L’ORFEO,
favola in musica
Musique de Claudio Monteverdi,
Livret d’Alessandro Striggio
Opéra théâtre d’Avignon
31 octobre
L’œuvre
L’Orfeo, favola in musica, ‘fable en musique’ de Claudio Monteverdi, sur un
excellent livret du poète Alessandro Striggio, créé à la cour de Mantoue en
1607, est considéré comme le premier opéra de l’histoire de la musique, mais
moins par la réalité historique que par son aspect fondateur et définitif d’un
genre qui a ses devanciers. À la fin du XVIe siècle, à Florence,
Peri avait déjà fait représenter sa Dafne, deux fois (1597 et 1598) et sur le même
sujet d’Orphée, Euridice, en 1600
tandis que, dans une course de vitesse, sur le même livret de Rinuccini, Giulio
Caccini publie la sienne, créée en 1602[1]. Donc, « Sous le signe d’Orphée »[2],
la musique baroque.
Mais, le chant, la musique baroques, c’est quoi? Pour en comprendre
l’origine, reportons-nous, dans le dernier tiers du XVIe siècle à la
fin de la Renaissance. L’Europe a connu deux immenses bouleversements avec la
découverte d’un Nouveau Monde qui fait du nôtre l’Ancien, le Vieux Monde, et
les convulsions de la Réforme qui déchire la chrétienté entre protestants et
catholiques.
Cela, au niveau éthique. Au niveau esthétique, l’art qui prime,
c’est le maniérisme élégant et glacé, l’art pour l’art, et, en musique, la
polyphonie très complexe qui superpose des voix plurielles sur un texte
singulier. Avec cette conséquence : à cause des voix différentes et des
entrées différentes superposées dans le texte, celui-ci ne se comprend plus.
Très ennuyeux quand il s’agit de textes religieux fondamentaux sur lesquels on
se déchire pendant les Guerres de religion. Face aux vives critiques des
luthériens qui dénoncent cette débauche de sons qui font perdre le sens
religieux, le Concile de Trente (1545-1563) qui lance la contre-offensive
contre le protestantisme, la Contre-Réforme, impose un retour à une musique
plus simple, qui donne le primat au texte religieux, au dogme. Cette réforme
musicale est confiée à Palestrina.
Les conséquences, au niveau artistique, seront considérables :
c’est le retour à la monodie, à un chant simplifié d’une seule voix à la fois,
simplement accompagné d’une basse continue qui permet au chanteur d’orner le
texte à sa guise. Car à Florence, parallèlement aux impératifs
religieux, dans la Camerata, le salon
du comte Bardi, artistes et érudits s’employaient à retrouver la tragédie
antique dont on savait qu’elle était en partie chantée sans qu’on sache
comment.
Peri, dans la préface de son Euridice, prônait « une forme intermédiaire » entre
la mélodie du « parler ordinaire » et du chant. Ce sera ce fameux
« recitar col canto», 'réciter en chantant', ce « favellare in
armonia », ce 'parler en musique', souple et serpentine déclamation
chantée qui épouse les accents de la parole dont la mélodie ne semble qu'une
prolongation, qu'une naturelle accentuation. C’est la musica rappresentativa, ‘la musique théâtrale’, au texte et à l’intrigue
compréhensibles, le dramma per musica, le ‘drame en musique’ qu’on n’appellera « opéra », ‘œuvre’ en italien, que bien plus tard.
Il appartiendra à Monteverdi de lui donner sa forme la plus parfaite avec cet Orfeo, à la fois manifeste pratique et aboutissement de
ces recherches.
Symboliquement
significativement, le premier personnage à paraître et s’exprimer, s’adressant
à l’illustre auditoire de la cour de Mantoue, la Musique, allégorisée, des
rives du Permesse, rivière des Muses (qui donnent leur nom à la musique),
descend du Parnasse, du haut de sa sphère jusque-là intemporelle pour venir
agiter les passions des hommes ou les apaiser : elle descend du ciel au
monde : de la musique des sphères, la musica mundana, elle passe à la musica humana, la musique des hommes.
C’est cela le Baroque, un retour au réalisme, au charnel dans les arts,
aux affects, aux émotions, aux passions, à tout ce qui émeut le cœur de
l’homme. Pour la musique, c’est donc Orphée qui exemplaire. Par sa musique, il
adoucit les bêtes féroces, attendrit même les rocs. Il épouse la belle nymphe
Eurydice. Piquée par un serpent, elle meurt. Par la beauté de son chant, il
arrive à émouvoir le dieu des Enfers qui lui permet de la ramener Eurydice sur
terre à condition de ne pas se retourner et la regarder avant d’avoir atteint
la lumière. Or, le demi-dieu Orphée, vainqueur de la nature et des Enfers par
sa part divine, la musique, n’arrive pas à se vaincre lui-même : plus
humain que divin. Il se retourne et perd sa chère épouse à jamais. Cependant,
son père Apollon lui concède de finir au firmament comme constellation de la
Lyre. Conclusion, moralité religieuse :
Ainsi reçoit grâce du ciel
Qui
éprouva ici l'enfer.
D’emblée, L’Orfeo est
l’illustration la plus achevée du Baroque commençant, aspiration au Ciel et
tentation de la terre, le haut et le bas, et des impératifs conciliaires. La
Contre-Réforme, contre l’art gratuit, réagit et régit, elle adopte et adapte
les trois buts traditionnels de la rhétorique, docere, movere,
delectare, ‘enseigner, émouvoir,
plaire’, prônant le retour à un art didactique, utile dulci, ‘utile et agréable’ selon précepte d’Horace. D’où
les maximes morales qui parsèment l’œuvre, exaltant la grandeur de
l’homme : « Rien n’est tenté en vain par l’homme » mais lui
soulignant sa misère : « Qu’aucun mortel ne s’abandonne / À un
bonheur éphémère et fragile car « Plus haut est le sommet plus le ravin
est proche. » Orphée devient un héros ordinaire, exemplaire par sa
faiblesse même :
Orphée vainquit l’Enfer, puis fut
vaincu / Par ses passions. / Seul sera digne d’une gloire éternelle /
Celui qui triomphera de lui-même.
Sentences moralisatrices qui sont aussi le lot de l’opera seria postérieur, que l’on retrouve jusque dans la naveté
bien-pensante de La Flûte enchantée
maçonnique, héritière, sans le savoir, de la Contre-Réforme catholique…
Réalisation
Signe des temps :
peu de moyens mais grande réussite. L’intelligence, la sensibilité, les talents
conjugués pour pallier la misère culturelle dont est frappée la culture,
parente pauvre des temps de crise. Des fastes de la cour de Mantoue au théâtre
de tréteaux, autre face d’un Baroque populaire : de l’ostentation
princière à la modestie pour tous à l’échelle des possibilités. C’est ce qu’a compris et réussi Caroline
Mutel dans sa mise en scène ou
en espace : faute de mieux, le mieux qui pouvait se faire dans ces conditions,
le meilleur. Elle ne mise pas sur l’apparat, l’appareil décoratif, sur le
spectaculaire, mais sur le spectacle des sentiments : l’essentialité
affective du Baroque, son humanité même en mettant en scène des personnages mythologiques
et un demi-dieu. Des gestes simples, aussi peu déclamatoires que cette pure
déclamation chantante, des expressions de visages, des enlacements de
connivence charnelle entre les dieux des Enfers, suffisent à l’expression des
affects.
Pour tout décor, un rustique paravent, de vagues toiles montées comme
humble fond de scène d’une petite estrade, longée d’un agreste chemin en
planches surélevé ; pas de bucolique parterre en gazon fleuri, mais un agreste
sol jonché, dirait-on, de feuilles mortes ou d’écorces : c’est la bergerie non
encore édulcorée en pastorale douceâtre, monde où bergers et nymphes partagent
plaisirs et douleurs. Des lumières raffinées (Fabrice Guilbert), jouant aussi de transparences et d’ombres
chinoises figurant un au-delà ou un surréel, seront le luxe de cette modeste
scénographie d’Adeline Caron qui
signe aussi, avec Marie Koch, des
costumes simples mais d’une grande beauté : pantalons grèges, gilets dans
des tons de brun pour les bergers, robes à ample jupe, peut-être inspirées de vases grecs ou de tableaux italiens renaissants, pour les femmes. Mais la
Musique arbore une belle robe blanche pailletée, vaguement à l'antique, et une longue écharpe qui
courra comme un signe fluide serpentant dans tout le spectacle, festif et
ludique voile de noce d’Eurydice, ou de proche deuil. D’autres écharpes, signes
aussi de décorations à l’époque, de titres, donnent unité et faste baroque à la
scène : celle d’Apollon, de Pluton, jabot à la croate et manches à longs
rabats, superbe étole rouge de Proserpine sur sa somptueuse robe à corsage
bouillonnant de dentelles, magnifique couple de dieux bienveillants de l’enfer.
Interprétation
Du clavecin, Sébastien d’Hérin, mène la direction musicale avec une précision méticuleuse pour les
chœurs de l’épithalame, chant d’hyménée, ceux de l’enfer, les délicats passages
madrigalesques et les ritornelli strophiques
tout en ayant la souplesse nécessaire avec les chanteurs pour le parlar con
canto, même si cette partition, la
seule de ce premier Baroque dont nous possédions toute l’instrumentation, n’a
pas de passage senza battuta, sans battue
métronomique, comme dans telle autre partition de Monteverdi. La sonnerie des
sacqueboutes, au devant de la scène au niveau des spectateurs, a des stridences
savoureuses qui contrasteront avec la douce ritournelle instrumentale, à chaque
occurrence agréablement variée, qui ouvre et clôt le premier acte et scande
l’arioso de la Musique. Nuancées, les entrées décalées des différentes voix
madrigalesques sur les mêmes paroles de lamentation dépassent le formalisme
polyphonique pour devenir une vraie surenchère tragique de la déploration.
C’est d’une grande expressivité, d’un belle manière sans maniérisme.
Les musiciens des Nouveaux
caractères, sur scène, habillés,
sont autant d’acteurs forcément impliqués dans le drame dont le sujet est
l’essence même de la musique et, jolie trouvaille, la lyre d’Orphée, c’est la
harpiste Hanelore Devaere,
centralement intégrée dans l’acte des Enfers. Plus gratuite, l’idée de confier,
dans le même acte, le rôle de l’Espérance à un homme, le contre-ténor Théophile
Alexandre, voix et style superbes,
dans ce contrepoint de l’Enfer de
Dante où le poète est tout de même guidé par Béatrice. Mais, en poussant avec
indulgence l’érudition, on absoudra la metteur en scène en rappellant que, dans
certaines versions du mythe, Orphée, ayant perdu Eurydice, renie les femmes et
se voue à l’amour des garçons, ce qui déchaîne la fureur des bacchantes qui le
déchirent et dévorent…
C’est Caroline Mutel
elle-même qui interprète fort musicalement la Musique avec une grâce sensible,
ornant avec agilité tous les mots clés de ce discours, manifeste de la musique
baroque. En Eurydice, Virginie Pochon, sinon exactement profil grec, profil crétois, a loin d’avoir la voix
de l’ombre qu’elle va devenir mais celle, solide et charnue, boisée, d’une
bergère plus que d’une dryade ou nymphe des bois conventionnelle. Le rôle de la
Messagère est confié à Hjordis Thébault, riche et expressive voix annonciatrice du drame, peut-être pas assez
sombre. Mais pourquoi lui infliger un sourire alors que les messagers du
malheur, s’ils avaient la chance de n’être pas tués pour exorciser le drame
qu’il rapportaient, étaient contraints de fuir, de se cacher, comme elle le dit
elle-même, « odieuse aux bergers, odieuse à moi-même, où me
cacher » ? Sarah Jouffroy
est une Proserpine si belle, si élégamment chantante, si expressive, qu’on en
souhaiterait comme l’Eurydice d’Offenbach que le Diable nous emporte pour
retrouver cette Reine des Enfers. Mais il est à parier que la partie serait
bien forte avec le superbe et altier Pluton de Jérôme Varnier, son époux, sombre et noble, dont la presque
menaçante sensualité envers sa femme rappelle aux connaisseurs qu’il l’avait
enlevée à la lumière du jour, ne consentant qu’aux prières de sa Terre mère
éplorée de la lui rendre six mois par an, ce qui explique le cycle des
saisons : un couple assorti en voix et prestance.
