mardi, juin 25, 2019

PLAISIR DES SONS, VOLUPTÉ DES SENS


Chamber Music
de Camille Pépin, par l’ensemble Polygones,
un CD label NoMadMusic
         Sorti en début d’année, ce disque de la jeune compositrice Camille Papin et de ses sympathiques acolytes et complices interprètes, dont on trouvera tout le parcours sur le site nominal, a déjà traversé la moitié de l’année sans prendre une ride à l’écoute, d’une toujours vive, vivace jeunesse : production de l’hiver encore toute en fraîcheur, quelle que soit la chaleur intense de son contenu.



         Lyra, étoile bipolaire
         Instrumental d’une bonne douzaine de minutes, le premier morceau, pour quatuor à cordes (deux violons, alto et violoncelle), harpe et percussions, se place délibérément sous la bonne ou mauvaise étoile de Lyrae, étoile dite variable de la constellation de la Lyre, connue (des astronomes !) pour ses phases, ses variations contrastées. Ce n’est pas l’étoile polaire, mais bipolaire dirais-je à écouter cette sombre et brillante transposition de la vue, télescopique, à l’ouïe, macroscopique et microscopique, les tutti et les pupitres singuliers, qu’en donne Camille Pépin. Des vibrations inquiétantes de cordes, des percussions graves, sombres, tambours sourds, des ostinatos obsédants, oppressants, installent d’abord une atmosphère angoissante, une brume morbide cependant vite dépassée par une pulsation, une impulsion, disons une pulsion de vie d’un rythme vital entraînant dans sa ronde chorégraphique, le funèbre déjoué par l’allègre, cordes frottées éclairées des cordes pincées de la harpe, éclats de lumière, scintillements stellaires, musique des sphères rêvée de Pythagore, arrondie poétiquement des notes douces du xylophone, telle la danse de rondes et minuscules planètes lointaines. Des phases de paix pianissimo, scandent les turbulences fiévreuses et je dirai (encore) des plages, sans doute célestes, mais que, dans un insensible atterrissage du morceau, je sens —musique, art abstrait des sons qui font sens personnel—comme un sable mouillé de mer sur lequel s’imprime en douceur, des traces étoilées, des pas confondus dans la nuit et le silence de cette impalpable fin de la pièce fondue dans l’infini. 
         
          Chamber Music
Quand on aime James Joyce (1882-1941), bagage aussi obligé de tout écrivain de ma génération, on ne peut que se réjouir de voir des jeunes talentueux s’intéresser à l’auteur du génial Ulysses (1922), par ailleurs grand poète. Camille Pépin, bel hommage, prend le titre de Chamber Music (1907), du recueil de trente-six poèmes dont elle choisit dix-huit et en tire une véritable et complexe cantate.
Poème d’amour narratif dramatique, au sens théâtral, avec exposition, nœud, péripéties et dénouement, dans la terminologue musicale, prélude, interludes et finale, il réfère souvent à la musique explicitement : « cordes, « harpe », « chant » , chanteur », « villanelle, rondeau », etc. Mais plus que ce vocabulaire la musique du texte vient du jeu subtil des rimes, internes aussi en assonances, des allitérations, répétitions de sons allant pratiquement à la paronomases, mots entiers en consonance, comme ces quelques exemples suivis, jeu musical sur les w, v, appuyés sur les i et r : "river where", "The willows"; "river / For Love wanders there / Pale flowers…" Musicalement, un motif à saveur archaïsante, un modalisme celtique sans doute, est sans cesse renouvelé avec une richesse qui, semblant dépasser l’effectif instrumental, violon (Louise Salmona), violoncelle (Natacha Colmez-Collard), cor (Alexandre Collard), clarinette (Carjez Gerretsen) et piano (Célia Oneto Bensaïd), aspire à l’orchestre, nécessitant ici un chef (Léo Margue). La mezzo-soprano Fiona McGown, voix intime pour la chambre et puissante pour l’expression du sentiment, beau timbre riche et fruité, éclatant de lumière dans les aigus, est fondue dans la trame musicale mais jamais confondue, dans une balance virtuose de tous les instruments toujours nettement caractérisés, une homogénéité remarquable dans le rythme pourtant souvent très soutenu, très dansant, de cette pièce de plus de trente minutes. Avec des nuances admirables, sans solution de continuité, la voix de la chanteuse passe de la récitation au récitatif et au chant, paraphé parfois, en fin de strophes d’onomatopées vocalisées joyeusement (« a », « o, »). La musique sert fidèlement la phrase, à peine quelques voyelles diphtonguées Quelques strophes de verts courts ont de petites reprises. Les variations rythmiques sont incessantes et dans une allégresse, une joie « jazzy », le violoncelle a parfois la chaleur tropicale de Villalobos. Les instruments sont traités, et merveilleusement, à égalité, ligne de cor comme un horizon nouveau, clarinette étincelante et piano, plus que percutant, palpitant, crépitant de vie. Une pièce d’une grande cohérence, un ensemble concertant avec voix, qui mériterait de devenir un exigeant classique d’aujourd’hui.
Indra
À Lili Boulanger dédiée, duel plus que duo violon-piano, éclatant, fracassant, Indra invoque, provoque cette divinité hindoue de la guerre dans un tempo haletant, harassant, une course poursuite pressée, stressée, striée des grincements des cordes, oppressée de répétitives ponctuations rageuses du clavier, avec des à plats, des calmes de pas à pas inquiétants, piano pianissimo réduit à des pointillés, violon, à la sourdine d’une ligne, éclairée enfin d’une inutile mélodie à la corde, tragique beauté comme un regret, avant de repartir à la charge  au galop, dynamique dynamite d’un seul coup arrêtée.
Luna
Pour violon, violoncelle, cor, clarinette et piano, pièce en trois parties (en espagnol), « Luna » (‘Lune ‘), « Aurora » (‘Aurore’), « Sol » (‘Soleil’), plus que descriptive est suggestive d’atmosphères, d’ombre, de lumière, glissant insensiblement de la nuit à l’incertaine lueur qui précède le lever triomphant du soleil. D’abord, les graves ombreux du piano, vibrations, frémissements, froissements d’ailes des oiseaux nocturnes des cordes, sur les plis et replis de la nuit, insectes luminescents, menus hululements doucement lumineux : tout se fond dans la paix germinative d’une vie qui s’ébroue dans les creux, dans la clarté de l’ombre d’une Nuit transfigurée par le bonheur timbrique, un oiseau se posant délicatement sur la corde tout doucement clarinettante dans son premier essai de gazouillis auroral du clavier. L’Aurore coule de source lumineuse, éveillée de vols, d’envols chassant en douceur les vagues d’ombres murmurantes du violoncelle. Un cor floconneux, affirme, étale ses solaires couleurs, étirant ses rayons comme on étire ses bras au réveil avant d’être repris dans l’ivresse rythmique du jour pleinement revenu.
Kono-Hana
 Pour violoncelle seul, Kono-Hana, a pour source la délicate déesse japonaise du cerisier et pourrait opposer la douceur irisée de ses pétales évanescents, la finesse de sa ligne, de son impondérable dessin d’estampe raffinée, à l’opaque pétulance belliqueuse d’Indra, le dieu indou de la guerre. Sans étalage de pittoresque musical mais simplement l’usage discret de la gamme pentatonique orientale, la compositrice crée, tout en nuances, avec ici à peine ses variations de rythme de pizzicati comme des pépiements d’oiseaux ou le léger bruissement de la brise sur les cordes, tout un climat méditatif d’un calme matin transparent, esthétique et extatique à la fois : Zen.
Certes, à l’écoute de ce disque, de ces pièces, on peut invoquer, dans les réminiscences de la compositrice, le dynamisme rythmique du Stravinski du Sacre, la prestidigitation répétitive virtuose de Reich, pourquoi pas la chaleur profonde, tropicale, du violoncelle des Bachianas de Villalobos : c’est le riche bagage intégré de tout musicien de notre temps qui en fait langage. Mais tout cela est tissé dans une trame pratiquement orchestrale d’une grande personnalité, avec une éblouissante connaissance des timbres qu’il faut saluer. Et l’on sent le bonheur, communicatif, des interprètes de Polygones à jouer cette musique si ajustée à leurs talents.
La prise de son est remarquable. Il est rare qu’un disque de musique contemporaine, pour intéressant qu’il soit, incite à la réécoute : celui-ci invite et envoûte.


