EUGÈNE ONÉGUINE
opéra en trois actes de Piotr Ilitch Tchaïkovski
(1840-1893)
Livret de Constantin Chilovski et du
compositeur
d’après le roman d’Alexandre Pouchkine
(1799-1837)
OPÉRA DE TOULON
26 mai 2019
Pouchkine
Magnifique et terrible vie
que celle du poète romancier Alexandre Pouchkine (1799-1837), descendant d’un
Africain et appelé à devenir le premier écrivain à avoir donné ses lettres de
noblesse littéraire à la langue russe, vénéré comme tel en Russie. Jeunesse
tumultueuse, dissidente politiquement, il connaît l’exil puis le carcan
récupérateur de postes officiels imposés, notamment censeur, à l’opposé de ses
aspirations libertaires. Comme son héros Lenski dans son roman en vers, Pouchkine
meurt en duel, tué par son beau-frère, un officier alsacien qui avait déjà
épousé la sœur de Natalia, sa frivole épouse, afin de détourner ses soupçons
et désarmer le premier défi du poète.
La simplicité classique de
la langue de ce romantique exalté aura le mérite d’inspirer nombre de
compositeurs, Glinka (Rouslan et Ludmila),
Dargomyjski (La Russalka, Le Convive de
Pierre), Moussorgski (Boris Godounov),
Tchaïkovski (Eugene Oneguine et La Dame de pique, Mazeppa),
Rimski-Korsakov (Mozart et Salieri, Le Coq d’or), Rachmaninov (Le Chevalier avare).
Le
roman et l’opéra
De ce roman
en vers, plus qu’un opéra avec nœud, péripéties et dénouement dramatique, Tchaïkovski tire, comme il l’intitule justement une suite de « scènes
lyriques » en trois actes et sept tableaux, des moments dans la vie du
héros Eugène Onéguine, jeune gandin guindé, fringué et arrogant, jouant les
dandies blasés et cyniques à la mode anglaise des Lovelace de Richardson et de
Byron, en vogue dans les années 1820.
Séduisant d’emblée la
romanesque Tatiana, jeune provinciale qui se livre entièrement à lui dans une
lettre, prisonnier de son rôle, il la repousse, pour en tomber éperdument
amoureux lorsqu’il la retrouvera plus tard mariée et princesse fêtée de la
capitale, et en sera repoussé à son tour.
Entre temps, il aura tué en
duel son meilleur ami, le poète Vladimir Lenski, après un badinage provocateur
avec la coquette Olga, la fiancée de ce dernier, sœur de Tatiana. Bref, ce
sont, pratiquement, à l’exception du duel, presque comme un accident qui ne
semble avoir d’autre incidence sur l’histoire qu’un long voyage d’Eugène, des
scènes domestiques intimes, égayées de danses de paysans et avec deux bals
antithétiques (province et capitale) et deux scènes tout aussi opposées entre
Tatiana et Eugène, et deux refus symétriquement inverses de l’homme, puis de la
femme, de répondre à l’amour de l’autre.
Lettres symétriques
Eugène Oneguine, paru
en feuilletons, roman en vers commencé à vingt-deux ans, terminé quelque huit
années plus tard, est court en texte mais long en élaboration. Dans une
architecture très libre, très lâche même avec ses digressions lyriques et ses
commentaires de l’auteur sur ses personnages, il est néanmoins structuré par
deux lettres parallèles et dissymétriques : celle de Tatiana à Eugène au milieu du chapitre III après leur
rencontre, et celle d’Eugène à
Tatiana mariée au Prince Grémine, après leurs retrouvailles des années après, au
chapitre VIII, la fin. Dans la première, c’est tout son être que livre la
jeune fille, campagnarde romantique, à l’élégant citadin blasé, s’abandonnant à
son vouloir :
« À jamais je te confie ma
destinée ».
À quoi, un Eugène repenti qui avait gardé la lettre de Tatiana, répond
en écho décalé mais tardif :
« Faites de moi / Ce qu’il vous plaît […] Je m’abandonne à mon
destin. »
Sans répondre à sa lettre
(absente de l’opéra), le faisant attendre impitoyablement des mois durant, même
en avouant qu’elle l’aime encore, Tatiana lui répètera presque mot pour mot ce
qu’il lui répondit alors (« votre leçon ») en refusant son amour. Et
la jeune femme tire amèrement mais implacablement la leçon commune de la
rencontre ratée de deux êtres, victimes et de la fatalité invoquées par tous
deux :
« Et le bonheur était
si proche, / Si possible…Mais le destin / A tranché. »
Héros
antinomiques : images
Pouchkine, dès l’épigraphe
qui précède son roman, place son héros sous des auspices peu sympathiques :
« Pétri de vanité » ; d’orgueil, causé par « un sentiment de
supériorité, peut-être imaginaire ». Dans l’exergue immédiatement en tête
du premier chapitre, il indique : « Il est pressé de vivre, il a hâte
de jouir. »
Il le présente à la suite
« faisant risette à un mourant » qu’il voue au diable, un oncle dont il
espère hériter car son père a ruiné la famille. Plus humoristiquement, il le
traite de « jeune vaurien », « mon polisson », « Vêtu
comme un dandy de Londres », sachant « écrire et lire le français / à
la perfection », « garçon instruit mais pédant », faisant
illusion sur sa culture, finalement pas très grande, mais suffisamment pour
séduire « des coquettes déjà expertes » au nez de leur mari, sachant
« fort tôt porter le masque », collectionneur précieux de précieuses babioles
de toilette, affligé d’une « paresse mélancolique », mais passant
« trois heures au moins / Par jour
à se voir dans la glace », et, finalement, il « sortait de son
cabinet / Semblable à Vénus la friponne » déguisée en homme, sophistication toute
féminine. Mondain, apprécié partout dans le grand monde, il hante les soirées,
les théâtres. Même à la fin, le narrateur le nomme « Mon incorrigible
excentrique », « bizarre compagnon », voyageant avec lui après
la rupture absolue avec Tatiana.
Autant dire que ce
personnage superficiel longuement présenté, est à l’extrême opposé de la
rêveuse Tatiana, parue plus tard dans le roman, qui
« n’avait
ni la beauté/ Ni la fraîcheur de sa cadette ;
Rien
qui attire le regard. / Triste, sauvage, enfermée,
Pareille
à la biche craintive, /
Elle
avait l’air d’une étrangère/ Au sein de sa propre famille ».
Elle n’est « jamais câline »
avec les siens, sans poupée, « on ne l’avait jamais vu
s’amuser » : « Rien d’espiègle en elle », à l’inverse de sa sœur
Olga, se lassant vite des jeux frivoles avec leurs « petites amies »,
en rien attirée par les travaux domestiques féminins, le travail d’aiguille.
Lectrice de Richardson, de Rousseau. Autant dire que cette personne profonde, douée
ou affligée d’une « pensive rêverie/ Depuis qu’elle était tout
enfant », si elle a le coup de foudre pour Onéguine, ce n’est qu’un
malentendu reposant sur une image et il aura sans doute assez de lucidité pour
deux pour refuser cet être projeté sur lui par la romanesque jeune fille. Et
quand il la retrouve plus tard, mariée à un héros, le Prince Grémine, élégante
donnant le ton dans les salons, c’est sans doute de cette image qu’il s’éprend
et prend pour un amour qui a couvé durant ses longs voyages après avoir tué Lenski
en duel.
L’opéra
Le
tourmenté Tchaïkovski, né en 1840 et mort prématurément en 1893 sans que l’on
sache de quoi, tout aussi fêté en son pays que Pouchkine (il aura droit à des
funérailles nationales) crée en 1878 sa version musicale du roman en vers. Sa
volonté toute moderne de vérité le pousse à refuser, pour ces rôles principaux
de jeunes gens amoureux, des chanteurs vétérans et leur préfère la fraîcheur et
la spontanéité de jeunes solistes du Conservatoire de Moscou où l’œuvre est
créée au théâtre Maly, le 29 mars 1879.
On dirait de cet opéra, par
ses sentiments et situations, qu’il est « vériste » si le vérisme
n’était souvent qu’une exacerbation de sentiments extrêmes alors qu’ici, tout
est dans un intimisme qui, malgré les élans passionnés, demeure dans une grande
pudeur dont même la transgression de la lettre d’amour de Tatiana n’est qu’une
exaltation de cette limite rompue.
En sorte,
non tragédie, mais drame d’un décalage dans le temps, dit-on, mais aussi, on ne
le remarque pas, de deux couples mal assortis tels ceux de Cosi fan tutte de Mozart : le délicat poète Lenski, ténor, eût
mieux convenu à Tatiana, comme le souligne Eugène dans le roman, soprano
rêveuse et sentimentale telle une Fiordiligi, que la sœur Olga, mezzo frivole
comme Dorabella, mieux avenue avec le baryton libertin Eugène.
Réalisation
et interprétation
Disons-le d’entrée de ce
roman que j’aime et de cet opéra que j’adore, j’aurai rarement vu, même dans
une production du Marinsky de Saint-Petersbourg, une réalisation (Alain Garichot) et une
interprétation aussi séduisantes et convaincantes dans leur somptueuse
simplicité.
