CLAIRE GIBAULT
OU
LA MUSIQUE À MAINS NUES
Le Festival des Musiques sacrées de Marseille recevait Claire Gibault qui dirigeait le Stabat Mater, d’Antonin Dvořák. C’est l’occasion, de parler de son livre, La Musique à mains nues, paru chez L’Iconoclaste sous l’égide de France-Musique.
Claire Gibault est précurseur (on ne dit pas précurseuse), disons plutôt pionnière, dans la carrière des femmes chefs d’orchestre telles, aujourd’hui, Laurence Équilbey, Emmanuelle Haïm, et récemment l’alto, la contralto Nathalie Stuzmann.
Dans le livre de Claire Gibault, de cette grande musicienne qui aujourd’hui écrit, il est, évidemment, question de musique mais aussi de parole, de difficulté de parole, et de la musique comme une parole, une délivrance. Mais il convient de savoir d’abord ce que parler veut dire. Il est toujours révélateur de s’interroger sur la langue, la parole, qui parle toujours en vérité pour peu que l’on secoue la torpeur de l’usage, le sens figé des mots.
Le féminin des mots
La langue est le véhicule de l’idéologie et en garde la trace. La langue stratifie la longue domination masculine : elle révèle le pouvoir, bien sûr, celui des hommes.
À preuve, il y a des mots qui semblent n’avoir pas de féminin. Même si les féministes aujourd’hui donnent au mot professeur le féminin de professeure, à écrivain, écrivaine, à auteur, auteure, on voit mal transformer chauffeur en chauffeuse, le mot étant déjà pris dans l’acception non de femme chauffeur mais de chaise « basse que l’on approchait de l’âtre pour se réchauffer. »
Ainsi, si l’on simplifie chef d’orchestre en « chef », à l’heure où nombre de femmes se lancent dans cette profession prestigieuse, comment nommer aujourd’hui celle qui est chef d’orchestre ? Bien sûr, pas question de l’appeler, chèfe, chéfesse, et sûrement pas cheftaine, ce qui réduirait l’orchestre qu’elle dirige à un groupe de scouts (tiens ! on ne dit guère « scoutes »), et le mot cheftaine, significativement est devenu dénigrant, il désigne une ‘femme autoritaire’ : « une vraie cheftaine, celle-la ! », dit-on parfois, et ce n’est guère flatteur. Évidemment, il n’y a pas de terme familier pour désigner un homme affligé du même défaut… Le patron, le boss, on trouve normal qu’il soit autoritaire, on lui en fait même parfois une vertu et, s’il ne l’est pas, une honte.
Mais, pour en revenir à la femme chef d’orchestre, de quelle forme d’interlocution va-t-on user en l’interpellant? C’est-à-dire, comment va-t-on s’adresser à elle? Le chef d’orchestre homme, l’usage veut qu’on l’appelle maestro, ‘maître’? Évidemment, il serait d’une ingénuité enfantine de la nommer « maîtresse » comme un enfant désigne sa maîtresse d’école ; il serait inconvenant de suggérer « maîtresse » qu’on entend comme ‘amante’, ou parfois, aujourd’hui, comme amante tarifée et dominatrice dans les jeux sado-maso.
Bref, on voit combien la langue est explicite, parlante, même dans ses silences ou réticences, pour ce qui est de désigner une femme dont le métier est de diriger les autres, même dans le monde supposé de l’harmonie musicale. En effet, dans cet univers souvent impitoyable, la nécessité de « marcher à la baguette », équivaut, sans méchant jeu de mots, à « marcher à la braguette ». Les mots disent bien ce qu’ils disent.
Course aux handicaps
Ce détour linguistique est d’abord ce que m’inspire ce livre de Claire Gibault puisqu’on peut le lire comme l’itinéraire, semé d’embûches, depuis le Mans, depuis une modeste origine, d’une enfant, d’une jeune fille, d’une femme douée de tous les talents musicaux, dotée de tous les prix qui les couronnent, et qui peine à se faire admettre dans le monde machiste des orchestres, et qui se bat pour se faire une place dans l’univers de mâles (de mal, de méchanceté parfois) des chefs.
C’est sans doute d’entrée ce que suggère le titre, programmatique, du livre La musique à mains nues. Nues de la baguette symbolique et phallique de l’autorité, mais tout de même arborée par elle à l’occasion face à de grands effectifs orchestraux car plus visible de loin pour les interprètes. Mais aussi « mains nues » d’une confidence et d’un combat sans gants. Cependant, quel beau titre que cette musique à mains nues! j’ajouterai « à pleines mains », mains qui dirigent, certes, mais qui pétrissent le son, qui dessinent et modèlent la musique dans l’espace, qui se tendent et s’ouvrent généreusement au bout des bras comme en un geste d’offrande, un acte d’amour.
Car, malgré sa lucidité et son honnêteté qui lui font reconnaître ce qu’elle considère comme des défauts parfois, l’autorité, ce goût du pouvoir qui fait les chefs, tous les chefs (même les chefs d’orchestre), malgré, au départ, la cuirasse défensive de froideur qu’elle oppose à une affectivité délétère chez une tendre jeune femme dans « la fosse aux lions », en butte à la perplexité ironique des musiciens, à l’agressivité des vétérans de l’orchestre humiliés d’être dirigés, et parfois corrigés, par une femme et,crime impardonnable, plus jeune qu’eux, malgré ses humiliations quand l’Orchestre de Vienne, après la Scala, refuse sa direction parce qu’elle est femme, oui, malgré ces avanies, c’est l’amour qui est la marque de cet « itinéraire passionné d’une femme chef d’orchestre », sous-titre du livre.
Bien sûr, amour de la musique, communion de la musique qu’elle sait communiquer, dont elle instille, distille la merveilleuse contagion à ces enfants pour lesquels et avec lesquels elle monte des opéras à Lyon, à la Scala. Amour des enfants éveillés à la musique, des enfants réveillés à sa tendresse de mère lorsqu’elle adopte deux petits africains, qu’elle amène partout -cocasse et terrible scène de douane autrichienne quand elle réussit à infiltrer le premier, le petit José, alors qu’elle n’a pas toute la paperasse nécessaire aux parents adoptifs pour passer avec un enfant une frontière même européenne.
Amour plus fort que tout quand, célibataire avec deux enfants noirs, elle se fait insulter dans la rue. Amour et admiration quand elle dit sans fard ses admirations pour les grands chefs dont elle a été l’assistante, Theodor Guschelbauer, John Eliot Gardiner et, surtout, l’admirable et chaleureux Claudio Abbado, qui la reconnaît, la protège de la Scala à Vienne et Londres, où elle triomphera malgré tout et malgré (presque) tous.
On n’oubliera pas sa quête spirituelle profonde, qui la transforme, profondément, après sa conversion à la religion orthodoxe.
C’est donc ici le parcours d’une petite fille mutique au départ, ayant du mal à s’exprimer par la parole, qui, toute enfant, s’invente un langage par la musique, puis qui fait de la musique parole, sa parole. Et qui passe de la parole au discours puisqu’elle est élue députée au Parlement européen (2004-2009) pour un mandat à la Commission de la culture où elle œuvre pour les intermittents, les droits des femmes, des enfants.
Itinéraire passionné, vraiment, livre passionnant : on s’attend à découvrir un chef, on découvre une femme, une femme chef, une maîtresse femme qu’on a envie de suivre. À la baguette ? À celle d’amour musical.
Photo Stéphane Olivier
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire