HAMLET
Livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Shakespeare,
musique d’Ambroise Thomas.
Opéra de Marseille,
3 juin 2010.
Après soixante-quatre ans d’absence, le nordique Hamlet est revenu hanter, pour longtemps, nos rivages méditerranéens. Être ou ne pas être excellent est la seule question et, ici, elle ne se pose pas tant l’excellence sauta aux oreilles, aux yeux : images, voix et musiques continueront à nous habiter longtemps.
L’œuvre
À la hauteur de cette réalisation, on comprend mieux les difficultés à monter cette œuvre : un rôle titre écrasant pour un baryton pratiquement toujours présent, un personnage d’Ophélie qui ne le cède en rien aux voltiges acrobatiques des héroïnes folles de l’opéra ; deux autres personnages requérant autant présence vocale que scénique, Gertrude et Claudius ; un spectre à voix d’outre-tombe et au moins quatre autres interprètes non négligeables, sans compter un grand orchestre omniprésent et somptueux, nécessitant un chef aussi à cette altitude, des chœurs nourris. Rajoutons la nécessité, aujourd’hui, d’un metteur en scène inventif pour pallier les changements de tableaux en un lieu et scénographie uniques. Autant de défis du grand opéra à la française du XIX e siècle pour avoir la mesure de cette gageure et de cette réussite. Et l’on découvre, honteux rétrospectivement de préjugés partagés sans preuves à l’appui contre lui, un Ambroise Thomas méconnu, inconnu mais célèbre après avoir connu une célébrité exceptionnelle en son temps.
La réalisation
Le décor unique de Vincent Lemaire, hautes et longues parois d’une froideur de papier glacé angoissant à peine froissé, encore accusé par de longues doubles lignes verticales, que des horizontales ont du mal à rasséréner, gagnées par le bas d’une noire moisissure de ce royaume de Danemark « où quelque chose est pourri » selon Shakespeare, de temps en temps à peine ouvert d’une embrasure de fenêtre sur un néant de nuit qui semble happer le sombre héros, est étouffant, oppressant malgré ses proportions. Selon les lumières dramatiques (Guido Levi), il se teinte d’émotions, vert d’eau maléfique pour la pauvre Ophélie, trace sanglante pour le spectre du roi.
Un immense portrait du roi défunt, assassiné par son frère Claudius (ici, avec la complicité de Gertrude, la reine, sa maîtresse) de travers, symbolise cette instabilité délétère et criminelle. Le cadre vide de l’être devient miroir ou tableau du paraître, encadrant en mise en abîme les apparences, le jeu de l’illusion du théâtre du monde. L’utilisation des loge d’avant-scène, où se trouveront le roi usurpateur et sa reine complice, puis les fossoyeurs, jouent aussi bien le théâtre dans le théâtre de la pièce. Le spectre descendant des cintres, en perpendiculaire, insecte effrayant marchant sur le mur central, est saisissant, dans l’esprit de la machinerie baroque. C’est donc, par la seule image, un intelligent renvoi au Baroque de la pièce originelle. Autre belle trouvaille, Ophélie et ses livres comme de minuscules tentes vertes sur le sol, romanesque folle, tel le Chevalier à la Triste Figure presque contemporain rendu fou par ses lectures : Don Quichotte, l’homme d’action qui ne doute jamais, Hamlet, incarnation du doute, paralysé dans l’action, double incarnation opposée du héros moderne.
Les costumes de Katia Duflot, renvoyant à l’époque de la création de l’opéra, comme d’habitude, sans rien d’ostentatoire, participent de la dramaturgie : austères redingotes et habits noirs et gris, d’une sévérité luthérienne pour les hommes, robes sombres pour les dames qui se teinteront, s’adouciront un peu de lumières moins dures. Gertrude a le rouge du désir et du sang, robe vite ouverte sur dessous noirs de voluptueuse dentelle, et Ophélie, mal coiffée, mal fagotée en vaporeuse robe blanche, lis inverse, nu-pieds, à l’écart, est déjà ailleurs, étrangère à ce monde qu’elle voit de loin. Hamlet, assis sur le rebord de la fosse d’orchestre ou dans l’embrasure de la fenêtre, est lui aussi, ailleurs, mais pas dans le même, spectateur plus qu’acteur, indécis, velléitaire, corrodé par le désir d’une action, d’une vengeance qu’il diffère sans cesse.
