ORDRE MORAL
RÉFLEXION AUTOUR DE
Tartuffe
De
Molière
Théâtre
de la Criée
10
novembre 2021
UNE PIÈCE D’HIER POUR AUJOURD’HUI
Autant la pièce tombait mal en à son
époque qu’elle tombe bien aujourd’hui.
HIER: entre le marteau et l’enclume
jésuitico-janséniste
Sous le titre Le Tartuffe ou
l'Hypocrite, elle est donnée devant la cour à Versailles en 1664, interdite
aussitôt de représentation publique par le roi, malgré lui, sur les instances
de l’Archevêque Hardouin de Péréfixe qui bataille contre les jansénistes.
Remaniée, tempérée trois ans plus tard, devenue L'Imposteur, elle
est cependant interdite dès la première représentation, n’en gagnant pas pour
autant les bonnes grâces de l’inflexible prélat et son bras séculier en pleine guerre,
guère gracieuse, justement, sur la grâce dont les conceptions affrontées
déchirent jésuites et jansénistes.
Grâce, grâces
Ou de l’art de faire nouvelle une
question originelle guère originale : si Dieu est omniscient et connaît
d’avance quels seront les damnés et les élus, l’homme, frappé du péché
originel, a-t-il la liberté de faire son salut ? Au Ve siècle,
le moine britannique Pélage s’oppose à Augustin, évêque d’Hippone (Annaba), sur
le salut de l’homme. Pour le premier, Dieu ne peut vouloir le malheur de sa
créature et le péché originel n’a pas aliéné sa liberté d’œuvrer par lui-même à
son salut ; pour le second, toute part de liberté concédée à l’homme
serait une part qu’on enlève à Dieu : l’homme ne peut qu’espérer d’en
recevoir la grâce. La querelle théologique entre Pélage et Augustin, est
tranchée en faveur de ce dernier par le Concile de Carthage, à quelques voix près,
en 418 : Pélage est déclaré hérésiarque, sa thèse optimiste, hérétique, et
le pessimiste Augustin proclamé Père de l’Église et canonisé plus tard.
Après le moyen terme du Moyen-Âge
proposé par saint Thomas, l’Église catholique adopte une position moyenne sur
la grâce qui peut être gagnée (achetée diront les détracteurs) par les
« bonnes œuvres » de l’homme, dont l’achat d’indulgences, qui se
multiplient et se renchérissent avec l’enchérissement des travaux fastueux de
Saint-Pierre de Rome au début du XVIe siècle, causant le scandale
des peuples du nord qui paient beaucoup pour un bénéfique luxe du sud dont ils
sont très loin. D’où le schisme de protestation, « protestant », du
moine augustin Luther. Durcissant les thèses d’Augustin, il estime que la
liberté de l’homme n’existe pas et que ses œuvres, bonnes ou mauvaises, ne
conditionnent pas la grâce de Dieu : « pecca fortiter », ‘pèche
fortement’, conseille-t-il mais « crois plus fortement encore », sans
nécessité de manifestations de dévotion externe et encore moins de confesseur
ou directeur de conscience : l’homme en tête à tête avec Dieu sans médiation.
Pour contrer ces thèses radicales et
fatalistes, la Compagnie de Jésus, fondée par Ignace de Loyale en 1534, les
jésuites, développe une optimiste théologie du libre arbitre de l’homme :
la grâce nécessaire que Dieu, plus miséricordieux que punisseur, ne refuse à
aucune de ses créatures, est suffisante à l’homme pour assurer son salut s’il y
applique sa libre volonté : mais à liberté correspond responsabilité. À la
fin du siècle, le jésuite Juan de Molina, érige une théologie qui établit la
concorde entre la liberté de l'homme et la prescience et grâce divines, le molinisme,
qui sera taxé de pélagianisme par les protestants, les augustiniens, dont les
futurs jansénistes.
Jansénisme
Car du jansénisme, affaire
espagnole, la France vient de faire une polémique bien franco-française au
milieu du XVIIe siècle, mêlée de politique, de littérature, de mode
et de mondanité. Évêque d’Ypres, dans les Flandres espagnoles, Cornelius
Jansen, latinisé en Jansenius, austère augustinien, professeur de théologie à
Louvain, s’y heurte à l’efficace enseignement concurrent des jésuites qu’il part deux fois
dénoncer à Madrid où, à l’inverse, ses controverses agressives, ses positions radicales
frôlant celles du protestantisme des proches Provinces-Unies qui luttent pour
se détacher de la catholique Espagne, y sont mal vues politiquement et
religieusement. Pour recouvrer la faveur de la cour, il écrit en latin Mars
gallicus (1630), ironie de l’Histoire, un violent pamphlet contre cette
France qui va faire sa gloire après sa mort en 1638.
