D’après La Philosophie dans le boudoir du Marquis de Sade
Théâtre des Bernardines, Marseille
Hagiographie sadienne
Il y a une légende pieuse de Sade (1740-1814), une légende dorée de sa noirceur, due à une hagiographie d’une frange intellectuelle et bourgeoise, gardant sans doute une vague mauvaise conscience de classe, qui a érigé le « Divin Marquis » en martyre d’une persécution et prophète d’une Révolution qu’il n’a pas tellement subie ni tellement appelée de ses vœux malgré son tonitruant : « Français, encore un effort pour être républicains ! »
Certes, quelque trente années de prison et une fin à Charenton sont une insupportable violence qui nous répugne autant qu’elle eût agréé (à usage externe) cet adepte de la cruauté par système : la nature est amorale, la société immorale, donc, l’homme, animal naturel et social ne peut que cultiver son immoralité, le culte du mal. C’est là un syllogisme qui mêle le courant libertin ancien d’abandon aux passions et à la nature, mêlé d’un Rousseauisme dévoyé, dont la théorie a quelque force subversive contre les hypocrisies établies.
Mais, au-delà ou au titre de ses livres, il y aurait quelque angélisme à blanchir Sade de ses crimes avérés, enlèvements, tortures, tentatives de meurtre par empoisonnement et autres amabilités toujours sur des êtres plus faibles et dépendants : le sadisme, auquel son titre de noblesse a donné son nom, n’est pas le contrat érotique entre deux libertés égales, cherchant un réciproque plaisir dans la douleur relative subie ou offerte de deux adultes et que leur consentement mutuel légitime. Il s’agit chez lui, et pas seulement dans la fantasmagorie de son œuvre théorique, de pratiques coercitives, d’oppression du plus faible par le plus fort : l’aristocrate, le féodal réactionnaire, est très à l’aise dans un temps impitoyable, et du côté du marteau. Quant à la Révolution, il lui doit plus ou tout et elle ne lui doit rien : libéré avec la prise de la Bastille, il peut publier ses ouvrages conçus en prison grâce à l’abolition de la censure et il est certain que ses livres, dans l’énorme production érotique de ce temps, étonnent et même détonnent par une expérimentation des limites inédites et inouïes : là serait sans doute la seule révolution de « l’esprit le plus libre qui ait encore existé », selon Apollinaire. Mais liberté au détriment d’autrui. Et Pasolini ne s’y trompait pas quand il faisait des 120 journées de Sodome l’allégorie de la société fasciste dans son film "Salo". […]
Mode sadienne
Il est vrai que les joyeuses années 68, la libération des corps et des esprits, avaient vu la résurgence de l’œuvre de Sade, emblème d’une lutte contre la pudibonde censure encore officielle en vigueur. L’interdiction des Œuvres complètes du Marquis publiées par Jean-Jacques Pauvert en 70, alors qu’Emmanuelle régnait sur les rayons psychédéliques des drugstores, fit de ce combat un enjeu politique. Par militantisme libertaire, nous fûmes nombreux à souscrire à l’onéreux achat, bien moins à lire ce qu’il faut bien nommer un fatras souvent insipide et ennuyeux par répétition obsessionnelle malgré de grandes mais rares pages qui fouettent, métaphoriquement, le sang et le sens par leur force intellectuelle. L’intelligentsia parisienne, après les surréalistes, fit de Sade un passage obligé de la culture germano-pratine du temps : Klossovsky, Deleuze, Sollers, Suzanne Allen, nous convièrent à des colloques et publications savantes sur un auteur soudain à la mode, (ceux dont on parle plus qu’on ne les lit), mais je ne crois pas au goût profond d’une époque dont le credo, « faites l’amour et pas la guerre », était l’antithèse de l’amour comme une guerre sans pitié de la conception sadienne.
Les Travailleurs de la Nuit
C’est avec curiosité et non sans crainte qu’on attendait l’approche de Sade par cette compagnie, eu égard au nombre de jeunes « théâtreux » qui redécouvrent pesamment les années 70, et souvent s’y engluent, avec une scolaire application de ces vieilles provocations, nudité, scènes sexuelles, bien usées depuis.