Gageure réussie dans un lieu unique : Ophélie ne va pas se noyer dans un étang extérieur mais ici, au milieu de la scène, dans une baignoire ; en faut-il plus à une enfant fragile et gracile pour sombrer dans sa folie et se noyer dans ses larmes ?
L’interprétation
Et quand Ophélie est Patrizia Ciofi, légère comme un moineau au milieu de sombres corbeaux morbides, sautillant, pépiant tout doucement sans jamais s’intégrer à leurs vols funèbres ou bals frivoles, c’est le frisson de la grâce qui passe, dès son mélancolique premier air : doux legato dessinant un flottant horizon déjà lointain. Regards égarés, bras aux envols brisés retombant, désespérés d’étreintes rejetées, sur la pointe des pieds pour atteindre un inaccessible Hamlet dressé comme un roc dans son obsession qui le rend insensible, livre à la main, elle est l’image, et le son idéal, de l’abandon, de la détresse douce et bleutée qui va l’étreindre dans sa brume aquatique. Et tout cela avec cette voix tendre, moelleuse jusque dans l’extrême aigu, jonglant, aérienne, avec notes piquées, trilles d’oiseau, roulades, cadences irréelles, avec un aisance bouleversante qui fait vivre ce sommet de l’art, l’artifice de cette haute voltige vocale, comme tout naturel.
Le baryton Franco Pomponi est, pour le moins, un Hamlet à la hauteur. On s’attend à un personnage frêle, faible, prince neurasthénique rongé d’un désir de vengeance longtemps inassouvi, paralysé. Mais c’est un beau ténébreux au timbre chaud, velouté, voix égale et forte capable de fines nuances introspectives, se tirant avec crédibilité de ce rôle écrasant. De sa grande, taille, de sa puissance, il fait l’image inverse de sa faiblesse, de ses hésitations : comme si toute sa force vitale, dont il joue avec une souplesse de superbe animal, se tournait contre lui, le détruisait de l’intérieur.
Gertrude et Claudius, le couple criminel, sont si beaux qu’on a presque envie qu’ils jouissent du bonheur et de leur palpable volupté dans le crime : leurs étreintes ne trompent pas sur les raisons érotiques de leur complicité. Marie-Ange Todorovitch, sensuelle, voix de feu mal contenu, tissu charnel somptueux du grave et du médium, accepte de malmener ses aigus dans les déchirures du remords, objet presque sexuel de la brutalité sadique du fils révolté dans une scène dramatique très réussie. Nicolas Cavallier, superbe basse, est un amant, élégant, d’une souplesse perverse et insinuante, sûr de la force du désir qu’il exerce sur sa maîtresse, mais d’une belle grandeur abattue dans l’aveu du crime. Planant et pesant sur eux comme l’épée de Damoclès du remords, Patrick Bolleire, immense, a la voix froide et sépulcrale du spectre. Christophe Berry, ténor, est un Laërte convaincant, touchant Valentin confiant sa sœur à celui qui en fera le malheur. Bruno Comparetti, toujours exact, est Marcellus. Alain Gabriel, Horatio, Antoine Normand, Polonius, ne dérogent pas à cette solide distribution et même Jean-Jacques Doumène et Kévin Amiel campent fort bien deux éphémères fossoyeurs.
Les chœurs, importants, sont magnifiquement préparés par Pierre Iodice. Mais, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille au mieux, le chef égyptien Nader Abbassi, du début à la fin, de l’ouverture aux interludes si expressifs des actes, conduit sans faille cette riche partition dont il révèle, avec puissance et finesse, des trésors insoupçonnés, qu’on découvre ou redécouvre avec bonheur.
Photos Christian Dresse, légendes, B. P. :
1. Le bonheur voluptueux dans le crime : Tororovitch et Cavallier ;
2. Le roc et l’écume : Pomponi et Ciofi;
3. Lis inverse, Ciofi en Ophélie ;
4. Ophélie et ses livres du rêve;
5. Écume de folie : mort d’Ophélie.
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