mercredi, juin 05, 2019

TRAGIQUE BOUFFON


  
Rigoletto



opéra en un prologue et trois actes (1851)



Livret de Francesco Maria Piave 



d’après le Roi s’amuse de Victor Hugo,



Musique de Giuseppe Verdi



Opéra de Marseille, 4 juin 2019


L’œuvre
         Tout en reconnaissant la supériorité de l’opéra sur le théâtre, qui permet, comme dans le fameux quatuor de Rigoletto, de faire parler plusieurs personnages en même temps, Victor Hugo avait interdit que l’on posât « de la musique le long de ses vers ». Il ne fut heureusement pas écouté : qui se souviendrait de son drame de Le Roi s’amuse sans la version lyrique de Verdi ?

         Le Roi s’amuse échoue en 1832 mais Francesco Maria Piave en tira un livret génialement condensé auquel la musique de Verdi donna en 1851 une portée humaine archétypale et un succès universel jamais démenti depuis, malgré les traverses de la censure obtuse de l’époque et les dédains minaudiers d’une critique éprise de doucereuses fadeurs. Mais le public ne s’y trompa point, qui fit de l’œuvre un des succès les plus justement populaires du répertoire. Si François Ier est transfiguré en Duc de Mantoue pour satisfaire la bienséance politique qui n’admet pas un roi immoral, la trame n’en perd pas de sa puissance.
Sans le medium archétypal de la musique de Verdi, comment la phrase prêtée au galant roi Français, désabusé (ou abusé par la fausse santé d’une femme qui l’avait affligé d’une MST selon une facétieuse version) « Souvent femme [a]varie, bien fol est qui s’y fie », qu’il aurait gravée de sa bague sur un vitrail, serait-elle connue de l’univers ? Avec l’élégante désinvolture de l’air virevoltant du Duc, en italien :
« la donna è mobile, qual piuma al vento, /muta d’accento e di pensier » 
ou, rendant à César ce qui est au César roi, le français : 
« Comme la plume au vent,/ Femme varie : / Fol qui s’y fie / Un seul instant. »
 Air et paroles gravées non sur la fragilité du verre mais dans la mémoire humaine collective. Pouvoir des mots et de leur adéquation musicale. Pouvoir de Verdi.
À sujet fort, force et expressivité d’une musique toujours étonnante d’inventivité mélodique sans cesse jaillissante : élégance extérieure d’un souverain libertin vulgaire et d’une cour raffinée mais confinée aux bas instincts, basse et grasse complaisance aux caprice du puissant ; laideur et difformité du bouffon bossu Rigoletto, complice empressé des petitesses des grands mais qui cultive au fond de lui, et en secret, la beauté d’un amour pour sa femme perdue et la pureté sa fille qu’il entend préserver, en tyran jaloux, de la dépravation morale du monde : c’est quasiment Quasimodo amoureux d’Esméralda dans Notre-Dame de Paris, rédemption et tourment. Grain de sable dans la machine bien huilée des cruelles facéties des courtisans, cyniques pourvoyeurs en gibier féminin facile des tocades de leur maître : la malédiction d’un père outré de l’outrage à sa fille et dont l’imprudent bouffon se moque sans pitié. Ce thème, qui sonne dès l’ouverture à l’orchestre, pèse comme la fatalité antique sur les épaules du bossu et le poursuit jusqu’à la tragique fin où le père est puni par où il avait insulté un père. Mais du lever de rideau à la fin, ce héros difforme, choquant pour la bourgeoisie du temps, passe par une gamme large de sentiments humains : sarcasmes grossiers, mépris, crainte superstitieuse, remords, amour et jalousie envers sa fille, détresse, révolte, supplication, vengeance, désespoir. Et cela, dans une continuité dramatique toute neuve pour l’époque, que la musique exprime avec une rare et efficace économie de moyens, dans un flux mélodique continu plus que dans des morceaux à découpe traditionnelle, même les airs du Duc et de Gilda (états d’âmes opposés des jeunes héros, rêverie de jeune fille, déception amoureuse et désinvolte et élégant cynisme du séducteur) sont intégrés à l‘action.


Réalisation
         Décor
On avait aimé cette production de Charles Roubaud et de son équipe dans la pierre grandiose d’Orange. Ce que l’on perd en espace, on le gagne en intense et intime proximité.
Scénographie d’Emmanuelle Favre au symbolisme puissant : pesant, posée de côté comme une titanesque tête de colosse antique chu et déchu des vaines souverainetés instables, le Fou aux échecs le plus proche du Roi, cette immense marotte, sceptre de Carnaval futile et infantile prêté à la Folie, attribut du fou du roi, surmonté d’une tête grotesque agrémentée d’un capuchon bigarré, garni de grelots, gargouille grimaçante, longue langue toboggan pendante, dégueulante gueule à gueuserie, calomnie et vilenie, hochet dérisoire de gloires du monde immonde. D’abord dans la grisaille du doute d’une ruine antique, soudain éclairée cruellement de la lumière crue de Marc Delamézière de rouges sanglants, encore plus effrayante dans l’intensité plus intime d’une scène close d’opéra. Sa hampe, le manche incliné de la marotte est une longue rampe sur la pente de laquelle on verra d’abord évoluer les danseurs farandolesques de la fête orgiaque puis Gilda, fragile papillon virevoltant comme sur le fil dramatique de son destin.

Des vidéos poétiques de Virgile Koering habilleront la tête de feuillages mouvants d’ombreux jardin émouvant de Gilda où la jeune fille, lovée ou posée au sommet, semble un fragile oiseau rossignolant en nocturne d’amour naïf dans son nid douillet, soudain dévasté par la violence des hommes qui l‘en arracheront.  La projection d’images pare aussi la rampe d’une colonnade classique et d’arcs de ville idéale de la Renaissance, creusent de ténèbres la nuit du rapt et l’antre funèbre de Sparafucile à la fin.
Deux tables de cocktail dressées avec des lampes Art Déco, complètent le dispositif finalement sobre, une paradoxale épure de décor signifiant qui occupe le plateau mais laisse tout entiers, singuliers, solitaires dans la foule, les héros livrés à leur concrète et humaine passion.


Époque
La pièce originale est historiquement située dans la Cour de François Ier et l’opéra chez un vague Duc de Mantoue, sûrement pas le délicat esthète, éclairé commanditaire et mécène de Monteverdi, mais les jeux de pouvoir et de plaisirs sommaires présentés par l’œuvre n’ont pas de date : ils ont l’intemporalité vulgaire que prête l’argent et ses faciles séductions, existant à toute époque.
La localisation historique est celle des costumes, pour le coup raffinés et élégants de Katia Duflot, issus des Années folles entrant dans les 30, comme d’une guerre à l’autre, mais cela fait sans doute sens : au sortir de la folie de la Grande Guerre, ces années dites « folles », on comprend le frénétique désir vital de jouer et de jouir, le besoin de rire de tout à tout prix au bord d’un autre gouffre : « le gibet est près de l’autel » dit Rigoletto, le fou, produit symbolique de cette société qui veut encore rire avant de repleurer.
         Hommes en sobre smoking noir, à la fugace exception de Rigoletto en jaune paillard doré du bossu cossu, cocu d’avance et du Duc pailleté, noire frise masculine allégée des somptueuses robes longues, pastel, épousant, ou plutôt caressant avec volupté les formes des femmes, les chutes de reins mises en valeur, passée la folie court chevelue et vêtue des Garçonnes de la génération précédente. L’élégance, du moins son apparence, s’achète et cher. Une ostensible et outrancière débauche de luxe et luxure d’après l’an 29 de la crise et de la dépression mondiales —pas pour tout le monde. Un bordélique ballet sur le fil du couteau de la rampe et une sorte de Joséphine Baker avec un « truc en plumes » de la vie en rose bonbon pour des richards ne broyant pas le noir, donnent un relatif ancrage historique mais débordé par l’intemporalité de cette jet set internationale d’aujourd’hui, riches et nouveaux riches paradant, se pavanant, plus que du champagne à flot, ivres de leur vide.

         Lumières éblouissantes, les ombres viendront après, inquiétantes. Pas d’enjeu artistique élevé dans cette basse Cour : bombance et bamboche, débauche d’une belle brochette de poules, poulettes de luxe, banquet et banquettes, niches et creux pour s’ébattre et, pour tout divertissement à leur niveau, une farce grossière, prolongement d’un soir d’ivresse de nobles dépenaillés, encanaillés, éméchés, montée comme l’alcool à la tête pour se moquer du moqueur amuseur professionnel : le bouffon, bouffi de sa suffisance à faire rire et caresser dans le sens du poil les puissants du monde qui condescendent à le nourrir et à le fréquenter, le déclassé, exilé, venu d’on ne sait où, adulant sans illusion des gens qu’il méprise. C’est l’éternel amuseur public et privé, privé de vergogne, qu'infligent aujourd’hui tant d’émissions où seul importe le rire, audimat et pub obligent, qu’importe la recette, à n’importe quel prix : celui que paient les autres.  À courtisans, courtisan et demi, c’est contagieux, le fol ne sert pas follement à l’édification du sage, il l’englue : il vaut mieux être fou avec tous que sage tout seul, comme dit Gracián repris par La Rochefoucauld.

Mais Rigoletto, cherchant la promiscuité des grands, est petit et seul. Bien qu’inférieur socialement, aux nobles ignobles, il se juge moralement supérieur à ses maitres qu’il sert sans grands problèmes de sa noble conscience. Charles Roubaud, avançant habilement une scène, un mimodrame, sans parole ni chant, nous montre d’abord le héros, enfilant, comme Canio le Paillasse tragique, son costume, sa veste dorée sur tranche de bouffon. Critique, le juge se jauge sans s’admirer, se mire tristement dans son miroir de professionnel de la mascarade, du masque social à offrir, s’afflige in petto de sa difformité de bouffon mais ébouriffant ses cheveux, vérifiant ses disgrâces et ses grimaces, la cultive, la souligne pour faire adhérer cette image qui le blesse en profondeur à celle qu’on attend de lui en surface.
Interprétation

La scène de la méditation sur soi viendra après, sûrement l’un des meilleurs moments de  Nicola Alaimo seul, en paix avec un orchestre en sourdine le suivant presque librement dans ce long monologue récitatif, presque enclos entre les deux parenthèses d’angoisse de «Quel vecchio maledivami », ‘Ce vieillard m’a maudit’, poids de la malédiction qu’il va traîner, l’entraînant vers la tragédie. Il sera moins à l’aise, cloué à l’avant-scène et rivé sur le chef, la peur de la mesure, du tempo, lui fait sans doute manquer la démesure du moment dans sa longue scène avec les courtisans qu’il maudit vainement, ce rythme tragiquement pantelant et haletant de la haine, de la vengeance, convenant moins à son immense voix d’airain et à la prudence de sa prise de rôle.

Il semble même freiner l’émotion de la Gilda de Jessica Nuccio qui nous avait tellement charmés et émus dans l’acte précédent : voix longue, facile, musicale, timbre rond, doucement charnu, dont les vocalises semblent tout naturellement jaillir, perlées, emperlées dans une souple, ligne de chant et un phrasé impeccables, capable de force dramatique. Au Duc de Mantoue, Enea Scala prête sa silhouette juvénile dans l’âge plein d’ardeur, de vigueur physique évidente, de puissance audible  d’une voix lumineuse, pleine d’assurance dans les aigus, des si qu’il lance sans hésitation, avec arrogance ou imprudence, assez habile pour les rattraper comme à la volée quand il semblait en perdre la pleine rondeur. Finalement un panache vocal qui convient à celui du personnage aventureux qu’il campe : alors qu’on lui sert des cailles sur un plateau, il part lui-même à la chasse, courtise une belle inconnue, la conquiert amoureusement seul, mais ne refuse pas, après en avoir proclamé l’amour, qu’on la lui remette, frauduleusement, entre les bras, entre les draps. On admire la tranquillité sereine de la Giovanna de  Cécile Galois qui accepte avec naturel la bourse du Duc déguisé en étudiant pauvre pour l’introduire chez Gilda, veillant le jour sur la vertu d’une jeune fille confiée à ses soins par le père et la vendant la nuit, duègne ambiguë et maquerelle à la fois.

Ombre de la mort, le Sparafucile de Alexey Tikhorimov a la voix noire et profonde, sépulcrale, des caveaux, avec, cependant, comme la chaleur maternelle d’un chaud manteau de repos, de paix infinie. Élégante dans sa robe rouge de vamp longiligne et talons hauts, Annunziata Vestri, en est la digne sœur fatale par la noblesse sombre de la voix, en rien vulgaire. Sa dignité physique rend plausible que le Duc passe de la Comtesse Ceprano, la somptueuse et aristocratique Laurence Janot à cette comtesse non aux pieds nus, mais digne d’un autre sort :  son amertume amusée et désabusée face aux fleurettes fanées de trop d’usage du galant, signent la profondeur de la femme blessée, grande âme trahie par la vie ;  ses scrupules moraux s’opposent à la morale professionnelle de son frère : le code d’honneur de deux anti-héros sans blason : réussite aussi de cette production de Roubaud, ce couple fraternel de la mort mercenaire comme un honnête métier.
Le Comte Ceprano, tendre (on l’en félicite) pour le caniche de sa femme sous le bras, sans doute lui aussi toutou de la grande dame, ce qui rend sa stature et grande voix  de baryton d’une fragilité touchante, est  Jean-Marie Delpas, pris aux pièges des jeux de la cour peu courtois du Duc sur un rythme de menuet rappelant celui des manœuvres de Leporello pour favoriser celles de son maître Don Giovanni comme Rigoletto celles du Duc. Autre victime d’envergure, le Comte Monterone de Julien Véronèse déploie les foudres vocales noires d’un Commandeur annonçant l’enfer de l’outre-tombe. Le Marullo, auquel Rigoletto fera vainement appel malgré la bonne opinion qu’il en a, possède la grâce juvénile presque innocente du baryton Anas Séguin qui fait un couple bien assorti en jeu léger avec le  Borsa du ténor Christophe Berry, élégant. En Officier, Arnaud Delmotte, baryton, complète avec élégance une distribution sans faille, avec la fille inévitable travestie en page, que l’on tourne vite, que l’on chasse en mentant sur la chasse du Duc que sa duchesse de femme voulait voir, qui, sitôt paru décampe, campé par l’adorable Caroline Gea, par ailleurs aussi une soubrette stylée et convoitée par la meute.
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Roberto Rizzi-Brignoli, connaît bien l’Opéra de Marseille qui l’apprécie, cela se sent, s’entend, au service d’une œuvre où, si le bonheur mélodique domine, prédomine sur celui plus orchestral qui viendra plus tard chez Verdi, a des moments d’intensité orchestrale, d’angoisse, de fièvre, qui ne tolèrent aucune faiblesse dans le discours dramatique de cette œuvre et, ici, toutes les forces se conjuguent dans une passion qu’exige aussi la partition. Il sait faire rutiler ou gémir les trouvailles bouleversantes de timbres singuliers. Chef italien plié amoureusement aux exigences de la voix, il est d’une solidarité respectueuse de tous les instants avec les chanteurs jamais mis en danger L’Orchestre marseillais répond avec bonheur aux directions du chef. Le chœur masculin de l’Opéra de Marseille d’Emmanuel Trenque, comme un seul homme, un seul instrument, a toutes les qualités musicales, et dramatiques, qu’on lui connaît et goûte.
À la fin, la tête monstrueuse verse une larme. À la place peut-être de celle qu’on n’aura pas eue.

 Opéra de Marseille
1, 4, 6, 9, 11 juin 2019
Rigoletto
de Giuseppe Verdi

COPRODUCTION Opéra Marseille / Chorégies d'Orange
Direction musicale Roberto RIZZI-BRIGNOLI
Mise en scène Charles ROUBAUD
Décors Emmanuelle FAVRE
Costumes Katia DUFLOT
Lumières Marc DELAMÉZIÈRE
Vidéos : Virgile KOERING.
Gilda Jessica NUCCIO
Maddalena 
Annunziata VESTRI
Giovanna 
Cécile GALOIS
La Comtesse Ceprano 
Laurence JANOT
Le Page 
Caroline GEA
Rigoletto Nicola ALAIMO
Le Duc de Mantoue 
Enea SCALA
Sparafucile 
Alexey TIKHOMIROV
Le Comte Monterone 
Julien VÉRONÈSE
Marullo 
Anas SÉGUIN
Matteo Borsa 
Christophe BERRY
Le Comte Ceprano 
Jean-Marie DELPAS
L'Officier 
Arnaud DELMOTTE
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille
Photos : Christian Dresse
1. La marotte du fou; 
2. Folle fête;
3. Rigoletto insultant Monterone;
4. Le Duc et la Comtesse Ceprano;
5. Gilda dans son nid de verdure;
6. Duègne indigne;
7.  Soubrette/Page;
8. Borsa, Marullo, Ceprano;
9. Maddalena et Sparafucile.



lundi, juin 03, 2019

LA DURE CONQUÊTE, PATERNELLE, DE LA MATERNITÉ.



NORMAN, MON FILS
DE NATHALIE GENDREAU ET JIMMY EDMUNDS
ÉDITIONS DACRES, 2019, 223 pages


         Voici un livre qu’on a du mal à lire, qui fait mal à lire, qui a dû coûter à écrire, mais qu’il faut dire. D’une cruelle actualité.
Si les parents de Vincent Lambert ne se résolvent pas à laisser partir leur fils qu’un accident, le plongeant dans un coma profond, leur a arraché en fait depuis des années, voici un père qui, se résigne, vingt-quatre ans après, à laisser partir le sien dont une rupture d’anévrisme irréversible vient achever une vie d’autisme épileptique depuis l’âge de deux ans. Le mercredi 30 juillet 2014, à 19 heures, déchiré, écrasé devant l’évidence de l’impossible retour du fils même à son état antérieur de handicapé profond privé de la parole, figé à vie dans un lit d’hôpital, il signe cet « accord au non-acharnement thérapeutique », en tuteur légal d’un enfant qu’il a élevé, couvé, pratiquement seul, sur lequel il a veillé presque nuit et jour jusqu’à ce jour fatal qui marque une fin, la fin physique de cette relation, de ce paradoxal dialogue avec Norman privé de langage, qu’il a noué, tissé patiemment pendant toutes ces années d’assistance assidue à son chevet, prêtant au fils une impossible parole concrète, mais que le miracle de l’amour et de l’écriture restituent ici, dans ce livre à deux voix : celle rêvée du fils, et du père, par l’intercession de l’esprit de la délicate médiatrice Nathalie Gendreau.
Peu importe donc la partition, la paternité de telle ou telle part de l’ouvrage d’une osmose affective évidente, témoignage bouleversant, page à page, de ce père qui a résolument « appris à régler son pas sur celui de son fils » accablé dès l’enfance par un autisme irréductible, cessant de grandir mentalement dès ses deux ans, frappé d’une encéphalite épileptique trop tard diagnostiquée, devenu un bébé de vingt-six ans d’un mètre quatre-vingt et de quatre-vingt kilos, quand l’anévrisme fatal achève la vie dont ce père aura fait, envers et contre tout et tous, une fête. Ce père, Jymmy Edmunds, dont nous apprendrons aussi par bribes pudiques l’enfance, n’aura pas connu son père, aura manqué de père : face à ce fils diminué, il va devenir le père augmenté, le Père absolu ; le déraciné va prendre racine, se fixer et grandir moralement par cette filiation cruelle d’un enfant handicapé à vie qui va croître auprès de lui, parallèlement, dans une floraison singulière de cet amour sublimé, scandé par ses alternances d’espoir dans les progrès de la science pour sauver Norman, et par la douleur de l’impuissance de traitements toujours en échec.
Vie terrible de parents d’enfants handicapés : pudeur, lâcheté, réflexe naturel d’autoprotection, les scènes trop dures, les crises imprévues épouvantables, tempêtes électriques secouant tout le corps de Norman, font le vide peu à peu dans la maison, les amis, fuient lentement ce ménage et son encombrante progéniture, les laissant à leur solitude pleine de rancœurs inavouées, de culpabilités rentrées, un bouton d’herpès génétique du père ayant sans doute transmis ce terrible héritage. Pour épargner aux autres ces spectacles, ils refusent les invitations, n’osent même plus sortir. La famille, le couple s’effrite, se délite, érodé par la souffrance quotidienne et la nécessaire exigence de vie : vaincue par l’irréversible maladie qui fait de son fils un étranger, la mère finit par chercher la survie ailleurs.
Reste le père, gardien farouche absolu de son enfant, bravant vaillamment les regards de commisération des passants, rejet, malaise, indifférence, ou pire, les regards faussement aveugles devant ce handicap dérangeant qu’on préfère ne pas voir. Vivant « viscéralement » près de lui, le père grandit, lui, auprès de ce fils, éternel bébé, dont la croissance mentale s’est arrêtée à deux ans.
Ce sont des pages terribles qui nous concernent tous confrontés au pire des malheurs, la souffrance des êtres chers, et le plus cher, le plus précieux, un enfant, et de n’y pouvoir rien. Mais ici, c’est une leçon d’une grandiose humilité que celle de ce père qui entre, comme en religion, au service de ce fils avec lequel on a l’impression —non le sentiment— qu’il fait corps avec lui. Et le miracle, c’est que ce corps enfantin malade, cet esprit apparemment ailleurs, qui ne s’est en fait jamais absenté, entre en vibration, en écho fusionnel avec le père aimant qui ne l’abandonnera jamais. 
C’est là que me frappe profondément cette conduite d’une démente  et grandiose tendresse paternelle. La mère porte longtemps en elle l’enfant à naître, fait corps avec lui jusqu’à ce qu’on coupe, physiquement, et symboliquement, le cordon ombilical. Le père n’a pas ce rapport charnel direct avec l’enfant : la paternité me semble une conquête, on apprivoise peu à peu, peau à peau, caresses, baisers, cet enfant, physiquement, affectivement, intellectuellement, mais nous ne serons jamais lui comme la mère l’a été. Or, ici, ce père, dans le drame, semble lentement instituer, reconstituer un lien presque charnel avec son enfant en partance, créant, au masculin, une « maternité » impossible : un cordon ombilical qui le soude peu à peu à son fils, né du corps de sa femme. Et sa vie devient la sienne. Et l’on comprend alors la tragédie finale dans son intensité quand, dans ce dialogue merveilleux, bouleversant, au fils dont il se décide enfin à abréger la souffrance inutile il murmure cet aveu qu’il aura désormais : « une vie orpheline de toi. »
Norman, par la grâce de la collaboration délicate de Nathalie Gendreau retrouve voix, pour continuer, avec le Père aimant, ce dialogue, conjugué « désormais au présent de l’amour éternel. »

samedi, juin 01, 2019

L’ÊTRE ET LETTRE



EUGÈNE ONÉGUINE

opéra en trois actes de Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)

Livret de Constantin Chilovski et du compositeur

d’après le roman d’Alexandre Pouchkine (1799-1837)

OPÉRA DE TOULON

26 mai 2019

Pouchkine

Magnifique et terrible vie que celle du poète romancier Alexandre Pouchkine (1799-1837), descendant d’un Africain et appelé à devenir le premier écrivain à avoir donné ses lettres de noblesse littéraire à la langue russe, vénéré comme tel en Russie. Jeunesse tumultueuse, dissidente politiquement, il connaît l’exil puis le carcan récupérateur de postes officiels imposés, notamment censeur, à l’opposé de ses aspirations libertaires. Comme son héros Lenski dans son roman en vers, Pouchkine meurt en duel, tué par son beau-frère, un officier alsacien qui avait déjà épousé la sœur de Natalia, sa frivole épouse, afin de détourner ses soupçons et désarmer le premier défi du poète.

La simplicité classique de la langue de ce romantique exalté aura le mérite d’inspirer nombre de compositeurs, Glinka (Rouslan et Ludmila), Dargomyjski (La Russalka, Le Convive de Pierre), Moussorgski (Boris Godounov), Tchaïkovski (Eugene Oneguine et La Dame de pique, Mazeppa), Rimski-Korsakov (Mozart et Salieri, Le Coq d’or), Rachmaninov (Le Chevalier avare).



Le roman et l’opéra

         De ce roman en vers, plus qu’un opéra avec nœud, péripéties et dénouement dramatique, Tchaïkovski tire, comme il l’intitule justement une suite de « scènes lyriques » en trois actes et sept tableaux, des moments dans la vie du héros Eugène Onéguine, jeune gandin guindé, fringué et arrogant, jouant les dandies blasés et cyniques à la mode anglaise des Lovelace de Richardson et de Byron, en vogue dans les années 1820.

Séduisant d’emblée la romanesque Tatiana, jeune provinciale qui se livre entièrement à lui dans une lettre, prisonnier de son rôle, il la repousse, pour en tomber éperdument amoureux lorsqu’il la retrouvera plus tard mariée et princesse fêtée de la capitale, et en sera repoussé à son tour.

Entre temps, il aura tué en duel son meilleur ami, le poète Vladimir Lenski, après un badinage provocateur avec la coquette Olga, la fiancée de ce dernier, sœur de Tatiana. Bref, ce sont, pratiquement, à l’exception du duel, presque comme un accident qui ne semble avoir d’autre incidence sur l’histoire qu’un long voyage d’Eugène, des scènes domestiques intimes, égayées de danses de paysans et avec deux bals antithétiques (province et capitale) et deux scènes tout aussi opposées entre Tatiana et Eugène, et deux refus symétriquement inverses de l’homme, puis de la femme, de répondre à l’amour de l’autre.


         Lettres symétriques

Eugène Oneguine, paru en feuilletons, roman en vers commencé à vingt-deux ans, terminé quelque huit années plus tard, est court en texte mais long en élaboration. Dans une architecture très libre, très lâche même avec ses digressions lyriques et ses commentaires de l’auteur sur ses personnages, il est néanmoins structuré par deux lettres parallèles et dissymétriques : celle de Tatiana à Eugène au milieu du chapitre III après leur rencontre, et celle d’Eugène à Tatiana mariée au Prince Grémine, après leurs retrouvailles des années après, au chapitre VIII, la fin. Dans la première, c’est tout son être que livre la jeune fille, campagnarde romantique, à l’élégant citadin blasé, s’abandonnant à son vouloir :

 « À jamais je te confie ma destinée ».

À quoi, un Eugène repenti qui avait gardé la lettre de Tatiana, répond en écho décalé mais tardif :

« Faites de moi / Ce qu’il vous plaît […] Je m’abandonne à mon destin. »

Sans répondre à sa lettre (absente de l’opéra), le faisant attendre impitoyablement des mois durant, même en avouant qu’elle l’aime encore, Tatiana lui répètera presque mot pour mot ce qu’il lui répondit alors (« votre leçon ») en refusant son amour. Et la jeune femme tire amèrement mais implacablement la leçon commune de la rencontre ratée de deux êtres, victimes et de la fatalité invoquées par tous deux :

« Et le bonheur était si proche, / Si possible…Mais le destin / A tranché. »


Héros antinomiques : images

Pouchkine, dès l’épigraphe qui précède son roman, place son héros sous des auspices peu sympathiques : « Pétri de vanité » ; d’orgueil, causé par « un sentiment de supériorité, peut-être imaginaire ». Dans l’exergue immédiatement en tête du premier chapitre, il indique : « Il est pressé de vivre, il a hâte de jouir. »

Il le présente à la suite « faisant risette à un mourant » qu’il voue au diable, un oncle dont il espère hériter car son père a ruiné la famille. Plus humoristiquement, il le traite de « jeune vaurien », « mon polisson », « Vêtu comme un dandy de Londres », sachant « écrire et lire le français / à la perfection », « garçon instruit mais pédant », faisant illusion sur sa culture, finalement pas très grande, mais suffisamment pour séduire « des coquettes déjà expertes » au nez de leur mari, sachant « fort tôt porter le masque », collectionneur précieux de précieuses babioles de toilette, affligé d’une « paresse mélancolique », mais passant « trois heures au moins /  Par jour à se voir dans la glace », et, finalement, il « sortait de son cabinet / Semblable à Vénus la friponne »  déguisée en homme, sophistication toute féminine. Mondain, apprécié partout dans le grand monde, il hante les soirées, les théâtres. Même à la fin, le narrateur le nomme « Mon incorrigible excentrique », « bizarre compagnon », voyageant avec lui après la rupture absolue avec Tatiana.

