ABEL ET BÉLA
de Robert Pinget
Création
Co-production Tanit théâtre
Théâtre de Lenche
26 mars 2011
Heureuses et curieuses années 60-70, curieuses de tout, frayant des voies, découvrant des voix dans tous ordres de recherches et, pour ce qui concerne ce texte, dans l’écriture à partir du fondement de l’écrit : la langue. Robert Pinget a été classé dans ce que l’on a appelé, de manière un peu imprécise, le Nouveau Roman. Mais son travail, s’il fait partie de cette époque, si sa production partage des enjeux de cette mouvance littéraire, s’en sépare par un humour de bon aloi, excellemment rendu dans ce petit texte heureusement mis en scène dans le petit Lenche, fidèle à cet auteur.
Abel et Béla, presque reflet biaisé l’un de l’autre, titre en anagramme qui flirte avec le palindrome, mot qui peut se lire dans les deux sens, est programmatique de la jonglerie verbale de ce texte, savoureuse subversion de réflexes linguistiques de la somnolence de la langue des habitudes. Il dit la gémellité, le couple, la binarité : en somme, le miroir, le reflet. Pas de reflet sans réflexion.
Réflexion sur le théâtre que font sans cesse miroiter ces deux personnages sur deux chaises sur un plateau nu, à quelque éléments près. Ils rêvent à haute voix, en duo, de la pièce parfaite qui les tirerait de leur condition banale d’acteurs au chômage. Ces deux individus pourraient être interchangeables dans leurs échanges sans la personnalité contrastée des deux acteurs qui les incarnent. Ou désincarnent à force de remise sur le chantier du canevas d’une même pièce : l’un énonce, l’autre dénonce. Symétries, dissymétrie à l’image des noms. Réflexion de l’un, réflexe de l’autre qui détricote ce que l’autre a tricoté : B efface A, ou l’inverse. Ils clabaudent, échafaudent, ce sont de petits Aristote composant et décomposant le théâtre : le Théâtre de ce monde, tissé de mots comme nous sommes tissés de la matière des rêves.
Faute de répéter sur scène, ils répètent situations, phrases, mots, mais avec de subtiles variations, des décalques, toujours des reflets biaisés de la langue : la pièce n’est pas « naturalise » mais « naturiste », « perles » se dérive en « perlouzes », se décline, sur « plumards » en « partouze », glissements progressifs et lascifs de la langue : mots en -oir, qui font la glissade du registre noble « reposoir », « ostensoir », pour déraper sur « décrottoir ». Les jeux sur les subjonctifs sont tout aussi sérieux sous le plaisant et la désinvolture joyeuse des acteurs. On pourrait « varier à l’infini la tentation des possibles ». Vaste programme aussi : on ne s’attaque pas innocemment au langage, qui est le fondement de tout. Au début était le Verbe, à la fin aussi, essence de l’humain, de l’universel, qu’il faut explorer jusqu’au « tréfonds » et « fondement ».
La mise en scène subtile d’Éric Louviot réussit l’exploit de remplir le théâtre vide de cette ivresse verbale, avec juste quelques signes et accessoires, chaises, mannequins. Roland Peyron, Béla ou Abel, chaleureux, dynamique, agité, généreux, verbe haut, se heurte au placide, acide, sceptique Abel ou Béla, Maurice Vinçon, qui susurre les mots, qui, sous cape de naïveté, décape les apparence non sans une cruauté désabusée ; l’un escalade le rêve, l’autre, plus pensif, semble voir ou souhaiter la chute : qui sera l’Abel du sacrifice ? « Regrets du passé », « peur de mourir ». Les mots comme exorcisme, comme tissage perpétuel du vide sous nos pieds.
Le pied de nez final est comme une secousse à la mélancolie latente d’un propos qui semblait frivole.
Photos Christiane Robin1. Maurice Vinçon à genoux;
2. Maurice Vinçon et Roland Peyron.
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