Festival international de la Roque d’Anthéron
Musée Granet d’Aix-en-Provence
Le musée imaginaire des musiciens : Goyescas d’Enrique Granados
par Luis Fernando Pérez
Le lendemain, autre lieu : la cour du beau Musée d’Aix et un autre pianiste, au style bien différent.
Heureuse décentralisation du Festival de piano d’autant, que dans ce cadre propice de cadres, de tableaux de grands peintres, l’occasion était belle de jouer de la vue et de l’ouïe, de l’esprit et du cœur, en franchissant les compartiments non étanches de l’art : mettre en regard et en « oreilles » des œuvres musicales illustrées en musique, ou en rapport. Ainsi, une diserte conférencière, Marie-Pauline Martin, Maître de conférences dans la voisine université, en complicité avec le pianiste (dont elle sera l’efficace tourneuse de pages), présentera les Goyescas de Granados qu’illustera d’abord conjointement par de brefs exemples Luis Fernando Pérez, avant de les jouer intégralement.
Sous des reproduction sur un écran de quelques tableaux ou gravures de Goya dont s’est inspiré précisément ou globalement le musicien, la conférencière donnera la genèse et le détail de ces sept pièces pianistiques (1911) que Granados avait, en quelque sorte, scénarisées, puisqu’il en tirera son seul opéra, Goyescas aussi, créé en 1916 à New York : c’est en revenant sur le Sussex, torpillé par les Allemands, que le compositeur trouvera la mort avec sa femme. Elle en situe le texte musical dans le contexte de tentatives de renaissance artistique nationale espagnole (mais elle aurait dû plutôt ici dire catalane), dans le cadre général de l’Art Nouveau (Modern style, Jugenstill, Liberty, Secession, etc, selon les pays), certes aiguisé en Espagne, on se permet de le rappeler, par le traumatisme dramatique de 1898 de la perte des dernières colonies, Cuba, Porto Rico, les Philippines après quatre siècles d’empire. Sans doute pouvait-on aussi rappeler l’importance capitale des tonadillas (titre que Granados donne à son recueil de mélodies aussi inspirées de l’univers, aimable en général ici, de Goya) avec leurs majos et majas, ces élégants des classes populaires madrilènes du XVIII e siècle. Ces tonadillas-là, ne sont pas des chansons populaires, mais, en réalité, on l’ignore malheureusement, des tonadillas escénicas, petit genre théâtral et musical à un, deux ou un petit nombre de personnages, mêlant parole, chant et danse, aimables pièces satiriques sur les mœurs du temps, pendant musical de l’univers festif des cartons de Goya. Cependant, le propos fut éclairant pour une grande majorité du public, plein de charme, avec une connivence sensible entre la conférencière et le pianiste. Plaisir d’esprit bien venu en ce lieu.
On retrouve dans ces morceaux, admirablement servis par le pianiste, toute la rêverie, la douceur et l’amertume de Granados, cet impénitent post-romantique qui auréole même cette évocation de la galanterie ironique du Siècle des Lumières d’un voile de nostalgie. On aime cette rencontre agrémentée de madrigaux (« Requiebros ») virtuoses au clavier comme le complimenteur l’est du verbe et le dialogue nocturne consécutif entre ce galant qui courtise sa belle à l’abri d’assauts trop ardents derrière sa grille en fer où la main droite refuse ce que la gauche concède dans un roucoulis d’amants avant que de l’être, non sans les accents presque picaresques d’une jota mise en valeur. Pièce bien connue, le « Fandango de candil » (‘le Fandango aux chandelles’), évoque aussi le charme canaille de ces danses, guitares et castagnettes sonnant sous les doigts de Pérez. Tout aussi célèbre dans sa version chantée, « Quejas o la maja y el ruiseñor » (‘Plaintes ou la maja et le rossignol’) frissonne et vibre de désir inaccompli, fredonne doucement d’une nostalgie déjà d’un bonheur perdu comme les froissement et battement d’ailes de ce rossignol, nocturne compagnon des amours clandestines. Avec raison, la pianiste intercalera ici la version pianistique du fameux Intermezzo de l’opéra postérieur Goyescas, page somptueuse pleine de sombre pressentiments. Populaire aussi, ce « Pelele », ce pantin que des femmes font sauter dans une couverture, vengeance féminine de l’arrogance des mâles hispaniques, ou Femme et le pantin pas moins dramatique dans cette implacable volée de notes ironiques que fait claquer rageusement et ironiquement Pérez. Les deux sombres pièces finales sont une lancinante expression de la mort tragique, envers musical et pictural des pages les plus claires.
On sait gré à Pérez de laver ce romantisme tardif, trop souvent gorgé dans un sirop romanticoïde redondant en nous en livrant une interprétation très personnelle, décapée, âpre, essentielle. On apprécie la même qualité dans ses bis, une « Andaluza » de Granados, très espagnole mais débarrassée de tout espagnolisme épidermique. Même rigueur dans la frénésie épurée de sa « Danse du feu » de l’Amour sorcier de Falla et fol vertige virtuose dans « Asturias » d’Albéniz. Bref, dans ce musée aux tableaux colorés, une Espagne essentielle, sans interprétation coloriste redondante de sa couleur locale.
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