Scénographie unique (Elsa
Pavanel) pour divers
lieux : plus qu’une réaliste forêt, des troncs d’arbres immenses,
stylisant la grande forêt russe non domestiquée ni polie encore par la ville
lointaine mais que la présence de deux couples de femmes, deux jeunes et deux
âgées, d’un enfant, civilise de douceur.
Les expressives lumières
changeantes selon le jour de Marc Delamézière, dorées de crépuscule, bleuies de nuit, blanchies d’aurore, soulignent
paradoxalement un fond presque toujours noir, exalté à la fin par une immense
lune oppressante pour un nocturne bal masqué de blanc.
La sobriété de ce décor
dans cette enveloppante mais rayonnante obscurité, permet d’en faire
économiquement tour à tour jardin d’été où l’on reçoit les visiteurs et les offrandes
des paysans, rustique salle de bal de la fête, chambre de Tatiana où un simple
lit bateau Empire, une table avec sa bougie prennent une présence poétique
intense, surtout ce voile blanc planant, ciel de lit suspendu, nuage du ciel et,
symboliquement, tombant vaporeusement sur le sol comme un rêve trop lourd d’idéal
de la jeune fille, vaste drap ou tablier de jeu terrestres des paysannes en
blanc.
Les dames du premier bal campagnard, dans des
couleurs d’estompe gris, rose, jaune, ont des robes à manches à gigot (Claude Masson ) et des coiffes et des coiffures dans le goût des années 1830 de l’écriture
du roman, et non celles de la narration, la fin de la guerre contre Napoléon
dont Grémine est l’un des héros et Eugène un absent sinon déserteur. Les troncs
disparus, c’est le noir sur noir nuancé, digne de Soulages, du salon mondain du
second bal et sa martiale et angoissante polonaise de masques blancs sur
costumes noirs.
Sans naturalisme aucun, le
jeu est d’un naturel confondant, même les danses paysannes, la valse, le cotillon,
la polonaise funèbre du second bal du dernier acte avec ses masques, bien
réglées par Cooky Chiapalone.
Les personnages de second plan sont justement dessinés : le Capitaine
Zaretski campé solidement, fringant et raide, par Mikhael Piccone, avec son aristocratique impatience pour les
formalités du duel, dont il est artisan aussi dans le roman en refusant l’inélégance
d’un arrangement qu’Eugène n’aurait pas refusé à son ami, qui va voir Olga en
espérant sans doute qu’elle le dissuade. Souvent sacrifié, à Monsieur Triquet,
le Français échappé sûrement à la Révolution française et aux convulsions de l’invasion
napoléonienne, témoin et vestige des liens culturels, entre la France des Lumières
et la Russie d’alors, dont l’élite parlait le français, Éric Vignau sait
donner une délicatesse émouvante, toute la dignité humaine d’un être déplacé,
déclassé sûrement, dans un chant nuancé des couplets désuets à la gloire de Tatiana. Il
mérite bien les bravos de ses hôtes.
Tout semble juste dans
cette subtile mise en scène : la tendresse entre la mère, Madame Larina, une
onctueuse, et noble dans sa simplicité, Nona Javakhidze, attentive à son chevalet où elle dessine,
échangeant avec la nourrice, témoin attentif de son passé, en contrepoint
nostalgique du chant insouciant des deux jeunes filles, des souvenirs sentimentaux
de jeunesse, des rêves fanés, concluant avec la résignation de l’expérience :
« L’habitude
nous tient lieu de bonheur. » Grande lectrice autrefois comme sa fille
Tania, elle tente de la persuader que les héros de roman n’existent pas.
Voix plus sombre, ronde, Filipievna,
la Niania, la Nourrice incarnée par Sophie Pondjiclis, amie tendre de la mère, maternelle,
avec les filles, est touchante seule à la table avec ce rituel religieux de l’icône,
bouleversante dans l’aveu de la bribe de son passé qui se lacère, mariée à
treize ans avec un garçon plus jeune : toute une vie en quelque phrases.
Olga la joyeuse plus que frivole a le timbre pulpeux de Fleur Barron, contralto léger, une adorable poupée dont
on admire le jeu subtil d’enfant prise en faute, d’avoir été la cause, innocemment
provocante du duel. Dans le roman, elle pleure beaucoup et oublie vite son fiancé mort à
cause d’elle.
Celui-ci,
Vladimir Lenski, l’ami malheureux d’Eugène, est joué, chanté, comme vécu, par le ténor biélorusse
Pavel Valuzhin, physique exact du
brave garçon rêveur, du bois dont on fait les victimes, plus fait pour la rêveuse
Tatiana que pour la légère Olga, mais victime aussi des contraires qui s’attirent :
lumineuse voix élégiaque dans l’ombre déjà de la mort, il fait passer le
frisson de la fatalité dans la déchirure irrémédiable de l’adieu (« Kouda, kouda ? »).
