CARMEN,
Opéra en quatre actes
Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy
Musique de Georges Bizet (1875)
Marseille, 9 octobre 2012
L’opéra le plus joué dans monde revenait à Marseille après huit ans
d’absence pour l’ouverture de la saison. On ne se donnera pas le ridicule de
résumer l’intrigue de la gitane séductrice, éprise de liberté, qui succombe
sous le coup de Don José, le soldat qu’elle a vainement tenté de libérer :
faute de pouvoir retenir dans la cage de son amour cet oiseau de bohème, il le
cloue de son couteau pour en fixer à jamais le vol fantasque.
Réalisation
Cette production du Théâtre du Capitole de Toulouse avait l’heureuse
sagesse de ne pas abusivement mettre en avant le metteur en scène par des
délires modernisateurs au détriment de l’œuvre.
Les décors d’Ezio Frigerio et les sobres et sombres costumes de Franca Squarciapino déconcertèrent une partie du public avide
de folklore coloriste andalou qui ne répond pas à la réalité historique, même
si le tourisme a aujourd’hui forcé la note pour la présenter ensuite aux
vacanciers qui la demandent et en veulent plein les yeux et pour leur argent.
Carmen, au dernier acte, en robe lie de vin, mantón de Manila, châle de Manille noir à fleur rouge sur
les épaules, chignon, fleur rouge et peineta, grand peigne, aux cheveux, est plus
juste dans sa simplicité que tant de poupées outrancièrement parées d’autres
productions : l’Espagne est un pays de soleil qui recherche l’ombre. Les
dorures pompeuses des toreros s’éclairent dans ce contexte souvent ombreux des
lumières contrastées, caravagesques, Vinicio Cheli, sol y sombra.
Le fond monumental d’édifice romain ensoleillé contrastant avec une
sorte d’envers du décor placé devant, dans l’ombre, avec ses obscures et
lugubres galeries en bois de bas-fond qui serait inversé en haut-fond, s’il
étonne un public s’attendant à des édifices mauresques, répond à une vérité
historique : romanisée deux cents ans avant notre ère, la Bétique,
aujourd’hui l’Andalousie (la Vandalousie, qui prend son nom des futurs Vandales)
a près de mille ans de romanité avant la conquête arabe et Séville (Itálica)
est la première cité de l’Empire romain hors d’Italie, a se voir octroyer le
droit de citoyenneté romaine, la Bétique donnant de grands écrivains, dont
Sénèque, et des empereurs ibériques à Rome, dont Trajan, et la dynastie des
Antonins. C’est d’ailleurs la tradition romaine des jeux de cirque qui explique
la survivance barbare de la corrida sur laquelle s’achève le destin de Carmen.
Sans recherche d’excessive originalité, la mise en scène de Nicolas
Joël, réactivée avec finesse par Stéphane
Roche, est juste, avec une grande véracité humaine qui répond au
vérisme anticipateur de l’œuvre : justesse des expressions et des
attitudes, comme la pose avantageuse de Moralès face à Micaëla, le jeu des
soldats avec la jeune fille, les passages bouffes entre le Dancaïre et le
Remendado, cette sortie des cigarières, émergeant de l’ombre des entrailles
d’on ne sait trop où, et surtout, la charge érotique immédiate de Carmen, du
haut de la scène théâtrale de la galerie, jambes nues pendantes et barreau
entre les cuisses, telle une Marlène, ange noir, sinon bleu, des hauteurs. En
revanche, le trio des cartes, les trois femmes se levant à tour de rôle pour commenter leur
destin est une inutile répétition du même signe.
Interprétation
On est heureux de retrouver les récits de Guiraud, qui sont
musicalement et textuellement intéressants plutôt que les passages parlés de
l’opéra-comique original revenus en force ces dernières années, qui mettaient à
la peine tant de chanteurs et, au supplice, les spectateurs.
On saluera l’homogénéité de la qualité des interprètes du premier
aux derniers rôles. Armando Noguera,
en Dancaïre et Stéphane Malbec Garcia en Remendado, voix grave et voix claire, s’entendent
vocalement et scéniquement comme larrons en foire, avec leur pendant féminin de
Jennifer Michel, fraîche
Frasquita, délicieuse et lumineuse, et Blandine
Staskiewicz sombre et voluptueuse Mercedes,
joyeuses luronnes et larronnes. Du côté des militaires, Morales est incarné
avec charme par Christophe Gay,
juvénile et galant baryton, tandis que Philippe Fourcade, basse, est un Zúñiga élégant et philosophe, mais
peut-être la mise en scène pouvait-elle accuser un peu plus, sinon la
connivence, la complaisance des officiers envers le monde interlope de
l’auberge de Lillas Pastia, dans un mélange des genres que l’actualité démontre
souvent entre tenants de l’ordre et ses contrevenants non détenus.