En effet, son gros traité posthume
de théologie augustinienne, l’Augustinus, autre ironie de l’affaire, est
imprimé précipitamment par d’officieux jésuites qui ne se rendent pas compte
qu’il s’agit d’un traité de guerre contre eux. Pour l’optimiste humanisme des
jésuites, la simple grâce nécessaire et le libre arbitre, dons d’un Dieu
égalitariste à tout homme, suffisent à ce dernier, avec l’éducation et la
volonté, à dépasser tout déterminisme. Cette position, qui est celle du
triomphaliste Concile de Trente de la Contre-Réforme catholique, est battue en
brèche par la sombre conception du monde et de l’homme déchu d’un jansénisme
qui, tout en protestant de son appartenance à l’Église catholique, semble la
miner de l’intérieur en assumant des thèses protestantes. Il oppose les vaines satisfactions
humaines à la délectation céleste que seule la grâce efficace et irrésistible
de Dieu, peut octroyer à l’homme englué à jamais dans le péché originel, grâce
gratuite, qui ne se peut gagner ni acheter par nulle bonne action ni bonnes
œuvres, que ce Dieu, sévère père punisseur, n’accorde qu’à quelques élus
choisis de toute éternité : Christ janséniste aux bras étroitement serrés
contre Christ jésuitique largement ouverts sur la croix. Jansen semblait
embrasser la théorie de la prédestination de Calvin.
Port-Royal
En France, l’abbé de Saint-Cyran,
l’ami intime d’études de Jansen à Louvain, qui passe chez lui deux ans à
Bayonne, qu’il accompagne en Espagne, se fait le héraut des thèses
augustiniennes ; il ironise sur l’illusion de liberté : on ne sort
d’un péché que pour tomber dans un plus grand, croire qu’on peut se tirer d’un
péché, c’est tomber dans le pire, le péché d’orgueil. Il fait frémir en évoquant
« les basses-fosses » de l’âme humaine, un noir inavoué déjà
psychanalytique. Il devient le maître à penser de Port-Royal, un paradoxal
monastère austère et très mondain, refuge de grands frondeurs vaincus, tels La
Rochefoucauld et sa maîtresse la duchesse de Longueville et son frère Conti et
de robins sympathisants de la Fronde parlementaire, mais où règne surtout la
famille Arnaud de juristes, redoutables procéduriers, cultivant un nouvel
esprit bourgeois individualiste, dénonçant les vaines grandeurs, méfiant ou
hostile envers le pouvoir. Port-Royal devient un foyer de résistance à
l’absolutisme, ennemi juré des jésuites accusés de laxisme moral.
En 1653, l’Espagne obtient du pape
la bulle Cum occasione qui condamne cinq propositions considérées
hérétiques de l’Augustinus qui semble régler la question. Pas pour les
jansénistes français qui contestent cela, y voyant un complot des jésuites.
Antoine Arnaud, menant âprement la bataille contre eux, est exclu de la
Sorbonne et déchu de son titre de docteur. Pascal, avec ses brillantes lettres
Provinciales (1656, 1567) dénonçant satiriquement,
non sans mauvaise foi ce qu’il estime l’indulgence morale du casuisme des
jésuites, donne un éclat littéraire et mondain à cette polémique, que Saint-Beuve
considérait comme la querelle de la famille Arnaud contre les jésuites. Mais
Pascal, loin d’un augustinisme extrême, bien dans l’esprit théâtral baroque de
son temps, ne récuse pas ces « bonnes œuvres » des jésuites comme
l’assiduité au culte, il mise au contraire sur les « formalités »,
les formes externes de la piété, le rituel qui, de l’extérieur, gagnerait
l’intérieur de l’homme par le rôle joué.
