N. B. À l'attention des lecteurs de ce blog qui me font l'honneur de me lire et l'amitié de mettre des commentaires, je me dois de signaler que le système ne permet techniquement pas de leur répondre. Aussi, à l'occasion de ce petit texte et de cette chronique, je me dois de préciser qu'ici-bas, ma critique, si on la lit correctement, si elle rapporte le fameux ratage du si, n'entache en rien la prestation d'Alagna malade : je ne fais que rapporter objectivement des réactions de professionnels. J'ai aussitôt ajouté un P.S. pour saluer sa performance de la seconde. Par ailleurs, je signale que je ne lui ai en rien reproché de sortir du répertoire lyrique : pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire plus bas ma chronique "Festival, estival, Marseille" du 15 juillet, dans laquelle je rapporte l'enthousiasme du public marseillais lors de son concert gratuit. D'autre part, on n'a qu'à se promener dans mon blog qui rend compte de nombre de ses spectacles et l'on verra que j'ai toujours tenu en grande estime et sympathie ce grand artiste. Voilà pour ses"fans" inconditionnels.
Quant à la personne qui regrette des "surtitres" aux spectacles d'Orange… Comment faire en ce lieu gigantesque? (B. Pelegrín)
Turandot,
musique de Giacomo Puccini,
livret d’Adami et Simoni d’après Carlo Gozzi
28 juillet 2012
L’œuvre
L’œuvre
Le Vénitien Carlo Gozzi (1720-1806), l’auteur
de L’Amour des Trois oranges (1761) qui inspirera Prokofiev en 1921, est à la mode en ce
début du XX e siècle intéressé par ce lointain et mystérieux
Extrême-Orient qui fascina aussi Debussy. Il écrit l’année suivante une autre
fable scénique, Turandot (1762). C’est histoire d'une cruelle princesse chinoise très belle qui
impose une énigme insoluble à ses prétendants qui, pour gage de ce jeu court
mais peu courtois, engagent leur tête : elle les fait décapiter après
qu’ils ont perdu imprudemment la tête pour elle, afin de venger son immémoriale
aïeule victime de la violence masculine. Un prince inconnu trouve la solution
et peut prétendre à sa main, mais, généreusement, lui propose de résoudre à son
tour, avant l’aube, le mystère de son nom. Turandot mettra Pékin à feu et à
sang pour trouver qui il est et échapper ainsi au mariage.
On se permettra de rappeler ce que dit déjà
ailleurs sur cette œuvre.
Dans la longue galerie de femmes sacrifiées sur
l’autel de l’honneur ou de la passion du mâle qu’est l’opéra à partir du XIX e
siècle, Turandot
forme une remarquable exception. Non qu’il y manque la pure héroïne innocente
s’offrant par amour au supplice pour sauver l’homme qu’elle aime et ne pas
dévoiler son nom : l’aimante et douce Liu témoigne de cette tradition de
l’exaltation féminine sacrificielle rêvée par la misogynie de toute une époque.
Mais la nouveauté terrible, ici, c’est le personnage titulaire, la féroce
princesse chinoise Turandot, sorte non de veuve noire puisqu’elle n’est pas
mariée, mais disons de veuve jaune anticipée puisqu’elle voue à la mort les
princes prétendants à sa main qui n’ont pas élucidé les trois énigmes que,
sphinge redoutable, comme de fascinants filets, elle tend à ses présomptueux
adorateurs. Méprisante et frigide, « ceinte de glace », dans « sa froide
chambre », la dévoratrice consume et tue les mâles sans les consommer :
elle tranche du chef, fait couper leur «superbe tête », les décapite, offrant,
comme Salomé, sur un plateau l’exemple de la femme castratrice aux théories
freudiennes triomphantes des années 20 toutes tournées idéologiquement vers le
siècle précédent. Et il ne manque pas de candidats pour mettre la main -ou
l’appendice imprudent- dans l’engrenage de cette femme fatale, fière et
farouche beauté altérée, à défaut d’autre substance, de sang viril.
Comme s’il était lui-même victime de son
héroïne, Puccini, l’amoureux des femmes concrètes et le créateur de tant de
tendres personnages féminins sacrifiés, meurt en 1924 avant d’achever son
ouvrage, sans même finir le duo final rêvé qui devait voir la rédemption par
l’amour de son effroyable princesse frigide, resté figée dans sa glaciation
puisque la fin connue de la fonte des glaces érotiques n’est pas de lui mais
d’Alfano. L’œuvre sera créée deux ans après sa mort, complétée par ce disciple.
Réalisation
Le mur monumental d’Orange, sinon la muraille
de Chine, sied à Charles Roubaud. Un vaste portique dont les ombres semblent parfois doubler
les colonnes s’allonge sur la scène, surmonté d’une galerie du palais à deux
niveaux : la grisaille du marbre froid sur la chaleur de beurre de pierre
dorée, comme une anticipation colorée de la chaude victoire du cœur vivant de
l’amoureux sur le cœur pétrifié de la belle. Tout en haut, un gigantesque cercle
jaune cache la statue d’Auguste, lune écrasante par son poids pesant sur les
destinées humaines, gong vibrant ou coup et roue de la Fortune indécise quand elle tournoie
étrangement, meule tournante pour affûter
les lames. Grandeur de l’Empire et raffinement, simple et impressionnante scénographie (Dominique
Lebourges) que des
projections vidéo subtiles (Marie-Jeanne Gauthé) habilleront d’intérieur raffiné en teintes de laques chinoises rouges
et noires, bibliothèque de savante et antique culture millénaire, l’ouvrant à
l’espace du rêve nostalgique de Ping d’un vague lac verdâtre miroitant de
lucioles, bercé par de tendres bambous. Sur les murs latéraux de la scène, en
contraste avec les arêtes tranchantes des lignes, de nébuleuses projections
grouillant de formes serpentines indécises, se précisant en dragons bondissants
à la fin, donnent à l’ensemble une dimension onirique et fabuleuse. Lumières
obscures, inquiétantes, rousses ou blêmes, lunaires, d’Avi-Yona Bueno, peut-être pas assez variées,
pensées sans doute pour la télévision.
On connaît la maîtrise de Roubaud dans le maniement des
foules dont les mouvements, tumultueux ou terrorisés, semblent chorégraphiés.
On admire ce jeu de casse-têtes casse-pipes, cet amas de corps amoncelés quand
on évoque les dernières victimes de Turandot. Cette dernière apparaît enfermée
dans une sorte de sphère armillaire métallique, enclose dans sa bulle, araignée
maléfique, veuve noire au centre de sa toile, dont elle sortira pour énoncer
les énigmes et s’en trouvera exclue
un peu plus à chaque solution juste du Prince inconnu, condamnée à
sortir de son monde finalement.
Les costumes de Katia Duflot sont d’une sombre beauté pour cette
sombre histoire, gris marron pour le peuple avec des verdeurs vagues et des
teintes bleutées selon les lumières, noirs pour les soldats brutaux. L’empereur
est doré et quelques dames offertes à Calaf en soyeuse et joyeuse lumière. Mais
la cour féminine de Turandot est une longue théorie de deuil, pectoral
d’argent, têtes surmontées de coiffes en éventail, tels des couperets inverses.
Sous son habit volant au vent, Turandot, arrachée à sa rigidité de vierge
frigide, aura une robe d’aube, de papillon aux futures ailes déployées.
Interprétation
Le temps était clément et la brise légère. Mais une certaine
électricité courait entre les spectateurs alertés de la méforme d’Alagna lors de la générale, qui assurait sa
treizième participation aux Chorégies depuis 1993. Effectivement, lors des deux
premiers actes, on sent le ténor à la peine, aisément couvert lors de son duo
avec Liu par l’émouvante, douce mais puissante Maria Luigia Borsi, au vibrato très large mais qui
nous fait vibrer d’émotion. Pourtant, à sa première confrontation avec la
grandiose Turandot au timbre acéré de Lise Lindstrom qui lance ses aigus droits et
drus comme des lames, on se dit que la chaleur de sa voix produit un contraste
dramatique intéressant avec la princesse frigide. Mais, après l’entracte, une
annonce : Roberto Alagna, affligé d’une mycose laryngée causée par des
antibiotiques, demande la compréhension du public. Et voilà, Alagna, dont les
spectateurs guettent les contre ut, décaputé, décapité, public dépité : la
brève cadence sur « vinceró », le saut redoutable au lieu de monter
au triomphant et victorieux si aigu laisse passer un hoquet : huées,
rares, au milieu de salves d’applaudissements d’un public attendri par les
victimes, mais commentaires sévères des professionnels sur un chanteur qui, au
lieu de préparer cette prise de rôle, s’enrôle à jouer les ténors populaires de
place marseillaise (Voir, dans ce blog, "Festival, estival, Marseille" du 15 juillet) à Bayonne, de la chanson napolitaine à celles de Mariano,
sonorisé, mais inaudible ici à l’heure de vérité. Fatigué ou malade, au
bénéfice du doute, on concédera que pour grands que soient les chanteurs, ce ne
sont pas des machines, ni des conserves discographiques immortelles, et que le
spectacle vivant a ses risques qui ne devraient pas être mortels.
