Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
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L'auteur
- Benito Pelegrín
- Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.
vendredi, novembre 29, 2013
BRITANNICUS À LA CRIÉE
BRITANNICUS
de Racine,
Théâtre de la Criée,
28 novembre 2013
L’œuvre
Racine baroque
C’est un héritage
académique et scolaire, une ignorance esthétique et historique qui, dans la
seule France, fait encore qualifier Racine de classique comme si le classicisme
théâtral se bornait au respect de la règle stricte et artificielle des trois
unités, dans une rigidité faussement attribuée à Aristote. (Voir après l’article)
Lieu
Laissons de côté l’artifice de ce décor unique[1],
vrai hall de gare dans lequel, dans un hasard qui, dans un autre registre
serait burlesque et relèverait du vaudeville, amants, amis, ennemis se
trouvent, se retrouvent, s’aiment ou conspirent : devant la porte de
Néron, soi-disant gardée, tout le monde se retrouve, Britannicus, ennemi, va et vient ; Junie prisonnière,
« va chez Octavie » et tombe sur Néron. Agrippine profère des menaces
terribles sans prudence, mais demande à Britannicus de la retrouver chez Pallas
pour mieux parler, en réalité pour libérer la scène pour les autres. Néron,
devant tous, ordonne, menace, mais leur demande de se retirer pour parler
d’amour…
Temps
Oublions la temporalité artificieusement condensée à la date de
péremption d’un même jour (l’indiscuté baroque Couronnement de Poppée de Monteverdi se passe aussi en vingt-quatre heures)
qui devrait suffire à ourdir les complots et mûrir les passions jusqu’à la
catastrophe finale : Junie n’a vu la cour que d’un jour, en réalité que
depuis la nuit de son enlèvement ; malgré l’insistance du texte, la tirade
finale d’Albine frôle l’invraisemblable : attachée aux pas d’Agrippine
restée sur scène dont elle est littéralement « la suivante »,
disparue on ne sait pourquoi, elle a tout vu de dedans, de dehors et en combien
de temps ? de la fuite de Junie, de la mort de Narcisse, du désespoir de
Néron.
Ton
Enfin, ne parlons qu’en passant de l’unité de ton qui n’est pas une
caractérisation du seul soi-disant classicisme, la scène de Néron caché épiant
les amants qui se retrouvent, son dépit amoureux, fut considérée comme de
comédie (rappelant celle de Tartuffe, 1664, Orgon sous la table), sans compter les amants suspects
s’attardant imprudemment sur scène
jusqu’à l’arrivée du méchant jaloux.
Expression baroque des affects
Je l’ai montré dans l’un de mes essais sur le Baroque (D’Un
temps d’incertitude, Sulliver, 2008)
que, tant dans Racine que le Couronnement de Poppée de Monteverdi, l’opéra et la tragédie, une même
rhétorique baroque des affects, régit l’expression théâtrale des passions,
telle que Lope de Vega l’avait déjà formulée avec humour dans sa théorie du
théâtre anti-aristotélicien, Arte nuevo para hacer comedias en este tiempo (‘Art nouveau pour faire du théâtre pour notre
temps’, 1607). J’en donnerai quelques éléments en annexe plus bas.
Britannicus (1669)
Faux problème dynastique et vrai contexte historique
Le sujet est moins celui du titre puisque Britannicus, le héros
malheureux, objet et victime de la jalousie de Néron, qui lui enlève Junie
avant de l’empoisonner, importe moins que son frère adoptif criminel et bien
moins encore qu’Agrippine, la terrible matrone, matriarche, mère abusive de cet
empereur qu’elle a fait en épousant et tuant son oncle Claude. Véritable pivot
de la tragédie, Agrippine a un lourd passé : ayant eu Néron d’un premier
lit, après avoir poussé l’empereur Claude à tuer sa femme Messaline, mère de
Britannicus et d’Octavie, elle lui fait adopter Néron pour lui succéder,
procédure romaine légitime : l’adoption et non la naissance était l’ordre
de succession au trône impérial, non la filiation, anachronisme dynastique
rétrospectif de la royauté. Mais Racine dramatise l’anachronisme : la
France n’a pas encore oublié les nombreux complots du duc d’Orléans pour monter
sur le trône occupé par son frère Louis XIII encore sans héritier, et même
pendant les récentes Frondes, celui de son neveu, le jeune Louis XIV (1648-1652).
Agrippine fait donc écarter Britannicus, fils légitime de l’empereur
Claude, au profit du sien, auquel elle donne pour épouse Octavie pour resserrer
le lien familial et dynastique. De crainte que Claude ne se repente et n’annule
son testament en faveur de Néron, elle l’empoisonne préventivement d’un plat de
champignons et, son fils empereur, Britannicus écarté, poussé dans les bras de
Junie, descendante d’une autre grande famille décimée pour l’éloigner du pouvoir,
Agrippine règne pratiquement au nom de son fils. Du moins jusqu’au lever du
rideau dans la pièce puisque Néron, à qui elle a donné deux excellents
précepteurs, le philosophe et auteur de tragédies Sénèque (absent de la pièce)
et Burrhus le militaire, après quelques années de règne salué par tous,
s’émancipe de la férule de ses maîtres et de sa mère.
La pièce de Racine suit
exactement les historiens romains Suétone et surtout Tacite et prend Néron le
jour de son premier crime. Il se signalera par les meurtres de Sénèque
(contraint au suicide), probablement de sa femme Octavie et, entre autres,
de celui de sa mère, sans compter celui de Poppée, sa seconde épouse. Racine, comme une fatalité, fait planer et peser sur la
tragédie en route tout le poids de l’histoire à venir de Néron que
connaissaient ses spectateurs, et même la fameuse prédiction de son meurtre par
son fils faite à Agrippine qui répondit : « Qu’il me tue, pourvu
qu’il règne ! » Il oppose ici Agrippine et sa passion du pouvoir à Néron qui met son
pouvoir au service de sa passion pour Junie : monstre naissant contre
monstre finissant.