C’est la fin, résumée, du Pari proposé aux incrédules libertins : « Prenez
de l’eau bénite et abêtissez-vous. »
Tartuffe dans la tempête
janséniste
En mai 1664, Molière en donne donc
sa première version à Versailles pour le jeune Louis XIV qui supporte mal les
critiques des rigoristes donneurs de leçons morale, les tartuffes qui
critiquent sa vie privée : Tartuffe ou l'Hypocrite. Mais en juin le
confesseur du roi Hardouin de Péréfixe, pour régler la dissidence religieuse
janséniste, obtient du pouvoir, désireux de mater ce foyer d’insoumission, un décret
s’appliquant à tout le clergé, qui a pour objet particulier de contraindre les
religieuses de Port-Royal récalcitrantes à signer un Formulaire condamnant
les discutées cinq propositions jansénistes d’un Augustinus —qu’elles n’ont pas lu. Mais, « Pures
comme des anges mais orgueilleuses comme des démons », dit-il d’elles
après les avoir personnellement visitées deux fois pour les convaincre, arguant
d’un subtil distinguo juridique soufflé par l’avocat Arnaud entre « le
fait et le droit », elles refusent. Tartuffe, malgré les faveurs du
roi, est interdit de représentation publique. En 1667, à la faveur de la petite
Paix de l'Église concédée par le pape, qui ne dure pas, sous le nouveau
titre, L'Imposteur, dès la première représentation, le rideau tombe, devenue dernière
avec l’interdiction. Évidemment, en pleine guerre entre jansénistes et jésuites
s’accusant publiquement d’hypocrisie et d’imposture, un héros qui incarne les
deux, flottant entre le religieux et le profane, risquait de faire naufrager la
pièce. Il faudra attendre la Paix clémentine, du nouveau pape en 1669
pour qu’enfin, la pièce autorisée, devienne un énorme succès, chacun applaudissant,
selon son bord, une satire des jansénistes ou des jésuites.
La chape de plomb d’une morale qui
semble peser de l’extérieur sur la troupe juvénile interne, opinions des
voisins, infiltrée avec Madame Pernelle et Orgon, statufiée par un Tartuffe
Commandeur et ses tables de la loi semble relever de la rigueur janséniste
digne d’un Saint-Cyran, que dénonce Dorine :
S'il le faut écouter, et croire à
ses maximes,
On ne peut faire rien, qu'on ne
fasse des crimes. (v.
50)
Mais à l’heure de vérité où parle le
désir, loin de s’arracher l’œil qui convoite la femme de l’autre, Tartuffe tout
en éludant par une périphrase l’interdit innommé de l’adultère du Septième
commandement
« Le Ciel défend, de vrai,
certains contentements »,
semble apporter au dilemme une solution :
« Mais on trouve avec lui des
accommodements. » ( v. 1488)
Casuisme : Ordre du Fils contre
le Père
Des accommodements dont on ne manqua
pas d’attribuer l’explicitation qui suit au casuisme jésuitique, évidemment
caricaturé déjà par Pascal. Le casuisme,
dont l’objet est de résoudre
les cas de conscience, n’est pas inventé par les jésuites. En une époque où
l’épée de Damoclès d’un Dieu punisseur pesait sur le pécheur que la moindre
infraction aux Dix Commandements, péchés mortels, conduisait en enfer, à la morale
rigoriste abstraite difficile à vivre au quotidien concret, le casuisme apportait
un allègement. L’étude du cas par le
confesseur, en possession d’un manuel de casuistique, permettait d’en examiner
ce qu’on appellerait les circonstances atténuantes, la loi générale absolue,
divine, ramenée au cas particulier, mesurée à la fragilité humaine. Face à l’ordre
d’un Dieu intraitable Père vengeur de Luther, qui va lentement se dissoudre
dans l’espace où certains le perdront, devenir invisible ou absent, le
christocentrisme des jésuites place au centre l’ordre du Fils, un Dieu d’amour qui
n’a pas oublié qu’il fut homme.
Humain, trop humain que Tartuffe
qui, au-delà du vulgaire profiteur, se dévoile et proclame maître ès « accommodement »,
détenteur des « secrets » d’une « science » de la
conscience, et ouvertement, subtil casuiste prestidigitateur de la fameuse et
contestée « direction d’intention », dont l’innocence du but, la
fin, justifierait, absoudrait les moyens, qui le sont moins, de
l’atteindre :
Je puis vous dissiper ces craintes
ridicules,
Madame [et] je sais l'art de lever
les scrupules.
Selon divers besoins, il est une
science,
D'étendre les liens de notre
conscience,
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention
De ces secrets, Madame, on saura
vous instruire.
