actes ou de sa non action, jusqu’à mourir puisqu’il est mort. Il est de saisissante façon le soudard soûlard de l’Histoire, toujours la coupe à la main, veule et avili, rongé par l’inaction et le remords, mais si humain dans son désir et sa jalousie : il est Pelléas et Golaud à la fois, amoureux et jaloux. La Cléopâtre de Béatrice Uria-Monzon explique sinon justifie toutes les folies du triumvir : elle n’a qu’à paraître, voilée de deux ailes, jouant les vaincues pour vaincre. Son premier air, sans doute un peu trop grave pour sa voix, loin de le grossir, elle le murmure, le susurre et en arrondit, pour envoûter de velours vocal, les volutes mélismatiques étranges, enveloppantes. Une séduction non dans l’ivresse consciente du pouvoir de sa beauté mais dans la finesse de la conscience qu’elle joue et risque gros. Canaille, perverse, lucide dans la responsabilité de sa défaite, drapée dans sa dignité de reine divine risquant la déchéance publique du triomphe d’Octave, elle redevient humblement femme, humaine au moment de la mort par l’aspic que lui tend, dans le panier de fleurs et fruits, la charmante Charmion d’Antoinette Dennefeld : avec la même évidence scénique et vocale, aussi souveraine dans la grandeur que dans la misère de la commune mort.
Un beau danseur, Marco Vesprini, ovationné, et quelques ballets qui sacrifient à la tradition française et à un orientalisme de bon ton, un chœur bien préparé par Pierre Idodice agrémentent ce beau spectacle. Avec une gestique bien personnelle, plus affective que métronomique et géométrique, Lawrence Foster, réussit la gageure d’une direction sans accroc qui accroche l’auditeur à cette musique bien française par sa mesure mais étonnante sinon détonante d’un Massenet vieilli mais assez nouveau qu’il faudrait revisiter aussi respectueusement qu’ici.

Cléopâtre, de Jules Massenet

Opéra de Marseille
Chœur et Orchestre de l’Opéra de Marseille, direction musicale :  Lawrence Foster.
Charles Roubaud, mise-en-scène ; Emmanuelle Favre, décors ; Marie-Jeanne Gauthé, vidéographie ; Katia Duflot, costumes ; Marc Delamézière, lumières.
Distribution :
Béatrice Uria-Monzon, Cléopâtre ; Kim Mac Laren, Octavie ; Antoinette Dennefeld, Charmion ; Jean-François Lapointe, Marc-Antoine ; Luca Lombardo, Spakos ; Philippe Ermelier, Ennius ; Bernard Imbert, Amnhès ; Jean-Marie Delpas, Sévérus ; Norbert Dol, l’esclave.
15, 18, 20,23 juin 2013.

Photos Favre et Gauthé :
1. Atrium de Marc-Antoine ;
2. Jardins de Cléopâtre;
Photos Christian Dresse ;
3. « Courtisane ! » : Uria-Monzon et Lapointe;
4. L’amour plus fort…
5. Luxure et perversion : le poison  -Lapointe, Uria-Monzon, Dennefeld ;
6. Le couple malheureux, Octavie, Spakos, Mac Laren, Lombardo.











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