Autant dire que ce personnage superficiel longuement présenté, est à l’extrême opposé de la rêveuse Tatiana, parue plus tard dans le roman, qui

« n’avait ni la beauté/ Ni la fraîcheur de sa cadette ;

Rien qui attire le regard. / Triste, sauvage, enfermée,

Pareille à la biche craintive, /

Elle avait l’air d’une étrangère/ Au sein de sa propre famille ».

Elle n’est « jamais câline » avec les siens, sans poupée, « on ne l’avait jamais vu s’amuser » : « Rien d’espiègle en elle », à l’inverse de sa sœur Olga, se lassant vite des jeux frivoles avec leurs « petites amies », en rien attirée par les travaux domestiques féminins, le travail d’aiguille. Lectrice de Richardson, de Rousseau. Autant dire que cette personne profonde, douée ou affligée d’une « pensive rêverie/ Depuis qu’elle était tout enfant », si elle a le coup de foudre pour Onéguine, ce n’est qu’un malentendu reposant sur une image et il aura sans doute assez de lucidité pour deux pour refuser cet être projeté sur lui par la romanesque jeune fille. Et quand il la retrouve plus tard, mariée à un héros, le Prince Grémine, élégante donnant le ton dans les salons, c’est sans doute de cette image qu’il s’éprend et prend pour un amour qui a couvé durant ses longs voyages après avoir tué Lenski en duel.


L’opéra

         Le tourmenté Tchaïkovski, né en 1840 et mort prématurément en 1893 sans que l’on sache de quoi, tout aussi fêté en son pays que Pouchkine (il aura droit à des funérailles nationales) crée en 1878 sa version musicale du roman en vers. Sa volonté toute moderne de vérité le pousse à refuser, pour ces rôles principaux de jeunes gens amoureux, des chanteurs vétérans et leur préfère la fraîcheur et la spontanéité de jeunes solistes du Conservatoire de Moscou où l’œuvre est créée au théâtre Maly, le 29 mars 1879.

On dirait de cet opéra, par ses sentiments et situations, qu’il est « vériste » si le vérisme n’était souvent qu’une exacerbation de sentiments extrêmes alors qu’ici, tout est dans un intimisme qui, malgré les élans passionnés, demeure dans une grande pudeur dont même la transgression de la lettre d’amour de Tatiana n’est qu’une exaltation de cette limite rompue.

         En sorte, non tragédie, mais drame d’un décalage dans le temps, dit-on, mais aussi, on ne le remarque pas, de deux couples mal assortis tels ceux de Cosi fan tutte de Mozart : le délicat poète Lenski, ténor, eût mieux convenu à Tatiana, comme le souligne Eugène dans le roman, soprano rêveuse et sentimentale telle une Fiordiligi, que la sœur Olga, mezzo frivole comme Dorabella, mieux avenue avec le baryton libertin Eugène. 



Réalisation et interprétation

         Disons-le d’entrée de ce roman que j’aime et de cet opéra que j’adore, j’aurai rarement vu, même dans une production du Marinsky de Saint-Petersbourg, une réalisation (Alain Garichot) et une interprétation aussi séduisantes et convaincantes dans leur somptueuse simplicité.

Scénographie unique (Elsa Pavanel) pour divers lieux : plus qu’une réaliste forêt, des troncs d’arbres immenses, stylisant la grande forêt russe non domestiquée ni polie encore par la ville lointaine mais que la présence de deux couples de femmes, deux jeunes et deux âgées, d’un enfant, civilise de douceur.

Les expressives lumières changeantes selon le jour de Marc Delamézière, dorées de crépuscule, bleuies de nuit, blanchies d’aurore, soulignent paradoxalement un fond presque toujours noir, exalté à la fin par une immense lune oppressante pour un nocturne bal masqué de blanc.

La sobriété de ce décor dans cette enveloppante mais rayonnante obscurité, permet d’en faire économiquement tour à tour jardin d’été où l’on reçoit les visiteurs et les offrandes des paysans, rustique salle de bal de la fête, chambre de Tatiana où un simple lit bateau Empire, une table avec sa bougie prennent une présence poétique intense, surtout ce voile blanc planant, ciel de lit suspendu, nuage du ciel et, symboliquement, tombant vaporeusement sur le sol comme un rêve trop lourd d’idéal de la jeune fille, vaste drap ou tablier de jeu terrestres des paysannes en blanc.


 Les dames du premier bal campagnard, dans des couleurs d’estompe gris, rose, jaune, ont des robes à manches à gigot (Claude Masson ) et des coiffes et des  coiffures dans le goût des années 1830 de l’écriture du roman, et non celles de la narration, la fin de la guerre contre Napoléon dont Grémine est l’un des héros et Eugène un absent sinon déserteur. Les troncs disparus, c’est le noir sur noir nuancé, digne de Soulages, du salon mondain du second bal et sa martiale et angoissante polonaise de masques blancs sur costumes noirs.

Sans naturalisme aucun, le jeu est d’un naturel confondant, même les danses paysannes, la valse, le cotillon, la polonaise funèbre du second bal du dernier acte avec ses masques, bien réglées par Cooky Chiapalone. Les personnages de second plan sont justement dessinés : le Capitaine Zaretski campé solidement, fringant et raide, par Mikhael Piccone, avec son aristocratique impatience pour les formalités du duel, dont il est artisan aussi dans le roman en refusant l’inélégance d’un arrangement qu’Eugène n’aurait pas refusé à son ami, qui va voir Olga en espérant sans doute qu’elle le dissuade. Souvent sacrifié, à Monsieur Triquet, le Français échappé sûrement à la Révolution française et aux convulsions de l’invasion napoléonienne, témoin et vestige des liens culturels, entre la France des Lumières et la Russie d’alors, dont l’élite parlait le français, Éric Vignau sait donner une délicatesse émouvante, toute la dignité humaine d’un être déplacé, déclassé sûrement, dans un chant nuancé des couplets désuets à la gloire de Tatiana. Il mérite bien les bravos de ses hôtes.


