PAZ, SALAM ET SHALOM
PAZ, SALAM ET SHALOM
par canticum novum
Voici onze ans déjà que la belle association multiculturelle Horizontes
del sur (http://horizontesdelsur.fr/) de Marseille,
infatigablement animée, corps et âme, par Jocelyne Faessel, s'intéresse à l'Espagne
multi-confessionnelle du Moyen-Âge dont elle fait le symbole d'une possible et
paisible coexistence entre diverses cultures et religions dans une ville
marquée, parfois au fer rouge aujourd'hui, par cette facture ou parfois
fracture de la diversité. Des associations espagnoles, juive, musulmanes,
comme concrétisant ce rêve d'union des trois grandes religions du Livre, si
souvent affrontées, se sont alliées et ralliées à cette initiative pour donner à
cet événement une résonance particulière en cette année de Marseille Capitale
européenne de la Culture 2013.
Du 21 mai au 10 juin vont de la sorte se succéder concerts,
spectacles de contes, conférences, cafés littéraires et cinéma, rencontres avec
des écrivains, débats avec des spécialistes. La musique n'est pas la
parente pauvre, populaire comme A vuelo de voz qui interrogera
l'héritage d'Al Andalus en Amérique latine, avec la chanteuse Gisèle Abadia qui partira de contes
ponctués de chants sépharades et Sandra Rivas-Dávila, chanteuse et poétesse
vénézuélienne, accompagnée par Simón Bolzinger au piano, le 6 juin à 19
heures à l'Hôtel de la Région, 61, la Canebière.
Mais
un moment fort sera constitué par l'invitation faite à Canticum novum de
présenter son concert le samedi 25 mai à 21h30 à l'Espace Julien, 39, Cours
Julien. J'avais parlé longuement de leur disque, couronné d'un prix, je
le reprends ici.
Beau message
pacifique que nous adresse en trois langues, mais en commun la langue
universelle de la musique, avec un beau disque, un groupe de musiciens
au nom latin, Canticum novum, ’Chant nouveau’, ou ‘Nouveau chant’, sous la direction d’Emmanuel Bardon. On entonnerait volontiers avec joie, avec eux, comme des vœux de bonne nouvelle année, le titre de leur disque : Paz, Salam et Shalom,
‘Paix’, déclinée en espagnol, en arabe et en hébreu. En somme, trois
cultures du Livre, monothéistes, avec une origine commune, dont on rêve
qu’elles passeraient de l’embrasement passionnel et guerrier à
l’embrassement fraternel, du conflit, de la dissonance à la concorde, à
l’accord, à l’harmonie. Car ces trois religions et leur culture, si
elles se sont combattues et, malheureusement, semblent encore prêtes à
se combattre, ont eu des parenthèses heureuses de coexistence pacifique,
notamment dans l’Espagne médiévale, ce que vient nous rappeler Canticum
novum.
En effet, dans un heureux métissage sonore, Canticum novum mêle de la
sorte, pour notre bonheur musical, des chansons séfarades anciennes,
c’est-à-dire judéo-espagnoles, des musiques instrumentales d’Algérie et
de Turquie, musulmanes, et des chants chrétiens, des cantigas d’Alphonse
X le Savant ou le Sage, en galaico-portugais.
Alphonse X le Savant
Et c’est là un hommage symbolique à ce grand monarque éclairé avant la
lettre, roi de Castilla et Léon (Tolède, 1221 - Séville, 1284). Son
règne finit en désastre politique, son fils, à la tête de la noblesse,
se révolta même contre lui, le dépouillant de ses pouvoirs. Mais il est
passé à la postérité comme le savant auteur ou, plutôt, commanditaire
d’ouvrages capitaux pour la culture de son temps et bien au-delà.
Roi juriste, il fit adapter et remanier le code romain et laissa, avec les Siete Partidas, un monument juridique à l’Espagne, qui régentait toute la société. Roi astronome, ses Tables astronomiques dites Tables alphonsines
sur la position des astres, précieuses pour la géographie et la
navigation, avec des corrections postérieures, furent en usage jusqu’au
XVIII e siècle. Il écrivit aussi un livre d’astrologie,
astrologie et astronomie étant considérés comme la même science. Roi
historien, il fit écrire une Chronique d’Espagne et une Histoire universelle. Par ailleurs, un livre de jeux et de divertissements, un autre sur les pierres précieuses et leur pouvoir magique.
