La Tempête
de Shakespeare,
Théâtre Toursky,
29 novembre
par la compagnie du CADO
d’Orléans
L’œuvre
La fin des utopies
1516 : Thomas More publie son Utopie, pleine des rêves de renouveau de
la Renaissance. À Rotterdam, près d’Érasme, dans les Pays-Bas de Charles Quint,
lui arrivent tous les récits des navigateurs sur des îles merveilleuses
découvertes par l’Espagne. Dans une de ces îles, sans doute Cuba, mais pensé
pour sa Grande-Bretagne, il situe le songe de sa société idéale :
Christophe Colomb, marquait sur sa carte des îles qu’il croyait le Paradis
terrestres, et, dans son sillage, les religieux espagnols rêvent de recréer aux
Amériques l’idéal évangélique qui a échoué dans une Europe qui se déchire sur
des conceptions antagoniques d’un même Dieu d’amour. L’homme naturel n’y paraît pas encore contaminé par le
péché : à Nouveau Monde, homme nouveau. C’est notre continent qui, par la
découverte du nouveau, est devenu soudain le Vieux Monde, failli, en faillite.
1611-1612 :
Shakespeare, d’une nation enfin lancée dans les découvertes d’outre-mer, écrit
sa Tempête :
une contre-utopie, même s’il en reste des traces amèrement nostalgiques dans la
bouche du bon Gonzalo qui conclut sa fameuse tirade évoquant le sommet de l’utopie que fut
le mythique Âge d’Or :
« Je voudrais
gouverner dans une telle perfection, seigneur,
que mon règne surpassât l'âge
d'or. »
Emblème
colonialiste
À l’inverse de
Prospéro, le Gonzalo naufragé rêve
de gouverner un peuple innocent, comme le pensait le Montaigne des Cannibales. Mais un siècle est passé, les
illusions aussi. L’homme nouveau n’est pas l’être pur imaginé, il est même
anthropophage, et les hommes du Vieux Monde, sur les traces des premiers
navigateurs hispaniques, spoliant et exportant leurs richesses, ont importé
leurs vices. Les Espagnols sont passés, de l’enthousiasme de l’exploration, à
l’exploitation ; et dans l’île allégorique de la Tempête, où, ancien duc de Milan déposé par
son propre frère, règne la magicien Prospéro sur des esprits esclaves, l’un de
la terre, l’autre de l’air, le fils de la sorcière et Ariel, on les voit même,
de leurs possessions européennes de Milan et de Naples, duc usurpateur et roi
complice escortés des conseillers machiavéliques du prince, implanter dans une
île touchée aussi par le mal en la personne malheureuse de l’indigène
diabolisé, y implanter leurs conspirations, leurs complots, jusque dans les
personnages bouffes de Trinculo et de Stéfano. Quant à l’esclave, révolté
contre le prospère Prospéro colonialiste, pour s’en libérer, tombe de mal en
pis, se donnant de nouveaux maîtres, de nouvelles chaînes : Caliban,
dénotant ou connotant le cannibale, dont le nom, dans la Cuba de la Révolution
castriste, deviendra l’emblème revendiqué hautement par Roberto Fernández
Retamar puis toute l’Amérique latine, d’une culture autochtone,
« cannibale », nourries des autres, la culture métisse.
Résolus les problèmes
théologiques longuement débattus à Valladolid par les Espagnols sur l’âme des
indigènes non christianisés au profit moderne de la rentabilité économique,
emblème de la bonne conscience colonialiste, La Tempête apparaît, dans la personne du mage
Prospéro, comme le triomphe cynique et tranquille du colonisateur : la
domination et la spoliation contre l’alphabétisation.
La fin des
thaumaturges
Replacée de la sorte
dans ce cadre historique, mais élevée à la dimension théologique, comme je l’ai
également écrit[1], au sortir
d’une Renaissance qui commence à
opposer Raison et Foi, annexant et érigeant même l’astrologie/astronomie en
science naturelle pour lutter contre la prédestination protestante et la
providence catholique et arracher l’homme au divin pour le rendre à la nature, La
Tempête peut se
lire comme la fin des thaumaturges qui, entre rationalisme renaissant et
science balbutiante, sans rompre prudemment avec la religion, se sont dressés
en rivaux humains d’un Dieu sourdement contesté, relégué, de sa septième sphère
du géocentrisme, au fin fond d’un cosmos héliocentré découvert toujours plus
vaste où il finit par se dissoudre ou se perdre. Adieu les Paracelse,
Nostradamus et ce Faust séduisant déjà Marlowe. Pour l’heure, Prospero, qui
distingue encore entre magie noire, celle de « a hideuse sorcière
Sycorax » (Acte I, 2, v. 258) et la sienne, blanche, est un démiurge à
l’image de Dieu, puisqu’il a le pouvoir de réveiller les morts (Acte V, 1, v.