Mais l’enfer, on le sait, est pavé
de bonnes intentions si les mauvaises mènent au ciel, septième, comme le péché
de luxure.
AUJOURD’HUI : urgence de Tartuffe
La pièce tombait mal pour Molière,
dénoncée pour des raisons immorales de censures politiques et
religieuses ; elle tombe bien aujourd’hui presque pour les mêmes
raisons : un obscurantiste retour au ou du politico-religieux et ses
censures prétendument morales : l’ordre moral, dangereusement
moralisateur.
Sans évoquer ni
nommer tel personnage fameux filant filandreusement et fricativement de son nom
la métaphore feuilletonnesque de l’honnêteté politique (« Qui imagine le
Général De Gaulle mis en examen ? ») pour frauduleusement rouler dans
la farine nos suffrages, finissant déconfit, la truffe tartuffiée à trop
fricoter le fric, le monde d’aujourd’hui devient immonde de dangereuse, sinon
morale, moraline. Sans invoquer ni nommer une religion, disons, une Église qui
a perverti la beauté et bonté christiques, le tendre « laissez venir à moi
les petits enfants » (Luc : 18-16), qu’on a trop laissé
aller vers le laisser aller d’une institution complice d’abuseurs, il y a un
fanatisme religieux aussi ignorant des textes que les religieuses de
Port-Royal, on assiste aux excès du wokisme, déniant ou refaisant
l’histoire à coups de statues renversées, aux ciseaux castrateurs d’une cancel
culture supprimant auteurs machistes et nudités féminines qu’on ne saurait
voir pour complaire à un féminisme
outrancier oubliant les vraies femmes, il y a, sans masque, les contagieux et virulents antivax
et autres vexés du système de tout poil et mauvais poil surtout, nourris aux
fausses nouvelles et vrai poison du nid de vénéneuses vipères
d’internet anonymes, se mordant la queue d’infos tournant en rond, on sent
sourdre, sourds et aveugles aux Lumières, les complotistes de l’ombre comme, au
temps de Molière, la secrète
mais agissante Compagnie du Saint Sacrement, la Cabale des dévots contre les
libertins, déjà une Manif pour tous, bref,
tout un politiquement correct très périlleux qui fait que nos libertés,
chèrement gagnées, sont gagnées et rognées par tous ces francs ou insidieux
censeurs : on reprochait à la janséniste famille Arnaud le sentiment
« d’avoir toujours raison » et le droit pour soi, jamais traversée
par le doute ; nous avons aujourd’hui les pires des Tartuffes :
ignorant qu’ils le sont, le bras armé d’une criminelle bonne foi.
Famille en crise et sans amour :
statut du mariage
« Il y a de bons mariages, mais
il n'y en a point de délicieux », disait, en connaisseur La
Rochefoucauld. On ne sait si le précédent mariage d’Orgon, dont le portrait de
la précédente épouse orne la demeure, le fut, mais, à l’évidence, le présent,
du moins pour Elmire, seconde épouse —et de second rang avec la préséance et
préférence accordée à Tartuffe par son mari— n’est ni bon ni délicieux dans
cette famille, plus décomposée que recomposée. Et celui qu’il concocte par sa
fille s’annonce désastreux. Constat social, historique : la famille, telle
que se l’imaginent et voudraient recréer aujourd’hui les tenants conservateurs
d’un ordre ancestral dont ils rêvent, n’est qu’une conception du XIXe
siècle formulée par le Code Civil de Bonaparte : mais décret abstrait ne
dit pas application concrète et cela se met en place très lentement et tardivement.
La famille, au XVIIe siècle
n’est guère loin de celles de notre temps : la mortalité des femmes en
couche ou des suites fait que les hommes ont en général plusieurs épouses, des
enfants de divers lits : le cliché de la belle-mère odieuse, la marâtre
acariâtre des Cendrillons et autres, n’est pas seulement issue des contes de
fées finissant bien. Plusieurs générations coexistent, non sans tensions et
conflits, sous un même toit où règne rarement l’harmonie. Dans les grandes
familles, il n’y a pas grand
place pour l’amour ; dans les modestes, faute de place. Toute
sainte canonisée qu’elle sera au siècle suivant, on sait la froideur de la
fondatrice des Visitandines Jeanne-Françoise de Chantal, grand-mère paternelle,
envers sa petite-fille orpheline, la future Madame de Sévigné dont, à
l’inverse, l’amour pour sa fille, future Madame de Grignan, sera suspect et
sermonné, de son propre aveu, par son confesseur. Pondeuse de bâtards royaux,
la Montespan en laisse l’éducation et toute l’affection aux soins de la Veuve
Scarron, future Maintenon. L’amour d’Anne d’Autriche pour ses deux fils, Louis
XIV et Philippe est exceptionnel et celui de Marie-Antoinette pour le sien, en
pleine nouvelle sensibilité rousseauiste envers les enfants, se retournera
contre elle lors de son procès. Talleyrand contera lui-même l’atroce
indifférence de sa dévote et très noble mère qui ne le verra qu’à ses quatre
ans, et encore, par force.
