La Chauve-souris
(Die Fledermaus, Vienne 1874)
de Johann Strauss fils,
version française de Meilhac et Halévy
0déon, 17 décembre
Absente de Marseille depuis 2016, à l’Opéra, l’opérette viennoise La Chauve-souris est revenue à l’Odéon poilante, ébouriffante, virtuose virevoltante et sans virus.
Textes drôles pour drôle de contexte
Die Fledermaus, en français ‘La Chauve-souris’ dans le dernier tiers du XIXe siècle, a fait un plaisant va et vient entre Vienne et Paris qui se disputent alors, pacifiquement, la place de capitale musicale de l’Europe, à peine trois ans après l’écrasement du Second Empire français par les Prussiens qui ont créé le Second Reich, l’Empire germanique dont est dépossédée l’Autriche, encore indépendante mais englobée dans la Confédération des états de langue allemande.
Malgré ce contexte politique peu favorable aux échanges avec l’autre rive du Rhin, les fameux duettistes librettistes Meilhac et Halévy, qui ont adapté Carmen pour Bizet et offert à Offenbach ses meilleurs livrets, décident d’adapter vingt ans après, une pièce berlinoise comique de 1851, Das Gefängnis (‘La Prison’) de Röderich Benedix (1811-1873), sous le titre Le Réveillon (1872), fondé sur une fête folle, loufoque fiction de déguisement. Les masques du sujet, le travestissement des sources allemandes honnies, évite de soulever sans doute l’opprobre revanchard d’un patriotisme français exacerbé par l’annexion allemande de l’Alsace et la Lorraine.
C’est de la version française de la pièce allemande que deux auteurs de Vienne, le Polonais Richard Genée et l’Autrichien Karl Haffner, tirent à leur tour un livret que mettra en musique Strauss en 1874 sous le titre Die Fledermaus, et qui triomphe. À l’inverse, revenue en France, créée en français à Paris en 1877, sous le titre La Tzigane, dans une version remaniée de Delacour et Wilder, elle ne rencontre pas le succès sans doute à cause de ses origines germaniques douteuses. Il faudra attendre 1904 pour que, dans une adaptation de Paul Ferrier, la célèbre opérette dont on a heureusement oublié les multiples auteurs, adaptateurs français et germaniques géniteurs d’un art sans frontières ni hostilités, trouve un écho favorable en France, les tensions franco-allemandes à peine peut-être un peu apaisées…avant d’exploser encore dix ans plus tard avec la Grande Guerre.
Le compositeur
Du compositeur, Johann Strauss (1825-1899), il est impossible que l’on ignore, sinon le nom, la musique : il signe Le Beau Danube bleu, la plus célèbre des valses viennoises, mais ses autres valses ont fait le tour et tourner le monde : Sang viennois, la Valse de l'Empereur, Aimer, boire et chanter, Histoires de la forêt viennoise, etc. Musiques soyeuses, joyeuses, vivantes, toutes associées, pour les Viennois, à la joie de vivre dans cette capitale encore heureuse qui vient pourtant de connaître l’année précédente un krach financier retentissant, mais qui s’étourdit encore en rose pendant le crépuscule morose de la dynastie des Habsbourg qui va voir le suicide, avec sa jeune maîtresse, de l'archiduc Rodolphe, l’héritier et, après l’assassinat de l’Impératrice Élisabeth, Sissi, la proche fin tragique de l’Empire autrichien avec la fin de la Grande guerre.
Ce n’est pas, pour rien qu’on appelle « Roi de la valse » ce Johann Strauss II, car il est fils de Johann Strauss I, dit le Père, et ses frères Josef et Eduard sont également compositeurs. Mais lui, Johann II, sera le plus célèbre de la famille. Et pourtant, son tyrannique de père, qui voulait faire de lui un employé de banque, lui refusait l’accès à la musique. Ce n’est que grâce à l’aide de sa mère qu’il étudie clandestinement le piano et, ce père parti de la maison et le divorce consommé, il pourra librement s’adonner à la musique, éclipser père et frères et devenir le plus célèbre de la famille Strauss. Un autre célèbre compositeur aussi d’opérettes, Oscar Straus (1870-1954), enlèvera un s final à son nom pour n’être pas confondu avec l’illustre dynastie qui le précède.