48-50). Cependant, il ne s’oppose pas, comme Faust, à Dieu puisqu’il estime la
magie un « art grossier » qu’il abjure à la fin, s’empressant de la
rendre aux entrailles de la terre comme il engloutit dans les abysses le livre
des charmes dès lors qu’il aura requis la « musique céleste » qui
doit « plier les sens » ( Acte V, 1). C’est la même harmonie qui
émerveille le jeune Ferdinand sauvé du naufrage, qui doute qu’elle soit humaine
(Acte I, 2, v. 391), triomphe de l’esprit de l’air, céleste, sur la pesanteur
matérielle de la terre, victoire de l’imagination, de l’art, sur la réalité
brute et brutale.
Les adieux de Prospéro
à la magie, restauré comme temporel et terrestre duc de Milan, c’est le
Shakespeare ultime renonçant aux sortilèges de la scène, mais reconnu souverain duc du théâtre du monde.
Réalisation
et interprétation
Sans chercher
apparemment d’autre transcendance que celle du ciel des cintres et de la magie
du théâtre, c’est cette vision que nous a offerte la belle réalisation du CADO
d’Orléans dans l’efficace mise en scène de Christophe Lidon, qui participe aussi à l’adaptation
(quelques coupures du texte et de personnages encombrants, suite de courtisans,
moissonneurs, esprits, nymphes et
dieux) de Michael Sadler qui signe aussi la traduction.
La simple mais habile
scénographie de Catherine Bluwal évoque le théâtre de tréteaux baroque en convoquant tous
les moyens modernes : un plateau circulaire tournant, dentelé d’une épure
de rocs et de vagues, silhouette de l’île et crêtes de la mer, évite les temps
morts et crée, comme par la grâce d’Ariel, qui le fait tourner, de rapides
changements de décor et de scène. À la circularité du plateau mouvant répond le
cercle changeant de la lune de la magie et de l’astronomie : rotondité de
la terre contre celle de l’astre, répons analogique de la terre et du ciel,
monde baroque composé d’opposés et, à voir ces formes rondes, orondes, l’on
rêve au « théâtre du Globe » bâti et baptisé par Shakespeare.
Les lumières
fantasmagoriques ou rêveuses de Marie Hélène Pinon, zébrées d’éclairs de la tempête,
les projections vidéo de Léonard, cieux changeants, orage de la rage de Prospero, visions
plantureuses de repas, de trésors, et la musique, plutôt les sons étranges de Christophe Sechet
(même si on
regrette l’absence des jolies chansons d’Ariel), participent d’une réelle magie
théâtrale dont on sait les artifices merveilleux qui nous rendent à notre
esprit d’enfance, même avec ses délicieuses terreurs, comme ces créatures
apparues, crochues, issues de quelque BD ou film de science fiction :
magnifiques costumes de Chouchane Abello, manteau de Prospéro, belles robes de Miranda,
Espagnols de Milan et Naples hautainement cuirassés et bottés, un Caliban
monstre hybride d’écailles et un Ariel joliment sanglé dans un agile
justaucorps gymnique ou galactique, brillant sans doute d’une obscure clarté
qui tombe des étoiles. Seule concession, ou plutôt clin d’œil malicieux à la
soi-disant modernisation déjà antique qui traîne dans tant de mises en scènes
depuis cinquante ans, un uniforme moderne au tout début, de capitaine de navire
contemporain, mais signe ici du théâtre dans le théâtre où nous sommes car les
personnages de la pièce, les naufragés espagnols, en costume d’époque, font irruption de la salle réelle pour grimper sur la scène de l’illusion.
Le tempo est vif, sans
solution de continuité dans cette pièce baroque qui respecte, comme tant
d’autres, dans la tradition aristotélicienne, bagage commun à l’époque, unité
de lieu, l’île, et de temps, un jour, que seule la méconnaissance cocardière de
certains raccorde abusivement à un théâtre français « régulier » qui
ne s’imposera que trois ou quatre décennies plus tard.
Le jeu des acteurs est
remarquable de bout en bout, du début de la troupe aux comiques du
troupeau : en sorte de clowns beckettiens mais sans rien de tragique, le
Trinculo de Denis Berner, le pleutre, le peureux, est d’une
mobilité de visage et de gestes admirable et son pendant et pendard complice
contrasté et maître Stéphano, est campé par un Joël Demarty, ivrogne gueulard et gaillard magistral : un couple de
Laurel et Hardy, mais agités et bouillonnants, un régal. Ce dernier fera aussi un touchant
Alonso, roi de Naples, bouleversé par la mort de son fils, du moins croit-on le
reconnaître car, malheureusement, la distribution se contente de donner le nom
de l’acteur jouant Prospero, les autres venant dans un injuste désordre pas
facile à démêler. Jean‑Marie Lardy, le frère usurpateur, est un
Antonio élégant, distillant le venin machiavélique de la conspiration au
Sébastian plus rude et rugueux de Jacques Fontanel. Voix franche et vraie du bon et
loyal Gonzalo, Jean-Loup Horwitz, est un impressionnant Gonzalo utopiste et généreux.
Le couple de jeunes
premiers, forcément convenu, est composé du Ferdinand, d’Adrien Melin à la douce voix juvénile et à la
noblesse de gestes et d’une
Miranda, au rôle plus long à laquelle Sarah Biasini prête une jolie vivacité, une
nervosité impatiente : le jeu d’échec entre les chastes fiancés devient
une plaisante scène presque érotique où l’on sent que la chasteté est justement
en échec quand sait comment l’esprit vient aux filles, prenant littéralement,
le dessus corporel sur le mâle.
Le Caliban, qui n’est pas noir, antécédent
violeur de la femme blanche du Monostatos de La Flûte enchantée, est Dominique Pinon, impressionnant,
bouleversant : il feutre sa voix, feule, grasseye, éraille, éructe ses
imprécations contre le colonisateur esclavagiste, gueule presque cassée de
victime désignée de ceux dont dirait Gracián : « De rien ne sert
d’avoir raison avec un visage qui a tort », délit de faciés, délit
d’ethnie par sa mère, indigène, autochtone, propriétaire des lieux dépossédé par
l’homme blanc. Parallèle aérien, tout aussi esclave mais promis à la liberté,
révolté aussi mais soumis par nécessité dans ce jeu déjà hégélien du maître et
de l’esclave, l’esprit des airs Ariel, autre Puck évanescent, c’est Maxime
d’Aboville,
physique de gamin, de sympathique sale gosse à la voix rauque de fumeur
clandestin, entre la Guerre des Étoiles et Tintin dont il arbore la
houppe ; il est étourdissant de grâce agile, bondissante, tournoyante,
virevoltante, touchant et on croit rêver de l’avoir entendu en bouleversant
curé de campagne de Bernanos.
Alain Pralon, Sociétaire honoraire de la Comédie
française est un Prospero magistral mais qui a d’emblée abdiqué la magie sinon
celle du théâtre par son jeu riche en diverses nuances d’affect, paternel,
patelin, menaçant, ironique, mais toujours décalé, par son prosaïsme humain, de
la grandeur inhumaine du thaumaturge. Et c’est là sans doute, sans l’imputer à
ce grand comédien qui joue le jeu du théâtre en montrant qu’il est là sans
l’être totalement, personnage et non personne, le résultat du postulat de Lidon
qui traite la pièce dans le divertissement, dans le pur théâtre. Cela est
signifié par la belle scène de théâtre dans le théâtre des figurines en ombres chinoises contre la paroi de
la caverne, qui réfère, bien sûr à Platon, mais sans désir suffisamment
théâtralisé de l’élever du physique humain à la métaphysique :
« Nous
sommes faits de l’étoffe des songes,
Et notre
infime vie est cernée de sommeil »
On en
reste donc, face à ce spectacle, dans l’éblouissement de Gonzalo qui dit
l’ambiguïté du théâtre :
«Je ne saurais jurer que cela soit ou
ne soit pas réel».
Mais ce manque de magie est surtout verbal. Pas de
différence de langue, de rythme, dans cette adaptation, entre Caliban et
Prospero dans leurs réciproques tirades insultantes. Shakespeare, dans sa
pièce, passe de la prose aux vers, du pentamètre iambique à une grande
diversité de mètres et de rythmes, qui font sens par rapport à qui s’exprime.
Cette adaptation en prose, prosaïque donc, pèche par une uniformité de ton qui
contrevient à l’esthétique baroque fondée sur la variété des trois registres
rhétoriques, mêlant le style humble au sublime en passant par le moyen dans des
effets de contraste permanent. Le grand reproche que l’on peut faire à cette approche c’est que, si elle respecte le sens, elle trahit le son, la langue : la poésie en somme.
Photo fournie par le théâtre :
Caliban (Dominique Pinon) chevauchant la vague ou la falaise.
[1] Benito
PELEGRÍN, Figurations de l’infini. L’âge
baroque européen, Troisième partie, « Entre terre et ciel, le
Baroque », ‘De Dieu le Père au Père-dieu’ ; ‘La fin des
thaumaturges’, Editions du Seuil, 199, p. 389-399.
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