On regrette un peu le Charon pas assez caverneux, plus bon enfant
que revêche nocher du Styx, de Geoffroy Buffière : imposant en stature, il s’imposera sans doute
davantage si ce spectacle remarquable s’impose dans les tournées qu’il mérite.
Mérites aussi des bergers indéterminés dans le programme (Jean-Paul
Bonnevalle, Pierre-Antoine
Chaumien, Julien Picard), malgré, pour certain, une certaine timidité dans
le trillo a la Caccini, pas assez
staccato. Berger aussi, Ronan Nedelec campe de plus avec brio un Apollon chaleureux et puissant, protecteur
mélodieux de son fils Orphée. Ce dernier, c’est Jean-Sébastien Bou : ardent, viril, mouvant et émouvant, il est tour à
tour l’amant comblé des strophes de la joie et le héros accablé d’un destin
cruel avec la même justesse mais, dans les stances pour fléchir Charon,
exaltation exceptionnelle du chant, cette exubérance fleurie des folle
vocalises de la séduction et des larmes perlées en musique, avec ces longues
tenues des sanglots contenus et son cri réitéré : « Rendetemi il mio
ben ! », il arracherait les larmes aux rochers s’il n’endormait le
gardien farouche du Tartare. Il nous convainc de cette triste réalité :
les plus désespérés des chants sont les chants les plus beaux.
En co-réalisation avec le Festival de Musique ancienne
Avignon-Vaucluse, cette œuvre n’a
pas pris une ride, étonnamment nouvelle. Ce n’est pas un bis qu’on aurait demandé à cet admirable
spectacle, mais une autre soirée pour encore s’en émouvoir et
délecter : movere, delectare, rhétorique baroque merveilleusement remplie.
L’Orfeo de Claudio Monteverdi
Opéra
théâtre d’Avignon, 31 octobre
En
coréalisation avec le Festival de Musique ancienne Avignon-Vaucluse ;
coproduction Les Nouveaux Caractères, Théâtre musical de Besançon, Théâtre de
la renaissance d’Oullins.
Direction
musicale : Sébastien D’Hérin ; orchestre : Les Nouveaux
caractères.
Mise en
scène : Caroline Mutel ; scénographie et costumes : Adeline
Varon ; costumes : Marie Koch ; lumières : Fabrice
Guilbert.
Distribution :
La
Musique : Caroline Mutel ; la Messagère : Hjordis
Thébault ; Eurydice :
Virginie Pochon ; Proserpine : Sarah Jouffroy ; Orfeo :
Jean-Sébastien Bou ; Pluton, un Esprit : Jérôme Varnier ;
Apollon : Ronan Nedelec ; Un berger, un Esprit : Jean-Paul Bonnevalle ; Un berger, un
Esprit Pierre-Antoine Chaumien ; un berger : Julien
Picard ; Caron : Geoffroy Buffière.
Photos
Clémence Hédout :
1. La
Musique (Caroline Mutel) ;
2. Orphée,
au milieu des musiciens (Jean-Sébastien Bou) ;
3. Eurydice
(Virginie Pochon).
[1] Voir Benito Pelegrín, D’un Temps d’incertitude (Archéologie baroque d’une modernité), II.
Nouveau, moderne, credo baroque, “Manifestes de la nouveauté”, 1. Musique,
Éditions Sulliver , 2008, p. 161.
[2] Voir Benito Pelegrín, Figurations de l’infini, L’âge baroque européen, Deuxième Partie : La
musique conquise sur le Ciel, De l’harmonie des sphères à la dissonance
terrestre, Éditions du Seuil, 2000, p. 254, Grand Prix de la prose 2001.
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