Chauve-souris
L’histoire, vaudevillesque, est simple mais compliquée par les quiproquos causés par des déguisements. Le titre en est un, de chauve-souris. Deux joyeux fêtards, après un bal costumé, s’apprêtent péniblement à rentrer chez eux, au domicile conjugal à l’heure discrète entre chien et loup (de carnaval), où tous les chats sont gris. L’un d’eux, Duparquet, plus que gris et grivois, éméché qui ne veut vendre la mèche de ses plaisirs nocturnes, s’endort et l’autre, Gaillardin, pour lui faire une blague, ne le réveille pas : le grave et sérieux notaire et notable bien connu, qui rêvait d’incognito, est contraint de rentrer chez lui en plein jour dans son accoutrement ridicule guère anonyme de chauve-souris, au grand rire des passants. Il rêve de se venger du coup de la chauve-souris.
Dans la version française, Gaillardin avait invité Duparquet, quatre ans auparavant, à une soirée mondaine chic qu’il lui donne pour un bal costumé à thème animal : il s’y présente donc en déguisement de chauve-souris, tombant sur des invités en tenue de cérémonie, robes d’apparat pour les dames, frac pour les hommes, dont le seul signe animalier est peut-être la queue de pie des habits élégants. Désireux de se venger de la farce, Duparquet s’en donne l’occasion : Gaillardin, pour insulte à fonctionnaire, doit passer huit jours en prison, et laisser au domicile sa femme Caroline, qui, en attente fiévreuse de son ancien amant Alfred qui lui donne la sérénade, joue l’épouse éplorée. Il s’apprête à partir pour la prison de Pontoise, département de l’Oise, où se passe l’action, le fin fond, apparemment, moqué, du provincialisme bourgeois d’alors. Mais Duparquet l’invite auparavant, à l’insu de sa femme, à la fête costumée du Prince Orlovsky à Paris. Avant d’aller en prison, Gaillardin s’y rendra incognito, déguisé en marquis. C’est la recette du vaudeville : tout le monde se retrouve en même temps où il ne faut pas, pour l’heure travesti : Arlette la soubrette, en grande dame, parée d’une robe de sa maîtresse, moquant son maître, le faux marquis prétendant la connaître ; sa femme Caroline, avisée par sa servante de la fugue de son frivole époux, déguisée en comtesse hongroise ; Tourillon le nouveau Directeur de la prison qui avait arrêté à domicile l’amant Alfred, le prenant pour le mari Gaillardin, qui fera la cour à sa femme sans la reconnaître, lui donnant sa montre en gage. Pas de trouble-fête dans cette fête du champagne où chacun joue son double rôle. Puis tout le monde se retrouvera encore dans la prison où se trouvait l’amant Alfred pris pour le mari, où enfin les masques, après d’autres quiproquos seront joyeusement levés.
Réalisation et interprétation
Sur un fond bleu, entre deux
insolites colonnes de pierres brutes, sur l’estrade à six degrés de l’Odéon, de
face, une petite crédence Louis XIII à pieds joliment torsadés, avec un énorme
bouquet de fleurs et un broc à eau luxueux ; à jardin, une autre desserte simple
ne sert à la vue qu’un pauvre renard empaillé sur fond d’un tableau sur chevalet
de chasse au cerf. Sur la scène, un beau canapé, un fauteuil et deux chaises Louis
XV autour d’une petite table à longue nappe et un buffet à cour : assez sans doute, avec ces quelques simples accessoires
imposés par la nécessité économique étroite de notre époque, pour dire le large
confort d’une bourgeoisie replète, en une époque du syncrétisme, de l’éclectisme
culturel qui prend ses signes de diverses époques, bien commode, bon point et
bon goût pour Art Musical qui signe astucieusement ces accessoires, décors
et costumes. Les deux colonnes seront closes de la grille de la prison du dernier
acte, projection de l’ombre de barreaux, intelligente économie de moyens où la
nécessité fait force. De loi.
À l’exception du gendarme, cape, képi, intemporels, les costumes sont d’époque mais la sobre robe de Caroline, sur des tons de blanc et gris, sous un soyeux surtout vaporeux, est d’une élégance raffinée.