La famille fonctionne comme un état
qui fonctionne comme une famille, respectivement le roi et le père au centre et
Dieu le Père au-dessus de cette hiérarchie patriarcale. Mais si le roi l’est
par droit divin, le père ne l’est pas et usurpe même un droit canon que l’Église,
sans le lui refuser, lui dénie : celui de marier les enfants. En effet, le
Concile de Latran IV de 1215, qui fait du mariage un dogme et le rend indissoluble
pour protéger la femme, fixant l’âge nubile de la fille à 12 ans et du garçon,
à 14, le définit comme l’union de deux libres volontés, qui se passe même de prêtre,
puisque c’est devant Dieu qu’il se fait et non obligatoirement « ante
ecclesiam », ‘devant l’Église’, et sans besoin de l’autorisation des
parents : c’est « le mariage de l’ombre », le mariage secret, qui permet les multiples des « épouseurs à toutes mains »
comme Don Juan. L’Église ne condamnera jamais ce libre mariage fondamental, même
en lui donnant le garde-feu de la publication des bans et des témoins lors du
Concile de Trente de la Contre-Réforme.
Pour
contrer cette liberté du
mariage, qui contrarie les alliances matrimoniales, politiques et financières des
familles, le pouvoir laïque, dans l’irrespect du droit canonique recule de plus
en plus l’âge de la majorité civile des enfants qui leur permet de disposer
librement de leur vie, le repoussant à 24 ans pour les filles et 28 pour les
garçons, sous peine d’être déshérités s’ils ne se soumettent pas au choix
matrimonial des parents : quand on connaît l’échelle des âges à l’époque,
on voit la longue et exaspérante dépendance imposée par d’abusifs parents à
leur progéniture. Qui use des enlèvements consentis entre conjoints pour contrecarrer
les desseins matrimoniaux des parents et leur imposer leur libre choix, mais à
leurs risques et périls financiers : l’intouchable Condé s’en fera une
spécialité pour aider ses amis en mal avec leurs familles.
Donc, tout comme le thème de la marâtre,
celui du conflit domestique entre parents et enfants à propos du mariage n’est
pas qu’un poncif littéraire et théâtral du temps. Il nourrit ce que j’ai appelé
dans un livre la gérontophobie, la haine des vieux, détenteurs
tyranniques du pouvoir et de l’argent. En France, la contemporaine Affaire des
Poisons, où « la poudre de succession » y est un doux euphémisme
pour l’arsenic permettant d’accélérer le pas, le trépas, d’un riche parent
abusivement attardé à jouir de cette terre au détriment de l’héritier impatient,
en est un symptôme.
THÉORÈME
TARTUFFE
selon Macha Makéïeff
Le poisson pourrit par la
tête : ces taches d’humidité imprégnant du ciel du plafond les panneaux de
cette maison bourgeoise sont-ils le signe avant-coureur de la déliquescence par
le haut de cette famille, dont le chef, littéralement la tête, le père, est déjà
atteint de cette sénescence, tout comme sa mère ?
Un salon années 50, en deux plans, l’un,
derrière un rideau transparent, telle une scène de théâtre surélevée avec des
sièges en attente de spectateurs ou d’acteurs surgis des ténèbres ou abysses
des coulisses comme Tartuffe plus tard. Pour l’heure, sous le beau et doux portrait
de la mère défunte, sûrement indulgente, une vaine jeunesse fluette et fluo
vaguement, vert, jaune, rose, rouge ou brun, tenues aussi légères que leurs frêles
personnes, s’y dandine ou trémousse au son de musiques de danse, fauteuils fauteurs
de paresse et, au plat premier plan un vaste canapé jaune émollient, comme le
tourne-disque. Grand-mère en bronze comme ses récriminations hystérisées par le
chant aigu qui termine ses phrases piquantes. Le père aura aussi un manteau
jaune, on ne sait si, déjà la couleur du cocu qu’il semble chercher plus tard à
être en livrant, peut-être avec jouissance, sa femme à Tartuffe, mais d’abord
marron, et marron il l’est, en se jetant amoureusement, à genoux, tête entre les
cuisses complaisantes de Tartuffe.
