NORMA
Livret de Felicie Romani, musique de Vincenzo Bellini
Opéra de Toulon
27 octobre 2013
L’œuvre
Le néo-classicisme du XVIIIe siècle finissant et de l’aube du XIXe, entre retour à l’Antique gréco-latin ou celte, avait fantasmé sur ces vierges sacrées consacrées au culte de dieux jaloux de leur chasteté. Spontini avait fait verser des larmes sur sa lyrique Vestale (1807) ; le lubrique et incestueux Chateaubriand, attelé aux pudeurs d’Atala (1801) et aux pudibonderies des Martyrs (1809) avait rêvassé sur une gauloise prêtresse d’Irminsul dont Felice Romani avait déjà tiré un livret pour Pacini en 1817 avant la pièce d’Alexandre Soumet donnée à l’Odéon,Norma ou l’Infanticide (1831), dans la veine inépuisable des nombreuses Médée d’opéra, mères meurtrières pour se venger d’un infidèle époux ou amant. Pour Bellini, étoile montante du théâtre lyrique italien après l’éclipse volontaire de Rossini, Romani remanie son livret et, la même année que la pièce, la Norma célèbre aujourd’hui échoue lamentablement à la Scala en 1831 puis s’impose définitivement au monde.
Le sujet est simple mais fort : Norma, druidesse gauloise, non seulement enfreint ses vœux de chasteté par une liaison avec le proconsul romain Pollione, dont elle a deux enfants, mais trahit son peuple en lui intimant la paix avec l’occupant, avant d’être trahie par son amant, amoureux d’une autre prêtresse, Adalgisa avec laquelle il prétend fuir à Rome. Bafouée, la prophétesse aveugle sur son destin, ira jusqu’à délivrer de ses vœux sa jeune rivale pour qu’elle puisse épouser le perfide et élever ses enfants. La tragédie fera qu’elle même dénonce le sacrilège du Romain et le sien et, absolvant généreusement Adalgisa, demande le supplice pour tous deux : le bûcher sacrificiel des amants réunis dans les flammes d’un amour condamné d’avance.
Sottement critiquée souvent, la musique de Bellini, qui nourrissait Chopin, qui inspirait à Wagner sa souple déclamation, que Bizet se refusait à orchestrer pour en remplir les vides harmoniques de peur d’en faire perdre la magie, est de la pure poésie en voix : une longue cantilène sans découpe précise en général, sauf l’air célèbre « Casta diva… » d’une traditionnelle coupe strophique, déploration, imploration, ligne sinueuse, rêveuse, infinie, chemin fleuri de vocalises qui ne sont que de folles acrobaties techniques que pour les chanteurs superficiels mais acquièrent leur véritable dimension d’exhalaisons miraculeuses de l’âme pour les vrais et rares artistes capables de servir ce répertoire. Callas, avec tous ses défauts, y laissa sa trace et sa voix ; Caballé, dans sa perfection vocale, l’exalta dans le monde.
Toulon en donnait, musicalement, une version très digne. Mais digne d’une vraie réalisation scénique absente ici.
La réalisation
En effet, Massimo Gasparon, qui signait avec les lumières, les costumes et les décors, une vague régie qu’on ne peut appeler mise en scène, suivant une mode qui traîne depuis près de cinquante ans et afflige nombre de spectacles, visant sans doute la hauteur, pour éviter peut-être la platitude de la localisation de l’action dans nos plates latitudes de la Gaule de la conquête romaine, l’avait resituée dans l’altitude himalayenne du Tibet. Le prétexte, dans la note d’intention, en est tiré par les cheveux d’une philologie indo-européenne, d’une philosophie et d’une mythologie de bazar de vente de bâtonnets d’encens indous où l’abondance de références gréco-latines appelées en renfort résiste de tout son poids culturel à gravir cette graveleuse pente explicative, que rien ne viendra d’ailleurs étayer dans le spectacle… La finalité, apparemment de ce regista à l’italienne, architecte et ensemblier, c’est le portique pur de ce temple en haut de quelques marches, dont les colonnes blanches pourraient aussi même être de Gaule ou de Rome, sauf dans le dernier tableau avec la statue de Kali aux nombreux bras, possède, il est vrai, une grandeur raffinée et barbare. Bref, nous sommes dans le décor pour le décoratif.