Mais cette tragique histoire de famille antique fait oublier celle,
contemporaine, peut-être prudemment entre les lignes. En effet, le jeune Louis
XIV, marié contre son goût à l’infante d’Espagne Marie-Thérèse en 1660, a pris
le pouvoir, s’est mis à régner sans partage à la mort en 1661 de son parrain
et tuteur politique Mazarin, qui gouvernait jusque-là sous couvert de la Reine
Mère Anne d’Autriche, désormais écartée des affaires. Mère aimante et aimée, elle
était loin d’être une Agrippine, mais avait solidement assis le pouvoir de son
fils. Elle mourra en 1666. Entre temps, le jeune monarque Louis est amoureux de
sa belle-sœur Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur, son frère Philippe,
homosexuel, mais jaloux de sa femme qui meurt, peut-être empoisonnée, en 1670.
En sorte que Britannicus de 1669,
baigne discrètement dans cet autre histoire contemporaine : un pouvoir
personnel conquis contre une mère politique, une épouse dédaignée et un amour
jaloux pour une même femme entre deux frères : Néron adopté par Claude
était, pour les Romains, frère de Britannicus auquel il veut arracher Junie. Par
ailleurs, Louis XIV, qui se donnait en spectacle dans des ballets faits pour sa
personne, est bien une image du Néron qui chantait dans les théâtres, disputait
des concours de chant et de char dans les cirques, indignes jeux pour un
monarque comme le dénonce Narcisse pour nourrir la vindicte de l'empereur.
Réalisation
Décor,
costumes, lumières
Dans une angoissante
pénombre des âmes, qui projette vaguement la clarté de grandes baies ouvertes
sur une indécise nuit puis une aube incertaine et se précise en jour tranchant
de cruauté sous les superbes et dramatiques éclairages de Marie Vincent, aux antithèses ombre/lumières caravagesques,
sanglantes souvent, avec fonds verts vénéneux. Julie Maret
signe les arêtes tranchantes de cette scénographie géométrique, sans faste
impérial, vert et rouge pompéien, mais sobrement efficace, avec quatre
dégagements confrontées à cour et jardin pour les sorties des personnages
affrontés et une subtile issue latérale où se glisse le sinueux Narcisse de la
trahison. Sur l’écran, antre rouge de deux portes opposées, les ombres
inquiétantes de la garde impériale. C’est plastiquement très beau et saisissant.
Dans le noir encore, une voix récite une page morale du De
clementia de Sénèque dédié à Néron,
qui plane comme un impératif moral sur le jeune empereur qui pouvait être,
comme le futur Titus, « Délices de l’univers », et que l’on va
découvrir en monstre naissant :
« Je me
suis proposé, Néron César, d'écrire sur la clémence, pour vous tenir lieu comme
d'un miroir qui vous mît en face de vous-même, et vous fît voir à quelle
sublime jouissance il vous est donné d'arriver. Bien qu'en effet le véritable
fruit des bonnes actions soit de les avoir faites, et qu'en dehors des vertus,
il n'y ait aucun prix digne d'elles… »
Un personnage indistinct, surgi de l’ombre, lit ce texte clair : son dédicataire Néron.
Les costumes, encore de Julie Maret, beige et gris pour les souliers et pantalons des
hommes, sont dans la banalité moderne du théâtre depuis cinquante ans, vieil
académisme déjà, avec quelques éléments symboliques à l’antique, ébauche de
toges pour les hommes, étole impériale pourpre pour Agrippine dont elle se
drapera enfin quand elle se croit restaurée dans son pouvoir, et pour Néron,
bien sûr avec quelques signes de romanité pour celui-ci, et simple tunique
romaine pour Britannicus et Albine. Les perruques dont sont affublés les
hommes, affectant les frisettes à la mode du temps, ne sont guère seyantes, mais
la coiffure arrogante d’Agrippine, perchée sur les ergots de ses escarpins,
calquée sur des modèles romains, a fière allure (Julie Maret et Nina
Langhammer : maquillages et
coiffures), quant aux yeux de panda rouge dont est affligé Néron, il
déclenchent quelques rires. Malheureusement, Junie, en robe plissée sans doute
à l’antique mais courte style années 50 et cheveux blonds tombants, écharpe
étriquée sur les épaules, dans la raideur amidonnée que lui inflige la
direction d’acteur, a l’air d’une petite fiancée godiche du Middle West
américain et provoque des sarcasmes.
Le son
de José Avelmeir mêle à musique
d’époque racinienne un air d’un opéra de Donizetti, una furtiva lacrima pour l’arrivée éplorée de Junie et, trop brève pour
l‘identifier, peut-être la voix de Caruso pour la parodie histrionesque de
Néron, qui ambitionnait d’être un grand chanteur, sur fond récurrent, dirait-on
de cris de mouettes.