Le conflit de génération dont je
parle est sensible dans le texte et même sans en faire un paradigme, la
metteuse en scène le souligne comme une évidence dans la cruauté du miroir
tendu à la belle-mère et grand-mère radoteuse. L’alcool coule à flot dans cette
flottante famille, comme la musique, parfois invasive, même si l’on se plaît,
dans les spectacles de Makéïeff, à ces citations musicales qui font sens, même
si l’excès, ici, en semble parfois brouiller la signification. Mais on a goût
aux gammes menaçantes du Commandeur de Don Giovanni, au duettino de la main
à main de Zerlina, bien venues dans le contexte de séduction, ou de secret document ou d’espionnage, l’angoissante
ambiance nocturne de Ligeti qui accompagne ces portes inquiétantes qui s’ouvrent
ou ferment sur des personnages devenus ombres. Ou ombre non encore incarnée, comme
Tartuffe, absent longtemps de la scène, mais présent dans le discours des
autres, obsédant dans l’esprit d’Orgon interrogeant sur l’absent. Puis,
derrière un rideau d’abord, obscur, de noir vêtu, couvert plutôt, sorte de
soutane et ample jupe puis doublé, redoublé suivi par son ombre et redoublé par
celles qui le démultiplient, armée littéralement de l’ombre on ne sait d’où
venue, de plus ombrée par les lumières maintenant tamisées, sans grand
contraste aiguisé de clair et obscur, plutôt une indéfinie opposition de clair-obscur, au
vrai sens du mot, un mélange des deux, impressions visuelles de l’ambiguïté.
Ange des ténèbres s’infiltrant
insidieusement dans un monde lumineux de sons et couleurs posé auparavant :
des personnages verre en main, vautrés dans des fauteuils, le père de famille
comme s’il en dégoulinait, Orgon, battant la mesure avec une baguette de chef
d’orchestre qui n’orchestre rien du tout, jeunes gens graciles, fragiles,
futiles, armés, non de mâles épées, mais armés, revenus d’une partie de golf,
de clubs, lieux probables de leurs alcooliques exploits de clubbards.
Finalement, Tartuffe, démultiplié par ses
sbires de noir vêtus, malgré sa soutane jouant les jupes flottantes, son teint
blafard et ses cheveux longs, est le seul homme vraiment debout, toujours
érigé, même érotiquement et, s’il se jette sur le canapé, c’est sur la femme en
prédateur d’une proie qu’on lui abandonne lâchement, solide gaillard dont on
sait le goût de la bonne chère et l’appétit de la chair. Bref, Tartuffe, incarne
réellement l’homme, dont se repaît en bouche, dans l’ineffable extase et
jouissance exclamative (« ah »), Orgon dont l’impossibilité à le
définir tourne, plus qu’à la redondance, à la quantification, la multiplication
de l’homme par l’homme dont il se délecte :
« C'est un homme... qui...
ha... un homme... un homme enfin. » (v. 273)
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Le mari, assoiffé de Tartuffe
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Dans cette déliquescente demeure
délétère, il est réellement le seul mâle, dominant par sa puissance et sa
virilité, avec en face, dignes comparses ou adversaires, deux fortes femmes,
Dorine (sensuelle et magistrale Irina Solano), déjà la Servante
maîtresse de Pergolèse et son alter ego, Elmire (séduisante Hélène
Bressiant), pour laquelle elle semble parler, la maîtresse de maison, prête
à consentir à la légitimité du désir du seul homme qui la désire vraiment, existante
malgré le poids de l’ancienne, morte, dont le portrait domine le salon. Sinon, la sermonneuse, Madame
Pernelle (chantante Jeanne-Marie Lévy), autoritaire hystérique poussant la note,
une Marianne, bécasse hébétée, atone victime consentante qui justifie d’avance
la tyrannie paternelle, le pouvoir masculin, et cette flippante Flipotte (ductile
transformiste Pascal Ternisien) en terne tablier de bonne exploitée,
reparaissant, imper, talons hauts, fichu et lunettes noires, d’admiration on en
sifflerait, transfigurée en flamboyante figure filmique d’Almodóvar, une rosse
Rossy de Palma à qui on ne la contera pas.