Crainte vaine : une constante distance humoristique, une souriante légèreté générale et un respect sans pesanteur du texte, malgré quelques ingrédients d’ajouts, heureusement discrets mais trahis par leur style, l’habileté à éviter le naturalisme, les images concrètes, font adhérer à la proposition mais installe une autre crainte : celle, parfois, d’une lecture animée plus que d’une pièce où l’innommable est nommé, « représenté » par le verbe mais non montré. La limite et sommet du procédé est la charnière du spectacle, une longue et intense scène vocale dans le noir de ces « Travailleurs de la nuit », qui laisse aux yeux de l’imagination le soin de voir ce que Tartuffe n’oserait regarder. Autre trouvaille, la diaporama paisible, comme photos de vacances, des fameuses gravures érotiques aux acrobaties sexuelles qu’aucun film porno n’a encore osées, qui illustrèrent les œuvres de Sade et autres romans libertins de son temps tels ceux de Nerciat, de Théroigne de Méricourt, Restif de la Bretonne, etc. Belle mais terrible image aussi, l’ombre chinoise latérale et projetée frontalement par la caméra, de la scène de torture et de meurtre qui fait basculer l’érotisme mondain dans la cérémonie funèbre et nécrophile d’une table devenue autel d’un sacrifice, tout comme la lapidation excrémentielle d’une héroïne, qui, même venues de Belle de jour de Buñuel, sont bien à leur place dans un Sade qui doit beaucoup au roman « gothique » de son temps. Cette rupture de ton montre bien que les auteurs ne sont pas dupes sur le fond brutal de Sade.
Les acteurs de la lumière
La dernière scène, revenue par chaise à porteur et menuet, perruque et travestissement, à un XVIII e siècle élidé jusque-là, dans sa bouffonnerie cruelle, sodomisation, infibulation et revirgination à vif de la mère-travesti, bref, le seul passage à l’acte de cet acte unique, montré sur scène, paraît comme une pièce rapportée, insupportable peut-être parce que, justement, c’est la verbalisation de l’horreur, comme dans les tragédies grecques et dans l’œuvre du Marquis (origines de la psychanalyse), c’est toujours la parole et non le geste qui libère de l’action, l’évite, nous l’épargne. Si l’on rappelle que Sade fut un fou constructeur de théâtres, auteur, acteur, metteur en scène, passionné de décors fastueux, la scène est bien le lieu cathartique de sa parole passionnelle, de ses transgressions.
Pour le reste, une table, un canapé et deux fauteuils Voltaire et cette projection du public sur le fond du théâtre, évoquant le « Cabinet d’Assemblée » du Château des 120 journées (inspiré du Mariage de Figaro ), sont le seul décor à ce spectacle de l’écriture sadienne rendue superbement à sa théâtralité, à sa musicalité. La crudité de certains mots, « couilles », « culs, « cons », « foutre », ressortent et sur la lisse politesse de la langue, la sertissent comme des bijoux scabreux.
Dans la bouche de Stéphanie Fatout, qu’on dirait baignée de naissance dans le charme de cette prose mondaine, dont le sourire et les yeux spirituels ont le piquant qu’on trouve aux tableaux aimables et mignards de cette époque, cette parole élégante et obscène prend un charme inconvenant roboratif mais naturel : elle est jusqu’au bout des ongles une maîtresse de maison et de cérémonie toute de grâce perverse et nonchalante : une angéliquement diabolique Madame de Saint-Ange. En diverses fonctions et appellations, surtout celle d’amuser cette close société par son initiation sexuelle de vierge, Raphaëlle Thiriet, passe avec un égal bonheur par tous les registres : édulcorée, acidulée, délurée, avide, ingénue libertine en titre prête à le disputer à ses maîtres. Son instituteur, Fabrice Michel, collaborateur artistique de la dramaturgie, comme un paisible animal domestique au départ, semble déployer soudain sa stature et nature de fauve avec une fièvre inquiétante dans le regard, une eau à la bouche d’ogre dans sa tirade sur la sodomie et une silhouette tragique de vampire gothique vaquant à son funèbre rituel. Avec son visage naïf, son regard indulgent, son sourire bon enfant, le Père Barnabas, père fouettard bien sûr, semble droit tiré de Dom Bougre, le Portier des Chartreux . Olivier Horeau lui prête sa bonhomie qui rend par, contraste, plus scandaleuse dans le contexte du temps, sa longue tirade moins sur l’athéisme que sur la nécessité de Dieu pour le pouvoir blasphémer et profaner : le moment vraiment fort de Sade et sans doute le seul nécessaire actuellement avec le retour morbide et mortel du religieux. Metteur en scène et en images filmées (superbe main d’Émilie telle celle d’Adam chez Michel-Ange, mais sans Dieu…), Frédéric Poinçeau, belle présence un peu marginale longtemps, est un tragique pantin final travesti et martyrisé. Chantant Anaïs (de Mozart à un lied) Elisabeth Aubert, garde son beau soprano toujours frais sans quitter la scène et méritait une intégration meilleure dans l’action.
Le 28 octobre 2006