Acte deux : deux fauteuils Louis XVI, deux Lions d’or en hauteur aussi comme sièges et, une chaise curule romaine ; en fond immense Le déjeuner sur l’herbe de Manet (et un collage semble-t-il d’une autre toile d’époque que je ne distingue pas de ma place), un déjeuner où, entre deux hommes habillés, la femme nue semble avoir été au menu, mais avec un regard de défi et une liberté consentante qui choqua les contemporains bourgeois comme aujourd’hui le néo-puritanisme féministe ; l’autre femme sortant de l’eau déshabillée, rappelle que le tableau s’appelait d’abord, ouvertement sexuel, La Partie carrée.
Cela en dit aussi suffisamment pour la luxueuse et luxurieuse salle et sarabande sardanapalesque du satrape Prince Orlofsky où, à l’exception du gladiateur musculeux dénudé qui semble jouir, et réciproquement, de ses faveurs, les corps, prêts à être déballés pour le bal, sont pour l’heure emballés de toges antiques bacchiques et offenbachiques orphiques, faciles à dépouiller.
Le Prince, la femme travestie de la tradition lyrique mais aussi du décadentisme transsexuel de l’époque, inversion lit(térale), joli clin d’œil de « genre », est cette fois un homme qui, sans changer de sexe, prise le sien, celui de son bel esclave sexuel. Avec allure, il a la figure du ténor Alfred Bironien, couronné de lauriers, drapé d’un somptueux manteau cape chamarré, dont l’ample mouvement accentue sa noblesse et lui, son accent russe, affable et ineffable mais neurasthénique slave, de tout blasé, biaisé en virilité par celui qu’on devine son méga mignon et vice versa.
D’abord gendarme voleur, subtilisant couverts et même assiettes chez les Guillardin où il vient, avec le directeur de la prison, arrêter le mari, puis intarissable et inénarrable geôlier Léopold, Jacques Duparc, qui signe cette mise en scène légère mais au cordeau sur la scène exiguë de l’Odéon, qui exige précision avec tant de monde sur le plateau, lors d’une longue scène comique bourrée de clins d’œil littéraires, de La Fontaine à Molière (« Le petit chat est mort ») enfile les jeux de mots sans lourdeur. Bidard, avocaillon, avocat, à vocation procédurière prolixe comme son air de liste de la tradition bouffe dont da Ponte et Mozart signent le chef-d’œuvre, « le Catalogue » de Leporello, c’est l’ineffable Dominique Desmons qui, de jouer à chanter, sait tout faire, donc aussi homme à tout faire pressé, empressé, chez Orlovsky.
Alfred, l’amant trahi et transi, c’est Christophe Berry, dandy donneur de sérénade, gandin aussi élégant dans son chant et sa mise que sa muse, rêvant de faire mumuse adultère avec elle, sortant ou entrant non de l’armoire du vaudeville mais par la fenêtre quand on le chasse par la porte, chaussant sinon les pantoufles, la robe de chambre de l’époux dont il prend, à tant pousser non plus la sérénade mais le rôle, la place en prison. Une prison dont le Directeur, apparemment austère, campé avec drôlerie par Jean-François Vinciguerra, voix à faire trembler et tomber les murs des cachots, tonitruant Tourillon du tour d’écrou qui se dévisse aux vices tolérés de la prétendue haute société pour tomber dans les chaînes amoureuses et les menottes menues d’Arlette. Celle-ci, Ève Coquart, caquetante et piquante dans son jeu, est moins cocottante dans son chant aux notes piquées. Davina Kint est sa sœur Flora, fleur épanouie, la danseuse, leveuse de jambe pour ces messieurs, ronde, couronnée d’une ébouriffante chevelure d’Angela Davis blonde. Sa maîtresse Caroline, élégamment incarnée par Perrine Madoeuf, a une voix avec ce qu’il faut de médium fruité pour le moment de poésie qu’est sa czardas à la fois nostalgique, vaporeuse, voluptueuse, sensuelle dans le mouvement lent, puis d’une véloce ivresse presque désespérée du tempo rapide.
Duparquet, l’ancienne « chauve-souris » humiliée, qui va rendre au fauteur Gaillardin la monnaie de sa pièce en montant celle du bal où joueront la comédie travestie soubrette, épouse et Directeur de prison, c’est Philippe Ermelier, puissante voix, dominée dans sa conduite. C’est lui qui lance le magnifique ensemble vocal « Ô douceur d’être frères, d’être sœurs… », rêve idyllique, sans doute éthylique dans la griserie du champagne, d’une humanité où il n’y aurait enfin que des fils d’Adam, sans smoking ni feuille de vigne, et des filles d’Ève sans voiles dans une pureté paradisiaque, sur l’illusion d’un soir de fête où, au milieu des travestis carnavalesques, dans l’anonymat égalitaire des toges, se mêlent en apparence les classes sociales, les aristos et les danseuses, les maîtres et les esclaves. Littéralement, la cellule de dégrisement, des utopies, sera celle de la prison où chacun se retrouve.
Gaillardin, auteur de la première farce et moteur involontaire de la seconde dont il sera le dindon, c’est Florian Laconi. On a beau connaître et apprécier ce magnifique ténor, on croit le découvrir tant il fait montre de facettes de jeux et de voix irrésistibles de vérité scénique. Sous le costume apprêté de la réussite sociale bourgeoise au ventre autosatisfait, sous ses tons de voix variés, de la noble dignité offensée aux accents de tribun de la Troisième République, il laisse percer le rustaud sinon rustique de l’alors campagnarde Pontoise, département de l’Oise, saisi par la bamboche et la débauche, craignant de jeûner en prison, se commandant un pantagruélique dîner, typique bâfreur et viveur digne d’Offenbach, d’une époque de bombance de classe : de sa grande voix, il fait la grande gueule d’un vrai personnage de comédie.
Quant à la musique, elle est menée de main de maître par Emmanuel Trenque, à la tête de l’Orchestre de l’Odéon, pétillant, tenu à la baguette : ouverture étincelante, ciselée. Tout s’enchaîne sans un trou, et la mise en scène suit sans un temps mort : suites de danses, polkas, galops, valses bien sûr mais trame musicale semée des duos aux ensembles plus complexes, airs solistes et beaux chœurs d’une grande qualité de facture et d’un beau rendu scénique et musical. Bon et beau spectacle pour seulement deux jours…
La Chauve-souris
de Johann Strauss fils,
version française de Meilhac et Halévy
0déon, 17 décembre
Direction
musicale : Emmanuel TRENQUE
Cheffes de chant : Laura
CARAVELLO et Anne GUIDI
Mise
en scène : Jacques DUPARC
Décors, costumes et accessoires ART MUSICAL
Distribution
Caroline : Perrine MADOEUF
Arlette :
Ève COQUART
Flora : Davina KINT
Gaillardin : Florian LACONI
Duparquet : Philippe ERMELIER
Tourillon :
Jean-François Vinciguerra
Alfred : Christophe BERRY
Orlowsky : Alfred BIRONIEN
Léopold Jacques : DUPARC
Bidard : Dominique DESMONS
Orchestre de l’Odéon
Alexandra JOUANIÉ, Benoit SALMON, Marie-Laure ROCCA, Yann LEROUX-SÉDÈS, Hélène CLÉMENT, Isabelle RIEU, Julien LEENHARDT, Alina FAIRUSHINA, Nicolas PATRIS de BREUIL, Tiana RAVONIMIHANTA, Frédéric LAGARDE, Pierre NENTWIG, Bernard CHAPPE, Virginie ROBINOT, Soizic PATRIS de BREUIL Stephan BRUNO, Xavier BAPELLE, Benoit PHILIPPE, Luc VALCKENAERE, Marianne BILLAUD, Alexandre RÉGIS
Chœur Phocéen
Caroline BENOIT, Sneji CHOPIAN, Mathilde FONVILLARS, Sabrina KILOULI, Davina KINT, Rosanne LAUT, Esma MEHDAOUI, Whenhua YUAN, Damien BARRA, Pierre-Olivier BERNARD, Patrice BOURGEOIS, Simon BRUNO, Sylvio CAST, Corentin CUVELIER, Daniel IZZO, Clément PONS
Chef
de Chœur : Rémy LITTOLFF
Cheffes de chant : Laura CARAVELLO et Anne GUIDI
Photos Christian Dresse
1. Le mari (Laconi) faisant la cour à sa femme déguisée (Madoeuf);
2. Le mari, la femme, pointant sa tête, l'avocat (Desmons);
3. La Femme, le gendarme (Duparc), Tourillon (Vinciguerra), l'amant (Berry);
4. Arlette (Coquart), Flora (Kint), Duparquet (Ermelier);
5. Gallardin, Orlovsky (Bironien), Duparquet (Ermelier);;
6. Chez Orlovsky.
Aussi, émission N°646 de Benito Pelegrín