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Après le mari (à quatre pattes derrière), la femme
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Il me semble
alors que Tartuffe, dans cette équation, est bien, en quelque sorte l’ange
ambigu du Théorème de Pasolini invoqué par le surtitre : non qu’il
soit révélateur de tous les personnages, le mari n’est même pas assez lucide
sur soi pour se révéler son homosexualité qui le porte vers lui si la femme
délaissée découvre, ou redécouvre, le désir à son contact, prête à la satisfaire,
sinon pour l’heure avec lui, avec un autre, on espère. Et cette force animale et
magnétique de Tartuffe, manipulateur, littéralement, jouant des mains,
prestesse de prestidigitateur hypnotiseur, séducteur au vrai sens du verbe séduire latin : amener à soi l’autre en lui laissant l’illusion qu’il y vient
librement (séduisant Xavier Gallais) révèle la veulerie de ces muguets,
de ces petits-maîtres incapables, à eux tous, de le maîtriser.
Hypocrite
Tartuffe
C’était la première étiquette de
Tartuffe épinglée par Molière lui-même, empreinte du sujet emprunté à la nouvelle
de Scarron, Les Hypocrites, traduite de l'espagnol, publiée en 1655,
soit neuf ans auparavant. Tartuffe est un hypocrite, on dira heureusement,
c’est ce qui le rachète à mes yeux : il n’adhère pas intérieurement aux
principes qu’il prône en apparence. Sinon, avec son charisme physique et
intellectuel, il imposerait un ordre plus moralisateur que moral, étouffant, mortifère. Faisant des dupes sans en être un, s’inclinant à l’ordre du monde
hypocritement moralisateur, comme conseille Pascal, « avec une idée de
derrière la tête », sans doute momentanément (« par provision »,
dirait Descartes), il ne fait que mettre astucieusement des principes sociaux
viciés au service de ses vices et intérêts concrets : la femme et les
biens.
Sa mauvaise foi sauve donc
paradoxalement Tartuffe pour moi autant que leur bonne foi rend redoutables les
Pernelle et Orgon : il ne
croit pas à ce qu’il proclame, ses actes démentent ses paroles, tandis
qu’ils sont les fanatiques prosélytes qui, sans examiner textes ni faits
agissent, de tout le pouvoir qu’ils ont, exécuteurs mécaniques de consignes et
doctrines mortelles.
Sans nier l’agrément que j’ai encore
eu à ce spectacle de Macha Makéïeff, je regrette un peu que toute cette musique
d’une jeunesse qui danse trop, sans doute sur un volcan, passant près du gouffre,
à trop souligner la comédie n’en estompe le drame.
Distribution :
Xavier Gallais — Tartuffe
Arthur Igual en alternance avec
Vincent Winterhalter — Orgon,
mari d’Elmire
Jeanne-Marie Lévy —Madame
Pernelle, mère d’Orgon
Hélène Bressiant — Elmire,
femme d’Orgon
Jin Xuan Mao — Cléante, frère
d’Elmire
Loïc Mobihan — Damis, fils
d’Orgon
Nacima Bekhtaoui — Mariane,
fille d’Orgon
Jean-Baptiste Le Vaillant —
Valère, amant de Mariane
Irina Solano — Dorine, amie de
la famille
Luis Fernando Pérez en
alternance avec Rubén Yessayan —
Laurent, faux dévot
Pascal Ternisien — Monsieur
Loyal, huissier, Flipote, la bonne
et la voix de Pascal Rénéric,
l'Exempt
Mise en scène, décor, costumes, Macha Makeïeff Lumière
Jean Bellorini Son Sébastien
Trouvé Musique Luis Fernando Pérez Danse Guillaume
Siard Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
Régie général André Neri Assistants mise
en scène Gaëlle Hermant,
Sylvain Levitte Assistant dramaturgie Simon
Legré Assistante scénographie Clémence Bezat
Assistante costume Laura Garnier Assistant
lumière Olivier Tisseyre Assistant
son Jérémie Tison Diction
Valérie Bezançon Graphisme Clément Vial