Côté costumes de ces côtes et pentes himalayennes, si Norma a trois belles robes, les guerriers gaulois sont affublés de toges pourpre que pourrait leur envier l’empereur romain qu’il combattent. Quant aux Romains, en cuirasses plastoc couleur parme, leur jupette et leur cape, non, leur traîne, non leur voile en tulle léger flottant derrière eux, vain ornement guère commode pour les combats, ce ne sont plus des légionnaires de l’Empire, mais Violettes (et voilette) impériales.D’ailleurs, les mouvements de danse en contrechamp que ces supposés rudes guerriers ébauchent dans des débauches de lenteur avec leur glaive, prêtent à l’ensemble un air d’ensemble de boys de Folies Bergères.
Nulle direction d’acteurs : les chanteurs sont livrés à eux-mêmes, les virils Romains, se tapant sur l’épaule, Norma levant les bras de désespoir, et, en règle générale, les protagonistes ne se regardent pratiquement jamais, surtout Pollione chantant toujours frontalement, face au public, pas de face à face entre les héros affrontés mais, systématiquement, dans les duos, l’un tournant le dos pendant que l’autre chante. Ah, l’on oubliait : l’un descendant les marches que l’autre monte.
Interprétation
Et c’est bien dommage parce que, d’entrée, Giuliano Carella imprime à cette musique parfois faible orchestralement, une impulsion une pulsion, une pulsation, une fièvre vraiment tragique. Les chanteurs, c’est dire leur qualité, se plient à ces tempos si vifs, si haletants malgré les parties difficiles qui sont les leurs. L’Orchestre et le chœur de l’Opéra de Toulon répondent avec une belle énergie à celle de leur chef : on sent le drame qui avance et même l’extatique parenthèse de l’invocation à la lune, « Casta diva… »,‘chaste déesse’, ne cède à aucune mollesse ou langueur rythmique mais sans rien sacrifier de la délicatesse dentelée de la ligne vocale d’une Hiromi Omura qui à cet air galvaudé par la pub redonnait tout son charme magique et pur d’imploration à la paix universelle rêvée par les femmes, les mères, les amantes. Cette tendresse exprimée par cette voix de lait et de miel, ne rendra que plus cruel le désir ultime de vengeance de la femme contre l’orgueil dynastique, la filiation implacable de la loi du mâle : tuer ses enfants, à quoi elle ne peut se résoudre, malgré sa guerre contre l’amour trahi, la dureté contre la tendresse.
À l’aise dans le hiératisme plus que dans la passion, la chanteuse japonaise (on pense au futur sacrifice de Butterfly contre l’ingratitude de l’homme) sert le chant redoutable d’une technique sans faille et de pianissimi frémissants. Sa rivale et amie Adalgisa, Stella Grigorian, timbre coloré de mezzo, large, aisé dans les aigus terribles, lui donne une réplique vibrante : le duo des deux prêtresses exprime en musique, texte et voix, cette solidarité de femmes sensibles, temples de chair de la vraie civilisation, de la nature, de la vie, contre la brutalité, la cruauté et l’instinct de destruction du monde des hommes. En nourrice, Marie Karall laisse entendre un timbre et voix que l’on a envie de réentendre et apporte aussi sa note tendre à cet univers de pauvres oiseaux autour d’un nid, d’un foyer détruit par la bêtise de l’homme.
A côté de ces femmes exigeantes et incandescentes, le piètre héros, qui a peur du couteau de Norma même s’il se rattrape stoïquement à la fin en bon Romain, est d’avance décevant : Giuseppe Cipalli, malgré des aigus héroïques, pâtit du volume généreux des voix de femmes qui font paraître la sienne étriquée. En Flavio, Guillaume François a une belle présence et un timbre intéressant tandis que Taras Shtonda prête à Oroveso la chaude profondeur de sa voix magnifique de basse russe.
Les chœurs sont aussi d’une fête musicale heureuse guidée par la baguette jamais défaillante mais tendre de Carella.
Photos : ©Frédéric Stéphan
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire