MARSEILLE-CONCERTS
Colorido sueño
Musée Cantini, 13 septembre 2014
Musée, musique ont pour racine commune les muses, qui donnent leur
nom à la musique et qui avaient leur demeure, selon les Anciens, dans le musée.
Étymologie qui se sera vérifiée dans le concert de la cour intimiste du Musée
Cantini, où l’onirique exposition Delvaux, toute bleutée de nuit, recevait,
sous le bleu nocturne d’un ciel étoilé, l’écho rêveur de ce Colorido sueño, rêverie colorée où deux belles muses et un musicien
(violoncelliste, chanteuse et pianiste) nous ont promenés sur les rives du rêve
des rivages des Amériques et d’Espagne.
Sous la présidence de Robert Fouchet, Marseille-concerts frappait
brillamment de la sorte les trois coups de la saison musicale à Marseille avec
ce concert mêlant classique et musiques du monde par trois jeunes interprètes
marseillais, fine fleur du Conservatoire de Région, Lucile Pessey, cantatrice, Anne Gambini, violoncelliste et Nicolas Mazmanian, pianiste et compositeur.
Première partie par les deux instrumentistes dévolue à António
Carlos Jobim, plus connu sous le nom
de Tom Jobim (1927-1994), illustre compositeur, chanteur, parolier brésilien
au succès mondial, qui eut le génie d’assimiler divers horizons de la musique,
classique, jazz, folklorique, pour servir et recréer les rythmes et sons du
Brésil, respectant leur saveur mais leur donnant une originalité renouvelée de
forme et, surtout, de ton. Il fixe ce que sera la « nouvelle
manière », la « bossa nova » et ses chansons demeurent d’indiscutables
« standards », des classiques universels. S’emparant d’onze de ses
titres, nos deux instrumentistes, créant de fins arrangements pour piano et
violoncelle en firent une véritable suite classique par la beauté des thèmes
échangés habilement entre les cordes du piano et celles, doucement caressées,
du violoncelle. On goûta la sensibilité voluptueuse de leur interprétation
fidèle.
Les Brésiliens ne sont pas juste cet aimable et épidermique peuple
souriant de film de vacances et de vulgaires publicités. Sous l’écorce de la
fête pleure toujours la « saudade », la nostalgie, la mélancolie
héritée des Portugais et des cultures souffrantes d’être trop longtemps
opprimées. Loin de ces clichés carnavalesques faciles du Brésil, évitant la
surcharge pittoresque, l’interprétation excessivement coloriste de la couleur
locale qui en est souvent la caricature, les deux instrumentistes déployèrent
un prisme, un éventail irisé de couleurs, faisant perler doucement,
confidentiellement, la profondeur sensible d’une musique où, sous le sourire,
se sent, « a cruel saudade que […] chora », ‘la cruelle saudade [qui]
pleure’ (Villalobos, Bacchiana brasileira N°5). Sans rien perdre du sens mélodique et rythmique,
le violoncelle soupirait, le piano ruisselait de larmes ou de joie, finesse
rêveuse des cordes frottées filant le son fondu aux limites du silence, suivi
des piani du piano, on dirait sur la pointe des pieds, des doigts
(« punteado », ‘pointillé,’ dirait-on en espagnol, accompagnant
respectueusement cette délicatesse sans en réveiller brutalement le songe. Un
rêve heureux.
Comment répondre à cette musique ? La répandre en la jouant,
mais aussi en faisant l’hommage à Jobim d’une —non, en brésilien, d’un— Samba, une réponse, un écho
musical, du cœur, choral, rien d’un pastiche, mais une vraie création, très
développée, riche harmoniquement. Ce fut l’élégant cadeau de Nicolas
Mazmanian, compositeur et interprète
de son œuvre, accompagnée, commentée par le violoncelle toujours délicat,
dentelé de brume légère d’Anne Gambini, pour clore brillamment cette première partie où la variété était dans
l’infime et infinie palette des nuances entre les morceaux.
En seconde partie, Lucile Pessey faisait une douce transition en interprétant la
célébrissime chanson des années 6o, musique de Jobim, A garota d’Ipanema, sur les paroles de Vinícius de Moraes, qui fait toujours le tour du monde, tendre et
sensuelle rêverie sur cette jeune fille dorée attirant les regards admiratifs,
qui rappelle par le sujet le classique
« Punto de Habanera » des Cinco canciones negras (1954) de Xavier Montsalvatje (1912-2002), charmant tableau voluptueux de marins contemplant
rêveusement la jolie créole qui passe, telle une fleur dans sa crinoline,
popularisées par Victoria de los
Ángeles. Créée par cette dernière
sous la direction du compositeur Heitor Villalobos (1876-1959), la Bacchiana brasileira N°5, avec un violoncelle ailé en hommage à Bach, longue
vocalise avec un da capo bouche fermée enserrant un magnifique et poétique
récitatif, une leçon de déclamation lyrique, fut interprétée avec passion par la jeune cantatrice
dont le timbre fruité et vibrant, coloré, rendait la saveur et la suavité
tropicale et l’élégance classique de cette musique, avec une belle ligne et
tenue de souffle. Auparavant, elle avait aussi chanté, hommage encore au
Brésil, la célèbre Manhã de carnaval, tirée du film Orfeu negro,
mélopée mélancolique au violoncelle déchirant ; puis la fameuse chanson du
Mexicain Agustín Lara (1897-1970)
revivifiée par un film d’Almodóvar,
Piensa en mí, dont l’émotion fut
équilibrée par l’humoristique Quizás, quizás, quizás du Cubain
Osvaldo Farrés (1902-1985),
toujours interprétée avec beaucoup de grâce bien que le passage du portugais à
l’espagnol fut sensible dans des voyelles pas suffisamment franches et des r
simples qui l’étaient trop. Avec autant de bonheur vocal, elle nous promena
dans la pampa avec la complainte mélancolique d’un meneur troupeau, El
sampedrino, poétique mélodie de
l’Argentin Carlos Guastavino (1912-2000).
Des rivages et visages
américains, la jeune cantatrice passa à l’Espagne, d’abord néo-romantique d’Enrique
Granados (1876-1915), mort
prématurément dans le torpillage par les Allemands du navire qui le ramenait de
New York où venait de se créer son opéra Goyescas, tiré de sa suite pour piano et des tonadillas, mélodies et piano, du même nom, inspirées par les
personnages du peuple élégant de Madrid, les « majos », des
tapisseries et premiers tableaux de Goya. Hélas, les textes de Fernando
Periquet sont unanimement jugés calamiteux. En sorte, que je vais transcrire
personnellement les deux interprétés en espagnol par Lucile Pessey avec un charme
mutin, que j’avais adaptés pour une cantatrice de l’Opéra de Paris pour un
concert retransmis par France-Musique. Même si cela n’a pas d’incidence pour un
public français non hispanophone, on ne se résigne pas à cette platitude. La
première tonadilla, Tralalá y
punteado (‘Tralala et pointillé’)
est la plus simple. En voici ma transcription, chantable bien sûr :
C’est en
vain mon cœur fidèle
Que tu
me harcèles
Car je
réponds aux querelles
Par ma
ritournelle :
Tralalalalalalalalala.
C’est en vain que tu t’entêtes,
Tralalalala,
À tes
questions indiscrètes
Je
réponds par ma chansonnette :
Tralalalala.
C’est en
vain mon cœur fidèle, etc.
Le texte de la seconde tonadilla, sur un rythme de séguedille, El majo discreto, ‘Le Majo discret’, sur la discrétion d’un amant qui
est laid, est malheureusement affligeant. On me permettra de lui offrir un
piquant qu’il n’a pas :
On dit que mon cher amant
est laid.
Il se peut qu’en effet
cela soit bien vrai :
L’amour, faux miroir
Qui empêche de voir,
A dans son carquois
D’autres tours qui vous
laissent coi.
Car si mon amant n’est
pas un Apollon
Dont la vue cause de la
stupéfaction,
Par contre, invisible,
Son charme est sensible
À qui le connaît
Et je le reconnais.
Quel sont donc ses
charmes,
Ses charmes
secrets ?
De le dire à voix haute,
je rougirais.
À qui sait l’entendre
laissons deviner
Les armes secrètes d’un
homme bien né.
Tel quel il me plaît,
plaît, plaît !
Je l’aime bien qu’il soit
laid.
Et l’on offrira ces textes à
l’humeur primesautière de Lucile qui en chanta si agréablement la musique.
La jeune cantatrice,
tout doucement, était passée du registre de soprano lyrique de la Bacchiana N° 5, à une tessiture plus moyenne des chansons et de
Granados puis, pour interpréter Manuel de Falla (1876-1946), et ses ‘Six chansons populaires espagnoles’, elle
entra dans un registre de mezzo que lui permet un médium corsé, conservant
ainsi la couleur hispanique caractérisée de ce voyage synthétique dans les
folklores si divers de la Péninsule ibérique. Elle s’en tira remarquablement,
avec, cependant, quelques difficultés pour sa voix aiguë, appogiatures graves
élidées dans la Nana et les
redoutables mélismes andalous très virtuoses du Polo, venant trop tard en fin d’un beau et long récital
courageusement divers. En fin ? Non, puisque la jeune chanteuse, attendue
le lendemain pour un Stabat mater
de Pergolèse, régala généreusement encore le public d’un long bis en anglais, un extrait
de West side story de Berstein, « I feel
pretty », ‘Je me sens jolie’, qu’elle pouvait joliment revendiquer,
sourire de la voix, des yeux, de la bouche : de la tête aux pieds.
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