Le rôle d’Escamillo est vocalement mal écrit pour son air fameux de
« Toréador… » : un grave corsé de basse et des aigus
claironnants de baryton qui forcent les interprètes, selon leur type de voix, à
sacrifier l’une ou l’autre extrémité de la tessiture. Habile technicien, Jean-François
Lapointe, baryton, privilégie l’aigu
en le justifiant par le jeu, campant un personnage de bravache, triomphant de
franchise et d’arrogance vocale, sûr de lui : c’est le coq paradant qui
croit mériter la poule parce qu’il a un beau plumage et, s’il est vraiment
chevaleresque dans la montagne, son éclat clinquant et son or dénoncent bien la
réalité de la tauromachie : du théâtre, sanglant mais fabriqué. Micaëla
est l’adorable Anne-Catherine Gillet, seul personnage apaisant
de l’œuvre, auquel le public adresse une ovation : le jeu est nuancé, le
timbre ravissant, mais sans doute parce que la voix est un peu légère pour le
rôle, elle compense par un grand engagement dramatique son grand air, au risque
d’un vibrato inquiétant.
Après avoir promené le personnage deux-cent-trente fois dans le
monde, Luca Lombardo présentait
son Don José à Marseille, sa ville natale. Il a su nous faire bénéficier sans
doute d’un rôle mûri et poli vocalement et scéniquement, pureté de la ligne du
chant, du phrasé, sens du texte. C’est d’abord une présence : pensif,
méditatif sans doute, il semble un grand enfant avec la lettre de sa mère et
touche dans le magnifique duo avec Micaëla. Peu à peu, il gagne en densité
passionnelle jusqu’à l’air de la fleur conduit avec un art consommé du chant,
alliant finesse et dramatisme, émouvant et, enfin, pathétique et déchirant à la
fin avec son jouet brisé entre les bras. Grand acteur et grand chanteur. Le
rôle de Carmen n’offre pas de difficulté vocale mais nécessite une forte
incarnation : avec la beauté du Diable, Giuseppina Piunti y est une révélation. Tout son jeu d’expressions en
contrechamp mériteraient la proximité de la télévision pour en rendre les
nuances : sa façon d’être touchée par José à son air d’amour, et la façon
dont elle s’en dégage pour profiter de sa faiblesse est subtile et forte ;
elle sait jouer des castagnettes, gestes gracieux, démarche sensuelle vont de
pair avec une voix généreuse, veloutée voluptueusement dans le grave et avec
des aigus mordants presque rageurs : une Carmen dont la finesse rappelle
parfois le renouvellement du rôle, bouffi par une tradition lourdingue, par
Berganza. Leçon intégrée par cette jeune génération de chanteurs acteurs. On
admire la belle diction française de tous, en s’étonnant que seule Anne-Catherine
Gillet roule encore les r (pour
aider la projection du son), qu’on pardonnerait à la gitane et italienne
Carmen.
Préparés en finesse par Pierre Iodice, les chœurs sont excellents et les enfants de la Maîtrise
des Bouches-du-Rhône ont un joyeux
dynamisme bien entraînant. À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille, Nader Abassi mène magistralement ce jeu, mordant des attaques, vivacité acérée des
tempi, clarté des lignes et cet art subtil de mettre en valeur les timbres
raffinés, notamment de certains interludes, entre musique symphonique et de
chambre, toute la finesse d’un Bizet qui garde encore, un siècle après, la
palette instrumentale irisée de Mozart.
Belle rentrée et beau prélude à la saison méditerranéenne de l’Opéra à l’occasion de Marseille, Capitale européenne de la culture en 2013.
Belle rentrée et beau prélude à la saison méditerranéenne de l’Opéra à l’occasion de Marseille, Capitale européenne de la culture en 2013.
Opéra de
Marseille
Carmen de Bizet
Jeudi 4, mardi 9, vendredi 12 octobre 2012,
20h ; dimanche 7 et dimanche 14 octobre 2012, 14h30.
Orchestre
et Chœur de l’Opéra de Marseille Maîtrise des Bouches-du-Rhône ;
Direction Musicale : Nader Abbassi.
Mise en scène : Nicolas Joël ; Réalisation
de la mise en scène : Stéphane Roche ; décors : Ezio
Frigerio ; costumes : Franca
Squarciapino ; lumières : Vinicio Cheli.
Distribution :
Carmen : Giuseppina Piunti ; Micaëla : Anne-Catherine
Gillet ; Frasquita : Jennifer Michel ; Mercedes : Blandine Staskiewicz ; Don José :
Luca Lombardo ;
Escamillo : Jean-François Lapointe ; Zúñiga ; Philippe
Fourcade ; Morales : Christophe Gay ; Dancaïre : Armando
Noguera ; Remendado :
Stéphane Malbec Garcia.
Photos
Christian Dresse :
1. Ombreuse
manufacture ;
2. L’amour
tendresse : José et Micaëla (Lombardo, Gillet) ;
3. L’amour
passion : José prisonnier de la prisonnière Carmen (Lombardo,
Piunti) ;
4. L’amour
solaire : Carmen, Escamillo (Piunti, Lapointe) ;
5. La
parade.
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