CHRONIQUE DE DISQUE
TRANSFIGURATIONS
par
LES ESPRIT ANIMAUX
LABEL AMBRONAY
Émission
Enregistrement
27/1/2014, passage, semaine du 22/2/2014
RADIO DIALOGUE
(Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
« LE BLOG-NOTE
DE BENITO » N° 117
Lundi : 10h45 et 17h45 ;
samedi : 12h45
L’ensemble « Les esprits Animaux », spécialisé dans la musique baroque
est constitué de jeunes musiciens originaires de pays et continents différents
avec, en facteur commun, le conservatoire de La Haye, dans les Pays-Bas, où ils
se sont rencontrés pendant leurs études musicales. L’apparemment étrange dénomination
de leur groupe, ils l’on empruntée au philosophe René Descartes, réfugié alors
dans la tolérante Hollande pour pouvoir écrire et publier librement. C’est une longue tradition scientifique qui remonte
aux anciens Grecs, reprise, en passant par des philosophes et théologiens de
saint Augustin à Boèce, Cassiodore, saint Isidore de Séville, qui lie musique
et nombre, mathématiques. J’en ai largement parlé dans l’un de mes livres sur
le Baroque[1].
Descartes, après Galilée, voulait baser la philosophie et la science sur les
mathématiques. Il avait écrit en 1618 un Abrégé de musique, et il estimait que « la fin de la musique est
d’émouvoir en nous les passions diverses ».
En 1649, Descartes publie, sur un sujet très à la mode à l’époque
baroque, Les Passions de l’âme. Selon
lui, qui passe un peu abusivement pour le philosophe du rationalisme dur et
pur, ce sont les « esprits animaux » que
nous avons en nous qui sont capables de faire naître les émotions et de toucher
l’âme, grâce à la musique, dont il faut rappeler, qu’étant forcément
mathématique, elle était enseignée avec elles. Leibniz dira même, juste un peu plus tard que « La
musique est un exercice occulte de l’arithmétique de l’âme qui ne sais pas
qu’elle compte », qu’elle compte les rythmes, les intervalles. Bref, un
exercice paradoxalement inconscient, rationnel, pour émouvoir des passions qui
sont forcément irrationnelles.
Cela semblerait une belle contradiction
si, justement, l’époque baroque n’était aussi férue de science et de raison
qu’elle l’est de ces affects, de ces passions irrationnelles que son art, sous
toutes ses formes, peinture, théâtre, musique, cherche à émouvoir. Et c’est là,
semble-t-il, l’objet de la
recherche de ce groupe « Les esprits animaux » qui, avec une science
exacte de la recherche musicologique et historique, s’emploie à l’illustrer
dans ses enregistrements, dont ce beau CD
Transfigurations, une plongée dans les musiciens baroques des plus connus
à des méconnus ou même des inconnus et des morceaux anonymes, chez lesquels,
tous en les interprétant de la façon la plus baroquement émotive, effusive, la
plus raffinée, ils mettent en lumière, en son, en sonorité, l’apparemment
impeccablement structure mathématique : la raison bien carrée pour toucher
les recoins ombreux de l’âme. Ainsi, de Johann Christoph Pez (1664-1716), musicien au nom bien hispanique et au
prénoms germaniques, une élégante passacaille, un « passa calle »,
danse de rue espagnole.
Eh oui, même la passacaille, « passa
calle », ‘passe rue’ danse populaire de rue espagnole, comme la chaconne,
presque de même structure, ou la sarabande, toutes réprouvées et même
condamnées par l’Inquisition pour indécence sont construites sur une rigoureuse
basse continue, basse obstinée, un rythme lancinant et répétitif sur huit
mesures, avec variations : bref, la mathématique la plus rigoureuse au
service de la licence des cœurs et des corps.
Maintenant, examinons l’expression étrange de
Descartes, « Les esprits animaux » : il unit, dans une formule,
l’esprit, désincarné, éthéré, intellectuel, mental, et « animaux »
qui renvoie à l’animalité, à l’irrationnel, à la chair, au corps ; il
s’agit d’un oxymore,
c’est-à-dire de deux termes, plus que contradictoires, antagoniques, répugnants
au sens rhétorique, comme la fameuse « obscure clarté » de Corneille
qui sont réunis de façon très baroque, pour en faire jaillir un sens nouveau.
Et il est plaisant de constater que cette expression paradoxale, peu
rationnelle, peu raisonnable, échappe, dirais-je fort heureusement, au philosophe
de la Raison raisonnante et dépasse merveilleusement son dualisme étroit qui
oppose radicalement Raison et Passion, âme et corps, lumière et obscurité. Car
pourquoi le cœur serait-il opposé à la Raison, le corps à l’esprit, la
mélodie au concept, la métaphore au théorème ?
Le meilleur exemple, qui sous-tend tous les
autres dans ce disque, ce sont les extraits des œuvres de Bach qui passent pour
les plus abstraites, les plus abstruses, les plus intellectuellement et
mathématiquement construites. Ce sont la fugue, un motif qui est « fugué »,
repris à tour de rôle par tous les instruments, sur des hauteurs, des échelles,
différentes, bref d’une logique mathématique qui peut aller à l’infini, de même
que la variation
puisque on peut varier le motif et cette variation sans arrêt, encore jusqu’à
l’infini. Ou même le canon, une phrase musicale archi-simple, courte reprise
intégralement, comme le célèbre Frère Jacques, frère Jacques/
Dormez-vous ? Dormez-vous ? Sonnent les matines, sonnent les
matines… » Donc,
figure musicale mathématique, géométrique, symétrique imperturbablement. On
peut alors écoutee ce que Bach fait de cette figure primaire, d’abord un canon
simplex (simple), puis
les mêmes notes à l’envers (« All’ revescio »), puis motu recto et
contrario, mouvement
droit et renversé. Et cela continue avec XIV variations, chiffre cryptique sinon cabalistique
chez Bach et il faut bien avouer que c’est toujours de la musique, et belle, et
émouvante à partir d’un noyau initial décliné mathématiquement, rationnellement. Car il y a, de plus, tout un jeu de
devinettes musicales, notamment sur son nom Bach, puisque le système germanique
de la gamme affecte des lettres aux notes, A étant le la, B, le la bémol, etc,
et, par ailleurs à chaque note, selon ce que l’on appelait la gématrie, est codée par un chiffre. Le sommet
de cela, on le rappellera ici, étant son Offrande musicale à Frédéric II de Prusse qui oppose et
propose des énigmes musicales à résoudre pour le souverain : jeux
d’esprit, de nombres, de mécanique rationnelle mais d’une souveraine beauté.
On rend donc grâces à ce disque, issu d’une
recherche pointue, avec une interprétation à la fois sensible et savante de cet
objet d’étude et de passion artistique, qui rappelle, comme je l’ai souvent
écrit, que le Baroque est un art savant mais nourri du populaire, qui en
appelle à la raison mais pour interpeller le cœur. Sa pulsation est celle même
de la vie qui ne se résout pas en antithèses et clivages entre le haut et le
bas, l’esprit et le corps. En témoigne, si l’on voulait s’en convaincre, su
moins dans ce disque, l’irrésistible «Danse des sauvages » extraite
des Indes galantes
de Rameau, transfigurées par Michel Corrette.
[1] B. Pelegrín, Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Éditions du Senil, 1999, Première
Partie, La musique souvent comme une mer… Musique et nombre, p. 79 et passim.
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