Autour de lui, à Tolède, il avait réuni un groupe de savants arabes,
hébreux et latins, créant des écoles de traducteurs, demeurées fameuses,
dans les langues des trois cultures, capital travail de divulgation en
Europe du savoir antique dont les Arabes d’Espagne avaient sauvé
l’héritage (notamment Aristote) et de la science et de la philosophie
arabes et hébraïques. C‘est dire qu’il fit coexister, comme déjà dans la
Cordoue musulmane auparavant, et ce que les Maures appelèrent
al-Andalus, les trois grandes cultures, se nommant même « Roi des trois
religions.
Mais, s’il figure dans ce disque, c’est au titre du monument musical qu’il légua à la postérité, les fameuses Cantigas de Santa María,
‘chansons ou cantiques à Sainte Marie’, en galaico-portugais, la langue
lyrique de la Péninsule ibérique au Moyen-Âge où le castillan était
réservé d’abord essentiellement à la poésie épique. C’est une somme
exceptionnelle de quelque 418 compositions musicales, précédées d’un
prologue et d’une introduction, illustrées de 40 enluminures, des
miniatures dont certaines représentent des musiciens avec leurs divers
instruments, ce qui est précieux pour connaître l’organographie, les
instruments de l’époque , le XIII e siècle. Et l’on y découvre aussi le
roi entouré de ses musiciens, dont on reconnaît au moins un juif et des
arabes.
Si ce roi artiste n’a pas composé à lui tout seul cet ouvrage qu’il a
tout de même dirigé, il est possible qu’il soit l’auteur de la première cantiga où il se présente comme le troubadour de la Dame la plus parfaite, la Vierge Marie. J’en traduis le début :
Je veux être ce jour
son troubadour,
et la prie de m’agréer pour tel,
et qu’elle veuille recevoir mon chant d’amour
car par lui je veux montrer toujours
Les cantigas sont donc des poèmes narratifs sur des miracles de la Vierge ou des récits sur elle. Mais il y a aussi des Cantigas de loor,
des cantiques de louanges, mystiques. La musique, savante ou populaire,
est une somme de son temps et même de ce qui précède, et va du
grégorien, des chants de troubadours aux danses parfois
processionnaires.
Quatre cantigas
éclairent ce disque, la 15, strictement musicale, la 37 et la 209 qui
narrent deux miracles, dont la dernière, sur la personne du roi Alphonse
lui-même, gravement malade et guéri par l’imposition sur lui du volume
des Cantigas. On en conserve quatre manuscrits, quatre codex, dont le second est le plus complet, ce qui suppose que cette cantiga,
où le roi témoigne personnellement du pouvoir de la Vierge, fut ajoutée
au volume en confection et qu’il se déplaçait, ici à Vitoria, au Pays
Basque, avec sa cour de musiciens et cette somme de musique mariale.
Mais, dans le disque, on ne résiste pas au charme poétique et mystique
de la cantiga 100, Santa María, strela do día, dont voici le refrain :
Sainte Marie, étoile du matin,
Montre-nous
Le chemin
Vers Dieu et guide-nous.
Ladino, séfarades
Les
autres morceaux chantés du disque sont en ladino. C’est quoi ? Comme le
son même l’indique, un t intervocalique qui devient normalement un d en
castillan populaire, le ladino,
c’est le « latino » et se disait du castillan ancien. Mais les juifs
d’Espagne appelaient également ainsi la langue castillane de leurs
livres religieux qu’ils avaient exactement calquée sur la syntaxe et le
vocabulaire des textes bibliques en hébreux traduits littéralement, car
ces textes sacrés ne pouvaient admettre la moindre distorsion lexicale
ou grammaticale. Par extension, ils appelèrent « ladino » la langue
espagnole qu’ils parlaient en Espagne, pour la distinguer ainsi de
l’hébreu domestique.
Quand, en 1492, les Juifs furent expulsés d’Espagne, qu’ils appelaient Séfarad,
ils prirent le nom de séfarades. Ils emportèrent, avec la terrible
nostalgie d’un pays aimé dont on les arrachait à la force, et dont ils
prirent le nom, nombre de traditions hispaniques, des vieux romances, des poèmes et des chants, et cette langue castillane de la fin du XVe
siècle, qu’il continuèrent à parler dans leur exil, jusque de nos
jours, avec la prononciation de l’époque, contaminée à peine par
quelques mots empruntés aux terres d’accueil, Maghreb, Balkans, Turquie,
mais fortement imprégnée des cultures musicales locales.
Au XVIIIe siècle, mais surtout au XIX e,
avec le réveil du nationalisme juif, des chercheurs commencèrent à
collecter auprès des minorités séfarades qui les pratiquaient encore,
ces trésors conservés oralement depuis la diaspora hispanique, au Maroc
(la tradition la plus pure, car proche de l’ancienne patrie), à Smyrne,
Salonique, Istanbul, Jérusalem, etc, en faisant des recueils. Ces
transcriptions sont plus ou moins exactes à cause des aléas et accidents
de la mémoire, contaminée par les langues locales, la perte inévitable
du sens, de la correction grammaticale parfois, mais faciles à corriger
quand on en connaît le précis départ espagnol.
C’est pourquoi on peut regretter la transcription à l’évidence erronée de la célèbre A la una nazí yo
qui garde, dans une version plus fidèle, le souvenir du « tristique
monorime » (trois vers avec la même rime, ici, « yo nazí », « me
engrandezí », « me casí », avec les z et s intervocalique originaux,
graphie et prononciation exacte du XVe siècle) qui est un souvenir du vieux zéjel, forme poétique hispano-mauresque remontant au IXe
siècle, dont on connaît même l’inventeur, el Ciego de Cabra, ‘l’Aveugle
de Cabra’. Forme métrique ancienne pour une musique qui l’est ici
beaucoup moins, tonale, en rien médiévale.
Depuis longtemps déjà, de grands chanteurs espagnols, comme Victoria de los Ángeles, se sont penchés sur ces merveilles, en ont enregistrées, sauvé de l’oubli. Plus récemment, Jordi Savall et son épouse regrettée, Montserrat Figueras, en ont donné des versions volontiers orientalisantes.
Cependant, on se laissera porter par le charme avec lequel Emmanuel
Bardon et son Canticum novum, digne héritier de Savall, interprète,
instrumentalise ces airs avec goût, grâce à des interprètes très
engagés, mêlant habilement les instruments médiévaux et orientaux,
vièle, lire d’archet (Valérie Dulac), flûtes à bec (Gwenaël Bihan), vièle et kamancheh (Emmanuelle Guigues), oud (Philippe Roche), oud, bandolium (Rémi Cortial), kanun (Aroussiak Guevorguian) et bien sûr, percussions (Henri-Charles Caget, Ismaïl Mesbahi). Pour le chant, on apprécie les voix de la soprano Barbara Kusa, la basse d’Yves Bergé et l’étrange couleur et saveur que donne la voix de haute dontre d’Emmanuel Bardon à la belle mélopée aux ondulations orientales lascives de l’une des versions du fameux poème Aquel rey de Francia.
On a simplement la mélodie de ces chansons, monodiques au départ, mais,
après tout, rien n’empêche, comme ici, de les partager en voix comme le
récit de ces trois sœurs agitées dans leur lit, traversées de rêves
voluptueux d’amour ou de châteaux -en Espagne forcément- où la voix de
basse sonne comme le fantasme de l’amant.
Un disque plein de saveur, de couleur joliment réussi.
Paz, Salam et Shalom, Canticum Novum. Direction Emmanuel Bardon, CD Ambronay, éditions référence AMY033. 1h 15mn.
Photos :
1. Emmanuel Bardon ;
2. Le roi Alphonse X au milieu de sa cour musicale (enluminures du codes des Cantigas de Santa María).
3. Canticum novo, photo Bertrand Pichène.
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