Mise en scène et interprétation
Exsangue
tragédie sanglante
Statisme, absence de
rythme et une langueur qui traîne en longueur le texte est sans doute le
premier grief que l’on peut imputer à la mise en scène de Xavier Marchand, très attentif, par ailleurs, à la bonne diction
générale des vers du texte, tous les acteurs s’en tirant à la perfection, Anne
Le Guernec, Agrippine
rendant même sensible, sans outrance, des liaisons que peu de comédiens
d’aujourd’hui savent faire sans, quand ils les font, les caricaturer. Ce qui
fait que le principal intérêt du spectacle, comme disait une spectatrice, c’est
« Qu’au moins, on entend bien les beaux vers »…
C’est, en somme, une belle récitation, comme l’on disait au XVIIe siècle,
tirade contre tirade, sans tirer pratiquement parti de la réaction du discours
de l’un sur le visage ou le corps de l’autre, immuablement immobiles, piquets
rivés aux pavés, plantés droits, impavides presque toujours, sans manifester
guère d’émotion même aux adresses terribles qu’on leur débite : la longue
plaidoirie et confession criminelle d’Agrippine à l’endroit de son fils, ne déclenche
en celui-ci que quelques vagues mimiques, affalé, vautré dans son fauteuil
alors qu’on devrait comprendre que la matriarche autoritaire, sans doute
assise, ramène son fils à son rôle de petit garçon, le remet littéralement à sa
place, (« Approchez-vous, Néron, et prenez votre place »), petite
place près d’elle, impérieuse et impériale, et non lui assignant ici ce trône
qui le fait supérieur. Une main sur la main, une autre sur la tête du fils et
le fils sur la jambe et le ventre de la mère, sont des signes trop brefs pour
tout ce long discours.
Absence donc de
« contrechamp » des interlocuteurs, seule l’Albine de Manon
Allouch, dans la seconde
scène, en arrière-plan, semble faire un commentaire muet bien venu entre les
discours de Burrhus et l’accueil étrangement imperturbable que leur réserve
Agrippine, l’insinuant et sinueux Narcisse aussi, au sourire pervers de Pascal
Omhovère, s’agitant sur le dos de Néron, mais moins dans la mimique et
la gestique que la gesticulation, peut-être excessive. Le comble étant la
pauvre Junie maltraitée de Marine de Missolz, figée droit au milieu de la scène, comme sourde,
absente, tant aux discours de Néron que de Britannicus, le dos tourné souvent.
Seul Britannicus, qui a la fraîcheur juvénile de Quentin Ellias, semble jouer, dans une nervosité angoissée, ce
qu’il dit et ce qu’il entend. Également le Néron inquiétant sous l’apparence
placide de Joseph Bourillon, qui
fait vivre le texte, mais dont la potentialité sensible semble apparemment
bridée, avec une incompréhensible indifférence aux provocations cruelles et
humiliantes de Narcisse. Le Burrhus, d’Albert Jaton, certes estimable comédien, sans doute empêtré dans
cette paralysie générale qui le rend pâteux sinon pataud, n’a rien du raide et
rude précepteur martial. De l’Agrippine d’Anne Le Guernec, on comprend d’entrée qu’elle n’a pas la voix
tragique d’une matrone romaine, mais un timbre fragile, qu’il eût été peut-être
intéressant d’user à contre-emploi le rendant acide et venimeux, et l’on y
croit, on l’espère car on sent, sous cette insolite glaciation, un feu prêt à
éclater, mais, au fil de ses longues tirades, le metteur en scène ne lui
accorde qu’un ton monocorde, sauf à la toute fin, une tardive et bien inutile
montée en puissance.
En somme, une raideur générale, un statisme qui contredit à la
souplesse du vers et à la psychologie mouvante, émouvante et troublée des
personnages de Racine. Et l’uniformité de ton dans les fameuses exclamations
(« Ah, ô,», etc), contrevient à tout ce qu’en disent les rhétoriques d'époque pour
les interpréter.
Une belle récitation, peut-être à la XVIIe siècle
mal compris de ce faux classicisme hérité par les textes figés, mais amputé de
toute la rhétorique des affects, de la gestique qui présidait à la scène comme
en témoignent tant de tableaux d’époque, les traités de déclamation et de
rhétorique, ces derniers souvent suivis d’une partie sur l’actio, l’action, les mouvements, le corps, dont on usait
même dans l’éloquence de la chaire. Une main longuement tendue comme paralysée
et un bras dressé d’Agrippine, c’est peu pour animer le corps. Et rappelons
que, loin d’être plate, la déclamation était « chantée » dirait-on
aujourd’hui, en témoigne Lully qui calqua ses récitatifs, les
« récits » de ses opéras, sur la déclamation tragique de la Champmeslée
pour laquelle écrivait Racine, comme le dit perfidement Madame de Sévigné.
BRITANNICUS de Jean Racine
Théâtre de la Criée, du 20 au
28 novembre
Mise en scène Xavier
Marchand, Marine de Missolz (Assistant(e) à la mise en scène) , Julie
Maret (Scénographie et costumes), Marie Vincent (Création lumières).
Néron :
Joseph Bourillon ; Britannicus : Quentin Ellias ;
Agrippine : Anne Le Guernec ; Narcisse : Pascal Omhovère ;
Junie : Marine de Missolz, Burrhus : Albert Jaton; Albine :
Manon Allouch.
Photos :
©Éric Reignier :
Agrippine et Albine, Néron, puis Néron et Agrippine et Agrippine seule.
RACINE ET LES AFFECTS BAROQUES
Opéra et théâtre
Tiré
de l’un de mes essais sur la baroque, d’Un Temps d’incertitude (Sulliver, 2008), je donne ici un très
bref aperçu de la rhétorique baroque des affects, répertoriés par Lope de Vega au
début du XVIIe siècle, et sensible tant dans l’opéra que dans le
théâtre international de ce temps, dont celui de Racine, la France,
contrairement à la théorie franco-française, n’étant pas une exception
culturelle dans une Europe baroque. J’omets, sauf certains, les noms et
définitions des figures de rhétorique énumérées par Lope et que l’on retrouve
chez Racine.
« On conviendra qu’il n’y a nulle différence avec l’opéra
baroque de Monteverdi [et le théâtre de Racine]. Quant aux apostrophes, suspensions, interrogations, et aux exclamations chères à Lope de Vega, il suffira de donner en
continu celles d’une seule pièce, Britannicus :
« Ce que je cherche? Ah, dieux!…
Ah, Narcisse… Ah!, quelle âme assez basse… Quoi,
Narcisse!, Quoi, Seigneur!, Quoi! s’il l’aime, Seigneur?, Quoi donc! Qui
vous arrête?… Quoi, Madame!… Ah, Seigneur!… Ah, Seigneur!… Moi!… Hélas!… Ah,
cher… Narcisse!… Hélas!… Quoi!, déjà votre amour souffre… Ah, Seigneur!… Quoi,
même vos regards… Ah!, si je le croyais… Hé bien!, de leur amour… Quoi!, de
quel dessein… Ah!, l’on s’efforce en vain… O dieux!… Mais quoi… Hé bien! je me
trompais… Ah, lui-même… Quoi!, tu ne vois donc pas… Ah, je ne puis…Hé bien!…
Ah!, dieux… Hélas!… Ah!… Ô ciel!… Quoi, Seigneur!… Ah!… Ô, ciel!… Hé bien
donc!… Quoi, Seigneur!… Ô ciel!… Quoi!… Ah!… Quoi!… Quoi donc!… Quoi
donc!…
Quoi!, je ne serai plus séparé de vos charmes?
Quoi! même en ce moment je puis voir sans alarmes…?
Ah, Madame,… Mais quoi!… Quoi? Ah, Prince!… Ah, ma chère Princesse!…
Quoi, Madame!… Hélas!… Ah!… ô, ciel!… Ah, mon Prince!… Quoi!… Dieux!… Moi!… Hélas!… Hé, Seigneur!…
Ah… Ciel!…
Ah, Madame!… Hélas!… Ah, Madame… Ah, Seigneur!… Quoi! »
[ Quelques exemples de duplications]
Au « Non, non, Britannicus… » du début répond le
« Non, non, Britannicus… » de la fin. »
Et rappelons la dernière réplique de Bérénice :
Arrêtez, arrêtez, princes trop généreux !
Et le dernier mot de la pièce : « Hélas ! »
Rapportant ici cette injonction de Barry [dans sa rhétorique] :
« pour ce qui regarde les interrogations, les he,
les ha, les ô, il faut que selon la nature de la figure, la voix change
d’accent», on comprendra que le baroque Lully ait calqué son récitatif
sur la déclamation de la Champmeslé. »
[1] Le sommet de l’artifice du lieu unique est sans doute Bérénice où, d’entrée, le lieu central est justifié par Antiochus, le rival en amour de Titus qui s’y retrouve indiscrètement et le présente :
« ce cabinet, superbe et solitaire,
Des secrets
de Titus est le dépositaire :
C’est ici
quelquefois qu’il se cache à sa cour,
Lorsqu’il
vient à la reine expliquer son amour.»
jeudi, novembre 28, 2013
LA STRANIERA
Retour sur
LA STRANIERA
Livret de Felice Roman, musique de Bellini
Opéra de Marseille
Clés pour élucider un sombre drame romantique
L’auteur du roman
Dans
sa politique de redécouverte d’œuvres inconnues ou méconnues, l’Opéra de
Marseille avait programmé un opéra rarissime de Bellini, deux siècles
après sa création : La Straniera, ‘L'Etrangère’, un
opéra en deux actes, d'après le
roman du Vicomte d'Arlincourt, L'Etrangère (1825), donné sagement en version de concert tant
l’intrigue, peu fameuse, est fumeuse.
Oublié aujourd’hui, ce faux Vicomte d'Arlincourt, fut un auteur à succès, succès mondial de son
temps. Il était adulé du public féminin pour ses intrigues qu’on appellerait
« gothiques » aujourd’hui, qu’on disait « frénétiques » à l’époque
romantique, histoires d’amour très compliquées, peu vraisemblables, et reposant
toujours sur le mystère, les atmosphères angoissantes avec brumes et ruines
inquiétantes. Ses romans font aussi le bonheur des librettistes d’opéras :
son roman Le Solitaire de 1822 est mis sept fois en musique.
Le compositeur
Vincenzo Bellini
(1801-1835), jeune compositeur tout aussi adoré du public féminin, figure
emblématique du romantisme par son œuvre, sa beauté mélancolique et sa mort
prématurée, compose en 1829, pour la Scala, cette Straniera son troisième opéra, le deuxième écrit sur un livret
de Felice Romani, qui allait devenir son librettiste pour tous ses autres
opéras, sauf Les Puritains. L’œuvre remporte un grand succès dans toute
l’Europe. Si les livrets de Bellini, bien que dans le goût de son temps,
paraissent faibles aujourd’hui (à part Norma) sa vocalité pyrotechnique, virtuose, sa veine
mélodique élégiaque et mélancolique, poétique, sur une grande ligne de chant
pour peu d’orchestration, admirée par Chopin et même Wagner, bref, son art du
chant, orné mais toujours expressif, après une éclipse due au vérisme et au wagnérisme, à la décadence du chant belcantiste, a trouvé
son renouveau intemporel, notamment grâce à la résurrection de certains de ses
opéras par Maria Callas. Par ses airs vertigineusement virtuoses, il contribua
à donner à la Prima donna, à l’époque romantique, la place qu’occupaient les
castrats de l’âge baroque.
Le livret
Nous sommes à la fin du XIIe siècle dans une Bretagne à
la sauce italienne pour le lieu et les noms que l’on chercherait vainement dans
quelque registre ou carte même en les francisant sinon bretonnisant :
château et lac de Montolin(o), Arthur de Ravenstel, baron de Valdebourg,
Osbourg … En ces lieux, une étrange étrangère, dame mystérieuse au bord d’un
lac, sorcière maléfique pour les gens du peuple qui veulent la brûler, un noble
fiancé qui en tombe amoureux au désespoir de sa promise, un dénouement, coup de
théâtre prodigieux qui sauve l’Étrangère mais précipite la perte, par le
suicide, de son amoureux devant l’autel même où il allait enfin se marier avec
sa malheureuse fiancée, qui en mourra aussi peut-être. Et cela se passe sous le
règne d’un roi qui n’interviendra pas dans l’œuvre, qui ne sera même pas
mentionné mais dont l’ombre, comme une fatalité, pèse sur tout le drame car, en
général, on saute le lourd Prologue qui expose un peu les données embrouillées
de la situation historique et sentimentale. De plus, à Marseille, l’opéra y fut
donné sagement en version de concert, c’est-à-dire sans l’éclairage d’une mise
en scène.
Tâchons d’y voir clair en cette obscure affaire pour faire un peu de
lumière sur le goût romantique encore embrumé du roman gothique noir du Siècle
des Lumières. Appelons à l’histoire de France pour tenter d’éclairer ce drame
nébuleux, réduit à des problèmes de cœur mais qui masquent, en réalité, des
enjeux politiques majeurs.
L’Histoire et les histoires
Un roi absent mais
omniprésent, pèse sur l’intrigue comme un deus ex machina, un dieu de théâtre, ou un personnage dont
l'intervention inattendue arrive à point nommé pour dénouer l'intrigue. C’est
Philippe II dit Philippe Auguste (1165 - 1223), « roi des Francs » ou
des Français et non roi d‘une France alors largement dominée territorialement
par les Anglais. Il ne sera officiellement nommé roi de France qu’à partir de 1204 tant il aura agrandi son
royaume, initialement limité à l’Île de France. En effet, la
dynastie anglaise des Plantagenêts a des possessions considérables en France, à
la couronne de laquelle peuvent prétendre ses monarques. Le roi d’Angleterre,
en effet, est comte d’Anjou, duc de Normandie, du Vexin et de la Bretagne, sans
compter l’immense Guyenne du sud-ouest : territorialement, la France est alors pratiquement
plus anglaise que française, c’est
la cause de la future Guerre de Cent Ans et du désir de Jeanne d’Arc de
« bouter les Anglais hors du royaume de France ». Mais nous n’en
sommes pas là.
Le roman d’un roi
La vie politique de
Philippe Auguste est un roman : il est affronté au pape (on verra
pourquoi), mais participe aux croisades en Palestine, soutient la terrible
croisade contre les Albigeois qui verra en un siècle l’extinction des cathares
de l’Occitanie et son annexion à la couronne de France ; il est l’ami et
le rival de Richard Cœur de Lion, le mythique souverain anglais des Croisades,
celui de Robin des Bois, et Philippe lutte également contre le frère de
Richard, le fameux et fumeux Jean Sans Terre qui tente de profiter de l’absence
de son frère en Croisade pour trouver par ses intrigues quelque terre dont il
serait totalement maître, bref, il convoite le trône d’Angleterre, que le roi
français ambitionne aussi de conquérir. Par la bataille de Bouvine en 1212,
Philippe défait Jean Sans terre qui avait débarqué en France, avec ses alliés,
dont pas moins que l’Empereur d’Allemagne. Mais tout cela, l’opéra n’en a
cure ! Difficile, en effet, à porter sur la scène.
Et cependant, quel romanesque digne d’un opéra que la vie politique
triomphante de Philippe Auguste sous le règne duquel se déroule l’action, qui
est conséquence de ses actes, bien qu’il n’apparaisse pas dans l’œuvre. Comme
dit le Comte dans le Cid de
Corneille, « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes
/ Et peuvent se tromper comme les autres hommes. » Que dire de ce roi
vainqueur à la guerre et vaincu en sa vie privée ? Philippe Auguste,
surnom que lui méritent ses victoires ou parce qu’il est né en août, mois
d’Auguste, l’empereur romain dont il se voudrait une incarnation face à
l’Empereur d’Allemagne, s’il ne se trompe pas en politique puisqu’il triomphe
de tous ses ennemis et agrandit considérablement son royaume par ses conquêtes,
n’inspire pas les auteurs romantiques par sa politique mais par sa vie
sentimentale, qui est, chez les rois, de la haute politique aussi. Nous allons
en juger.
Les mariages : un
roi bigame
Il se marie d’abord à
Isabelle, fille du duc de
Flandre, qui lui apporte l’Artois en dot mais il désire aussitôt faire annuler
ce mariage et garder la dot. Il recule face à la fureur populaire car la reine
est très aimée. Celle-ci morte bien opportunément, il garde l’Artois, et
désireux de faire encore un mariage qui consolide son royaume, il épouse en 1193 Ingeborge de Danemark, âgée de
dix-huit ans. Le mariage d’amour n’existe pas chez les grands de ce
monde : Philippe veut ce mariage afin de s’allier aux Danois pour prendre
à revers les Anglais qui prétendent au trône de France, comme lui prétend à
celui d’Angleterre car cette nouvelle femme y a aussi des droits qui légitiment
ses vœux. Il la voit, il l’épouse le jour même et encaisse une dot considérable
et passe la nuit avec elle.
Coup de théâtre :
le lendemain même de la nuit de
noces, Philippe fait écourter la cérémonie du couronnement de la reine et
expédie séance tenante la malheureuse jeune femme dans un monastère. Et comme
avec Isabelle, il annonce officiellement qu'il souhaite faire annuler le
mariage avec Ingeborge, jeune, belle, aimable, mais garder la dot. Imaginons le
scandale et la situation de cette pauvre princesse danoise qui ne parle pas un
mot de français pour se défendre, qui restera sept ans isolée, enfermée, et
encore des années rebutée d’un roi qui lui refuse sa place de reine et qui,
pourtant, n’hésite pas à venir la visiter pour faire valoir ses droits charnels
d’époux. Et qui, pourtant encore, alors que le pape refuse de lui accorder
l’annulation de ce mariage, assure qu’il n’y a pas eu consommation
charnelle ! Le roi Philippe, est bien peu Auguste dans sa vie privée.
En fait, il semblerait que, les Danois refusant désormais d’envahir
l’Angleterre comme il le souhaitait, il recherche une autre alliance profitable
et se trouve encombrée de sa pauvre épouse danoise. Il réunit une assemblée
d’évêques à sa solde et obtient qu’ils annulent son mariage avec Ingeborge. Et,
sitôt dit, il épouse en 1196 une princesse bavaroise, Agnès de Méranie, de
Poméranie. Or, le pape ne l’entend pas de cette oreille : il enjoint à
Philippe Auguste de renvoyer Agnès et de rendre sa place à Ingeborge car le roi
est officiellement bigame. Devant le refus du roi, le pape lance l’interdit sur
le royaume à partir du 13 janvier 1200 et excommunie Philippe Auguste. C’est
très grave, car l’interdit sur un royaume, outre qu’il prohibe tout acte
religieux, baptême, mariage, décès, autorise et légitime toute conquête de
cette terre : c’est ainsi que les Albigeois, les cathares, excommuniés,
perdirent toutes leurs possessions au profit de ceux qui lançaient une croisade
conquérante contre eux : tout bénéfice pour les vainqueurs avec l’alibi
religieux.
Finalement, encore
opportunément comme la première épouse Isabelle, Agnès de Méranie meurt en 1201
en donnant à Philippe un deuxième héritier mâle. Le roi n’est plus bigame mais
Philippe, loin de reprendre sa vraie femme, reprend la procédure d'annulation
du mariage avec Ingeborg sur le motif de non consommation, motif rejeté par
l'Église catholique puisque la reine rebutée peut attester des visites
matrimoniales régulières de son époux dans les lieux où il la retient captive.
Le roi, qui triomphe politiquement, échoue donc matrimonialement et, en 1212
renonce à faire annuler son mariage avec Ingeborge. Vaincu par le pape après
seize ans de conflit, il est contraint de
rendre à la malheureuse Ingeborge son titre de reine, mais lui refuse son rôle
d’épouse.
On aura compris à cette page de l’histoire de France que le vrai
peut n’être pas vraisemblable, que la réalité dépasse la fiction. En tous les
cas, on aura compris que de cette histoire réelle, le Vicomte d'Arlincourt, ait
tiré son roman L'Etrangère qui inspira Felice Romani, le librettiste de Bellini
pour cette Straniera
mystérieuse : sous le nom d’Alaïde, confinée au bord d’un lac, il s’agit
sûrement de la pauvre Danoise Ingeborge et non d’Agnese (Agnès) comme le dit,
dans le coup de théâtre final le livret, Agnès de Poméranie, l’épouse contestée
de Philippe n’ayant jamais été rejetée, morte en couches, la persécutée
Ingueborge survivra aux deux, avec le titre finalement de reine.
Retour au livret
Mais au moins l’imagination du romancier et du librettiste, lui
prêtent des amours contrariées avec Arturo. Hélas, ce dernier, est fiancé à
Isoletta, autre victime, délaissée devant l’autel du mariage et veuve avant
même d’avoir été mariée : quand, en pleine église, le Prieur révèle enfin
l’identité de l’Étrangère, qui redevient reine après l’annonce du décès de l'autre, la reine de la bigamie, il se tue.
On remarquera en souriant que celle par qui le scandale arrive sans
qu’elle ait rien de scandaleux mais qui a le malheur d’être la Straniera, l’Étrangère, à l’inquiétante étrangeté, oppose à
l’amour qu’elle sent pour Arturo l’impossibilité, son secret et sa culpabilité
(on se demande de quoi, puisqu’elle est une victime), au point que celui-ci
croit accréditée sa funeste réputation auprès du peuple. On passera la convenue
conversation surprise par la fiancée entre son élu et la rivale inconnue, sur
le quiproquo de l’ami Valdeburgo, baryton, qui n’est plus le rituel empêcheur
de tourner en rond des amours du couple soprano/ténor dans l’opéra romantique,
mais un médiateur qui tente de ramener Arturo vers sa promise et délaissée
Isoletta et arracher son ami à la passion qui le pousse ver la Straniera : Valdeburg, coup de théâtre, tombe dans les
bras d’Alaïde en laquelle il reconnaît sa sœur, qui l’empêche de l’identifier,
ce qui, pourtant, mettrait fin aux malentendus. Arturo, le prenant pour un
rival le tue. Et le meurtre est imputé à l’Étrangère. Arturo, en plein procès de
la malheureuse, s’accuse, mais Valdeburgo, revenu vivant, vient témoigner de leur innocence.
Généreusement, Alaïde ramène elle-même Arturo vers Isoletta, vers l’autel du mariage,
quand on apprend que la reine étant morte, c’est elle, sous le nom d’Agnese
(erreur ici du romancier et du librettiste) la vraie reine de France restaurée dans
ses droits : Arturo se trucide de désespoir. Bref, il suffisait à l’Étrangère de
s’identifier dès le début pour faire s’écrouler l’intrigue… Charmes
étranges du romantisme.
Retour sur le concert
D’emblée, le chef Paolo Arrivabeni, impose à l’orchestre un tempo fiévreux, sans
langueur ni affadissement, qui maintient une tension vraiment dramatique dans l’énigmatique
action. Bellini, dans cet opéra, n’a sensiblement pas trouvé encore sa manière,
ses formules d’accompagnement trop codifiées et répétitives dans ses ouvrages
postérieurs, souvent interchangeables, d’une ronronnante rythmique. Le chœur y
a un rôle très important, vrai protagoniste, divisée en hommes et femmes au
lever de rideau, intervenant pratiquement en interlocuteur de chaque personnage
et, bien préparé par Pierre Iodice,
c’est très convaincant. Les airs n’ont pas exactement la coupe de ce que seront
les fameux arcs belliniens postérieurs, il n’y a que celui du baryton à
l’acte II et la scène finale de la soprano qui sont divisés en deux par
l’intervention du chœur, avec cabalette selon le modèle rossinnien qui va
devenir canonique. Pour une raison conjoncturelle due au changement de ténor
lors de la création, celui-ci n’a pas d’air à proprement parler mais des
ariosos larges, très expressifs. Bref, Bellini ne semble pas encore s’être figé
dans sa rhétorique postérieure, plus sobre ici en ornements, et cet opéra a une
belle liberté par rapport à sa production ultérieure dont il a déjà le charme
mélancolique.
La distribution est exemplaire, sans faille, française sauf dans le
rôle titre. Le jeune ténor Marc Larcher, se tire du rôle ingrat
d’Osburgo avec beaucoup de panache, timbre lumineux qui fait un beau contraste
avec celui, ombreux, aux noirceurs et résonances de crypte de Nicolas Courjal,
qui campe un noble Montolino au regard d’acier ainsi qu’un sombre Prieur. Ludovic
Tézier, baryton, est un
Valdeburgo d’anthologie : de bronze aérien, la voix, puissante, semble
émaner, planer, avec une aisance souveraine, pleine, ronde, remplissant
naturellement l’espace sans forcer avec des aigus rayonnants de plénitude dorée
qui semblent inépuisables. Le ténor Jean-Pierre Furlan, dans le rôle du fatal héros Arturo, sans la
facilité d’un grand air à effets, dans ces cantabiled ou grands récits obligés, non seulement démontre une
belle science du chant, mais émeut par son engagement passionnel, faisant de ses
aigus terribles et pleins, des plaintes déchirantes, d’un romantisme désespéré.
De sensible velours, la voix aux registres bien homogénéisés de Karine Deshayes, toute en souplesse, lui permet de se plier aux
coloratures ardues du rôle de mezzo avec une superbe facilité technique mais
aussi un sens dramatique, qui donne à Isoletta une humanité touchante.
Quant à Patrizia Ciofi, qui avait
suggéré au directeur de l’Opéra de Marseille cette œuvre rarissime qu’elle a
d’ailleurs enregistré en 2008 pour « Opera Rara », seule intégrale de studio à ce jour à
côté d’une version live de Montserrat Caballé, qu’en dire sans
superlatifs ? Rêveuse volupté d’un timbre doucement boisé, ambré, attaques
impondérables, sfumato ineffable
des fins de son, des pianissimiinfinis de rêve, aigus vaillants en rondeur
et en douceur, agilité aérienne mais pleine, voix à la perfection instrumentale
mais fragilité toute humaine. Chez elle, de la douceur au désespoir, du piano
au forte, toute l’ornementation du bel canto romantique fait sens et
sensibilité et gammes ascendantes, descendantes, arpèges, trilles, deviennent
évaporation, évanescences de l’âme, frissons du cœur.
Un triomphe mérité.
Un triomphe mérité.
Opéra de
Marseille, la Straniera de Bellini, version de concert, jeudi 31 octobre, 3, 5 et 8 novembre.
Patrizia
Ciofi : Alaïde, l’Étrangère ; Karine Deshayes : Isoletta ;
Jean-Pierre Furlan : Arturo ; Ludovic Tézier : Valdeburgo ;
Nicolas Courjal : Montolino/le Prieur ; Marc Larcher : Osburgo,
Chœurs et orchestre de l’Opéra sous la direction de Paolo Arrivabeni. Concert
exceptionnel retransmis par France-Musique.
Photos : dossier de presse (Pour P.
Ciofi, © Borghèse, pour K. Deshayes, © Aymeric Girandel).
De haut en bas : Arrvabeni, Larcher, Courjal, Tézier, Furlan Deshayes, Ciofi, saluts (Ciofi en noir, Deshayes, fuschia).
VOIR PLUS BAS LE DOSSIER PATRIZIA CIOFI
VOIR PLUS BAS LE DOSSIER PATRIZIA CIOFI
vendredi, novembre 22, 2013
MUSIQUE CONTEMPORAINE
ECO
EUROPEAN CONTEMPORARY ORCHESTRA
Belgique / France / Italie / Roumanie / Malte
SYMPHONIES ÉLECTRIQUES DES NOUVEAUX MONDES
La Criée, Theâtre national de Marseille
Direction Raoul Lay et Jean-Paul Dessy
mardi 19 novembre
Nouveaux mondes, sinon
géographiquement spatiaux, musicalement spéciaux et qui font voluptueusement
voyager en agrandissant l’espace sonore sur les ondes d’ECO, bien nommé
phoniquement, sonnant phonétiquement écho en français dans une graphie qui
pourrait être en langues romanes, européenne donc.
ECO 2013-2015
Ce projet, cher à l'ensemble marseillais Télémaque qui en rêvait, en collaboration complice avec Musiques
Nouvelles (Belgique), Icon Arts (Roumanie), l'AFAM (Alta Formazione Artistica
Musicale, Italie) et le Spring
Festival (Malte), se concrétisait
enfin à Marseille par ce magnifique concert, une coproduction Marseille
Provence 2013 Capitale européenne de la culture, Mons, future Capitale
européenne de la culture en 2015, le George Enescu Festival, avec le soutien de
la SACEM et de l'Institut Français.
ECO, se définit comme un « Super-ensemble » électro-orchestral et
réunit trente-trois musiciens italiens, français, belges et roumains issus des
ensembles partenaires européens cités.
Si le grossissement des cuivres dans l’orchestre traditionnel au
cours des XIXe et XXe siècles a nécessité la
multiplication des cordes pour résister à la densité sonore, désormais,
l’amplification, la sonorisation des instruments permet un juste équilibrage,
avec l’avantage que chaque instrument sonorisé, qui n’est plus noyé dans la
masse, retrouve un rôle de soliste. ECO comprend donc dix instruments à vents,
mais aussi une base d’instruments à cordes, trois violons, trois alti, trois
violoncelles et une contrebasse : le piano y voisine avec un clavier
électrique, et, naturellement, l'ensemble intègre ces nombreuses percussions entrées dans
la musique du XXe siècle dans l’orchestre, sans oublier le saxo qui
a désormais ses lettres de noblesse, deux guitares électriques amplifiées, un
accordéon et des performeurs numériques ; un DJ improvise, de ses
platines.
Aux cinq œuvres présentées en création françaises ou mondiale pour
la pièce roumaine, toutes différentes, singulières et originales, l’ECO prête
une homogénéisation détectable et délectable, sans doute grâce au soin
amoureux, aux longues répétitions avec lesquelles ces œuvres ont toutes été
créées et polies de Belgique en Roumanie : pâte riche, palette sonore très
diversifiée, arc-en-ciel de timbres, klangfarbenmelodie que n’eût pas désavouée Schönberg, mélodie de
couleurs, que l’orchestre, au fil des pièces présentées, tisse, déchire,
décompose, recompose, mixées, malaxées, et nous emmène et promène vers des
sonorités inouïes venues d’ailleurs et en même temps d’ici, de maintenant et
d’hier, parfois référentielles sinon révérentielles envers la musique non du
passé mais la musique de toujours dans son tissu continu, de la référence
ancienne à sa vivification d’aujourd’hui : c’est, dirait-on en philosophie
deleuzienne, une reterritorialisation conquérante mais sans esprit de conquête autre que la quête d’horizons
multiples, entre la musique classique et les couleurs actuelles.
Il fut en temps, je témoigne du lointain Festival de Royan, sinon du
Donnauschingen Musiktage, où, dans l’affolante et suffocante forêt de créations
contemporaines à ingurgiter en peu de jours, le mieux que l’on pouvait ou osait
prudemment dire d’une œuvre c’est qu’elle était « intéressante ».
Passée la guerre des chapelles, les guérillas de clochers et le terrorisme
théorique, les querelles dépassées entre tonalité et atonalité, dodécaphonisme,
sérialisme intégral ou désintégré, cette nouvelle musique allégée des années de
plomb, retrouve une raison d’être innocente dans le bonheur musical sans
remords cérébral où le plaisir du son fait le plaisir des sens.
C’est sans doute, à défaut d’analyse impossible de chaque œuvre en
particulier en une première et seule écoute, avec quelque chose d’effectivement
festif, le facteur commun qui semble présider aux cinq œuvres présentées à
l’exception de la première, vraie musique de scène tragique, Brûlures de Pierre-Adrien Charpy, la pièce la plus longue (18 minutes environ) et la
plus sombre, hantée par l’ombre d’Œdipe sur la route d’Henry Bauchau, aux volutes parfois orientalisantes.
Les autres pièces, Embarquement pour l'outre-là (dédiée à Raoul Lay) de François Narboni, sur un titre possible de Céline, sont ludiques,
traversées par des images sonores du cinéma, des clins d’œil jazzy, pop,
country, électro, techno, de jeux phonématiques pour le remarquable trio vocal
de chanteuses comme Hop ! de
Martijn Padding. First world de Ted Hearne joue de références musicales canoniques (on croit entendre Bach, l’appel
de cor de Kéréol de Tristan) dans
un enivrant cocktail sonore, un patchwork versicolore séduisant. Finalement, Kaléidoscope
d’Adrian Iorgulescu, ce retour à une magie enfantine, à la fois visuelle
et sonore, où l’œil entend et l’oreille voit les couleurs, où rythmes, timbres,
sons, mélodie se répondent, couronnait et résumait peut-être la sensation et le
sentiment de cette belle soirées où, au meilleur et beau sens du terme, les
spectres, visuel et sonore, correspondaient se répondaient.
À quoi correspondit et répondit l’enthousiase de la grande salle pleine de la
Criée.
Photos : Anne Baraquin / Sofam, Mihai Benea.
Programme :
Pierre-Adrien Charpy
(France) : Brûlures ;
Ted Hearne (USA) : First
world , première française
François Narboni
(France) : Embarquement pour l'outre-là, première française ;
Martjin Padding
(Hollande) Hop !
Première française.
Adrian Iorgulescu (Roumanie)
Kaléidoscope, création mondiale.
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