Le Prince Grémine, époux de Tatiana, n’a qu’un
air, mais quel air ! D’une beauté qui reste en tête, d’amplitude du mi
grave au mi aigu, la parfaite tessiture des basses. On donne souvent, à tort,
le rôle à des basses en fin de carrière, à des vieillards dont la voix fait des
vagues. La basse russe Andrey Valentiy non seulement échappe à ces défauts mais est physiquement
noblement princier dans son allure ; il fait passer tendresse mais aussi
sensualité dans l’amour d’un homme mûr pour sa jeune et belle femme qu’il
proclame à l’ébahi Onéguine qui le découvre, avec un timbre somptueux, élégant,
profond et léger, avec une égalité de volume et de beauté qu’on appellerait équanime
dans la terminologie morale.
Et
il est vrai que la Tatiana de la soprano russe Natalia Pavlova en beauté
et voix, et en physique, est idéale comme était idéale son héroïne pour Pouchkine.
Elle ne semble pas jouer mais être ce personnage : voix égale sur toute sa
longueur, aérienne mais charnue. Sa scène plus qu’air de la lettre, l’une
des plus longues du répertoire, est détaillée dans ses nuances d’émotion,
frissonnante, exhalée d’inquiétude, exaltée d’espoir, intime et ardente dans
les envolées de son motif avec l’orchestre.
Dans le rôle-titre, le baryton polonais Simon
Mechlinski, impeccablement sanglé
dans son costume, on dirait uniforme, de dandy délibéré, a fière allure, très
composée, lenteur étudiée des gestes, condescendant, par amitié pour Vladimir
le poète ami, à visiter ces campagnards regardés de haut, redingote négligemment
sur le bras pour venir répondre à la lettre de Tatiana : le
chanteur fait passer cela dans sa voix, son premier air au jeu distancié, blasé
mais caressant, voix séductrice en sa mâle chaleur qui refuse l’amour tout en
en recevant l’hommage, l’encens. Grand acteur, il saura presque la mener à la
déchirure dans son dernier air, sous la pluie de lettres tombant
du ciel des débris d’un rêve, cri de désespoir, sans quelle perde de sa beauté.
On ne peut qu’admirer la
finesse de cette distribution vocale, homogène dans l’équilibre entre les voix
en juste harmonie de volume, répartie entre les slaves et les deux françaises,
d’une jeunesse crédible dans les rôles principaux comme le souhaitait Tchaïkovski.
Les chœurs sont remarquablement tenus et soutenus par un orchestre transcendé.
Et il faut dire aussi que la direction musicale de la finlando-ukrainienne Dalia Stasevska, à la bonne école de
l’assistanat d’Esa Pekka Salonen et de Paavo Järvi, cette école du nord
désormais référence en matière d’orchestre, par ailleurs invitée de rien moins
que du BBC Symphonie Orchestra, est admirable. Elle dirigeait et chantait le
texte, sourire contre sourire face à Tatiana, une osmose de toute beauté. On a
beau résister à la catégorisation de genre, on a un peu de gêne à classer selon
le sexe, mais disons alors, dans certaines habitudes culturelles traditionnelles
assumées faute de mieux, qu’il y avait toute une finesse féminine dans ces
moments justement si féminins de l’œuvre avec la beauté diverse de toutes ces
femmes, jeunes ou non, et une puissance qu’on dirait virile dans les montées
généreuses tant de l’exaltation de Tatiana que dans le drame. Mais, homme,
femme, peu importe : un grand chef ou grande cheffe à coup sûr. Un
bonheur.
Opéra
de Toulon
Eugène
Onéguine
de
Tchaïkovski
24, 26, 28 mai 2019
Direction
musicale : Dalia Stasevska
Mise
en scène : Alain
Garichot. Décors : Elsa Pavanel. Costumes : Claude Masson. Lumières : Marc Delamézière. Chorégraphie : Cooky Chiapalone.
Distribution :
Tatiana : Natalya Pavlova. Olga : Fleur Baron
Madame Larina : Nona Javakhidze . Filipievna : Sophie Pondjiclis
Eugène Onéguine : Simon Mechlinski ;
Lenski : Pavel Valuzhin
Le prince Grémine : Andrey Valentiy ; Monsieur Triquet : Éric Vignau ; Capitaine Zaretski : Mikhael Piccone
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Toulon
Production Opéra
de Lorraine, repris par Angers-Nantes Opéra
Photos : Frédéric Stéphan
1. Tatiana, Madame Larina, Olga;
2. Eugène, Tatiana;
3. Filipievna;
4. Tatiana et sa lettre;
5. Voile tombant du ciel;
6. Fête de Tatiana;
7.Tatiana, Grémine, Onéguine;
8. Sous une pluie de lettres, la rupture.
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