Tout semble juste dans cette subtile mise en scène : la tendresse entre la mère, Madame Larina, une onctueuse, et noble dans sa simplicité, Nona Javakhidze, attentive à son chevalet où elle dessine, échangeant avec la nourrice, témoin attentif de son passé, en contrepoint nostalgique du chant insouciant des deux jeunes filles, des souvenirs sentimentaux de jeunesse, des rêves fanés, concluant avec la résignation de l’expérience :

« L’habitude nous tient lieu de bonheur. » Grande lectrice autrefois comme sa fille Tania, elle tente de la persuader que les héros de roman n’existent pas.

Voix plus sombre, ronde, Filipievna, la Niania, la Nourrice incarnée par Sophie Pondjiclis, amie tendre de la mère, maternelle, avec les filles, est touchante seule à la table avec ce rituel religieux de l’icône, bouleversante dans l’aveu de la bribe de son passé qui se lacère, mariée à treize ans avec un garçon plus jeune : toute une vie en quelque phrases. Olga la joyeuse plus que frivole a le timbre pulpeux de Fleur Barron, contralto léger, une adorable poupée dont on admire le jeu subtil d’enfant prise en faute, d’avoir été la cause, innocemment provocante du duel. Dans le roman, elle pleure beaucoup et oublie vite son fiancé mort à cause d’elle.

Celui-ci, Vladimir Lenski, l’ami malheureux d’Eugène, est joué, chanté, comme vécu, par le ténor biélorusse Pavel Valuzhin, physique exact du brave garçon rêveur, du bois dont on fait les victimes, plus fait pour la rêveuse Tatiana que pour la légère Olga, mais victime aussi des contraires qui s’attirent : lumineuse voix élégiaque dans l’ombre déjà de la mort, il fait passer le frisson de la fatalité dans la déchirure irrémédiable de l’adieu (« Kouda, kouda ? »).

Le Prince Grémine, époux de Tatiana, n’a qu’un air, mais quel air ! D’une beauté qui reste en tête, d’amplitude du mi grave au mi aigu, la parfaite tessiture des basses. On donne souvent, à tort, le rôle à des basses en fin de carrière, à des vieillards dont la voix fait des vagues. La basse russe Andrey Valentiy non seulement échappe à ces défauts mais est physiquement noblement princier dans son allure ; il fait passer tendresse mais aussi sensualité dans l’amour d’un homme mûr pour sa jeune et belle femme qu’il proclame à l’ébahi Onéguine qui le découvre, avec un timbre somptueux, élégant, profond et léger, avec une égalité de volume et de beauté qu’on appellerait équanime dans la terminologie morale.

Et il est vrai que la Tatiana de la soprano russe Natalia Pavlova en beauté et voix, et en physique, est idéale comme était idéale son héroïne pour Pouchkine. Elle ne semble pas jouer mais être ce personnage : voix égale sur toute sa longueur, aérienne mais charnue. Sa scène plus qu’air de la lettre, l’une des plus longues du répertoire, est détaillée dans ses nuances d’émotion, frissonnante, exhalée d’inquiétude, exaltée d’espoir, intime et ardente dans les envolées de son motif avec l’orchestre.


 Dans le rôle-titre, le baryton polonais Simon Mechlinski, impeccablement sanglé dans son costume, on dirait uniforme, de dandy délibéré, a fière allure, très composée, lenteur étudiée des gestes, condescendant, par amitié pour Vladimir le poète ami, à visiter ces campagnards regardés de haut, redingote négligemment sur le bras pour venir répondre à la lettre de Tatiana : le chanteur fait passer cela dans sa voix, son premier air au jeu distancié, blasé mais caressant, voix séductrice en sa mâle chaleur qui refuse l’amour tout en en recevant l’hommage, l’encens. Grand acteur, il saura presque la mener à la déchirure dans son dernier air, sous la pluie de lettres tombant du ciel des débris d’un rêve, cri de désespoir, sans quelle perde de sa beauté.

On ne peut qu’admirer la finesse de cette distribution vocale, homogène dans l’équilibre entre les voix en juste harmonie de volume, répartie entre les slaves et les deux françaises, d’une jeunesse crédible dans les rôles principaux comme le souhaitait Tchaïkovski. Les chœurs sont remarquablement tenus et soutenus par un orchestre transcendé. Et il faut dire aussi que la direction musicale de la finlando-ukrainienne Dalia Stasevska, à la bonne école de l’assistanat d’Esa Pekka Salonen et de Paavo Järvi, cette école du nord désormais référence en matière d’orchestre, par ailleurs invitée de rien moins que du BBC Symphonie Orchestra, est admirable. Elle dirigeait et chantait le texte, sourire contre sourire face à Tatiana, une osmose de toute beauté. On a beau résister à la catégorisation de genre, on a un peu de gêne à classer selon le sexe, mais disons alors, dans certaines habitudes culturelles traditionnelles assumées faute de mieux, qu’il y avait toute une finesse féminine dans ces moments justement si féminins de l’œuvre avec la beauté diverse de toutes ces femmes, jeunes ou non, et une puissance qu’on dirait virile dans les montées généreuses tant de l’exaltation de Tatiana que dans le drame. Mais, homme, femme, peu importe : un grand chef ou grande cheffe à coup sûr. Un bonheur.

Opéra de Toulon
Eugène Onéguine 
de Tchaïkovski
24, 26, 28 mai 2019
Direction musicale :  Dalia Stasevska
Mise en scène : Alain Garichot.  Décors : Elsa Pavanel. Costumes : Claude Masson. Lumières : Marc Delamézière. Chorégraphie :  Cooky Chiapalone.
Distribution :
Tatiana :  Natalya Pavlova. Olga :  Fleur Baron
Madame Larina : Nona Javakhidze . Filipievna : Sophie Pondjiclis
Eugène Onéguine : Simon Mechlinski ; Lenski : Pavel Valuzhin
Le prince Grémine : Andrey Valentiy ;   Monsieur Triquet : Éric Vignau ; Capitaine Zaretski : Mikhael Piccone
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon
Production Opéra de Lorraine, repris par Angers-Nantes Opéra 

Photos : Frédéric Stéphan
1. Tatiana, Madame Larina, Olga;
2. Eugène, Tatiana; 
3. Filipievna;
4. Tatiana et sa lettre;
5. Voile tombant du ciel; 
6. Fête de Tatiana;
7.Tatiana, Grémine, Onéguine;
8. Sous une pluie de lettres, la rupture.

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