Cela n’entache que lui mais ne diminue pas la
tâche méritoire de tous ses partenaires : du dernier vertigineux niveau du palais, Luc
Bertin-Hugault,
superbe et épique héraut mandarin, s’adresse au « Peuple de Pékin »
mais aussi, belle idée, par sa position, au public du haut des gradins du
théâtre qui trouve enfin un chanteur à sa hauteur. Un étage plus bas, Chris
Merritt, vrai
« Fils du Ciel » par la hauteur, est un empereur humain plein de
solide noblesse. Au niveau de la scène, Marco Spotti qu’on aura entendu avec
bonheur dans la Bohème est un admirable Timur. On a plaisir à retrouver la chaude
jovialité de Marc Barrard en Ping, teintée de nostalgie, face à ses complices bien
chantants et dansants, les ténors lumineux Florian Laconi et Jean-François Borras en Pong et Pang. Dans cet opéra
choral, les chœurs sont remarquables.
À la tête de l’admirable Orchestre National de
France et des Chœurs des Opéras de Région, on a connu Michel Plasson plus léger. Certes, il fait rutiler
les gemmes de cette partition exigeante, polytonale souvent, la beauté
singulière des timbres de façon pointilleuse et pointilliste mais, du moins
pendant les deux premiers actes, cela semble au détriment des lignes incisives
et concises de Puccini. Mais, n’était-ce l’incident, sans incidence sur le
reste , du ténor, cette production est digne de la qualité des Chorégies d’Orange.
POST SCRICTUM :
France 3 et France-Musique retransmettent le spectacle le mardi 31 juillet.
Après l'incident de la première au 3e acte, mais qui n'a pas fauté -"faussé"- lui jette le première pierre, comme ont pu en être témoins des milliers spectateurs en délire qui l'ont ovationné, Alagna, que l'on attendait au détour du "si", malgré les oiseaux -non chanteurs- de mauvais augure, l'a donné avec une belle "vaillance" au sens plein du son et du mot : quand on songe à l'angoisse que peut représenter, pour un chanteur malade qui a déjà la courage de ne pas annuler la représentation, d'arriver à ce moment qui fut malheureux pour lui, on mesure vraiment combien Roberto fut vaillant. Salut, l'artiste!
France 3 et France-Musique retransmettent le spectacle le mardi 31 juillet.
Chorégies
d’Orange 2012
Turandot de G. Puccini, 28 et 30 juillet.
Orchestre
National de France et des Chœurs des Opéras de Région.
Direction
musicale : Michel Plasson.
Mise
en scène : Charles Roubaud ; scénographie : Dominique Lebourges
; éclairages : Avi-Yona Bueno ; vidéo : Marie-Jeanne
Gauthé ; costumes :Katia Duflot.
Turandot :
Lise Lindstrom ; Liù : Maria Luigia Borsi. Calaf : Roberto
Alagna ; Timur : Marco Spotti ;
Imperator Altoum :
Chris Merritt ; Ping : Marc Barrard ; Pang :
Jean-François Borras ; Pong : Florian Laconi ; Un
mandarin : Luc Bertin-Hugault.
Photos
© Philippe Gromelle :
1. Un
rêve de paix ;
2. « Non
piangere, Liu… » (Maria Luigia Borsi et Roberto Alagna) ;
3.
Ping, Pang, Pong (successivement : Borras, Barrard, Laconi) ;
4.
Arrivée de Turandot ;
5.
Turandot hors de sa bulle ;
6. Turandot et Calf, la glace brisée (Lise
Linstrom et Alagna).
En haut, affiche de la création.
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