CAVALLERIA RUSTICANA
Livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci,
musique de Pietro Mascagni
PAGLIACCI
Livret et musique de Ruggero Leoncavallo
Opéra de Marseille
28 février
Triomphale reprise marseillaise adaptée de ces deux opéras passés, en coproduction, du plein air grandiose des Chorégies d’Orange en 2009, à la proximité poignante d’une salle close sur la tragédie.
Les œuvres : le vérisme
La tradition a justement lié ces deux opéras courts, le premier, Cavalleria rusticana (‘Chevalerie paysanne’) de Mascagni, un acte, sonnant en 1890 l’entrée fracassante du naturalisme dans l’opéra, le «vérisme » ; le second, deux actes, 1892, Pagliacci (‘Paillasse’) de Leoncavallo, confirmant le succès de cette veine et offrant, avec le personnage emblématique du Prologue, le manifeste, l’esthétique du courant vériste : « personnages de chair et de sang, vraies larmes », pétition de réalisme, de vérité. Démentie, naturellement, par l’impossible vérisme de l’opéra avec des personnages qui chantent, aucun art d’ailleurs ne pouvant être réaliste, naturaliste ou vériste dans une vérité autre qu’une stylisation artistique du réel : donc, fatalement une esthétique de convention, qu’il est ridicule d’opposer à d’autres courants, baroque ou romantique.
Si l’on abandonne les théories abstraites pour le constat des créations pratiques, le vérisme, il est vrai, abandonne dieux, demi-dieux, héros historiques ou nobles, au profit de personnages apparemment plus communs, si le drame ne les élevait au-dessus d’une condition ordinaire. Il semble donc mieux défini par le choix de ses sujets, qu’on se gardera de qualifier abusivement de quotidiens, car le fait divers, le crime passionnel ne sont heureusement pas journaliers. Il est surtout caractérisé par sa vocalité qui rompt avec la tradition belcantiste romantique du chant orné (hors cela, La traviata serait vériste par son sujet), au profit d’une expression vocale plus brute et passionnelle, dans des tessitures plus centrales le plus souvent et un orchestre nourri qui a retenu les leçons de Wagner.
Inspirée d’une nouvelle puis d’une pièce de l’écrivain, dandy sicilien, Giovanni Verga, cette « Chevalerie paysanne », finit par le duel d’honneur, lourd héritage espagnol de la Sicile, qui oppose un époux bafoué, Alfio, à Turiddu, jeune séducteur de sa femme, Lola, lequel a déjà séduit et abandonné Santuzza, qui, désespérée de son rejet, alertera l’époux : larmes et sang, mais aussi toute la pesanteur d’une société ligotée par les préjugés de classe et religieux : la mort, telle un sacrifice rituel, a lieu lors de la fête de Pâques, de la Résurrection. L’opéra gomme la dimension sociale de la nouvelle de Verga : Turiddu, pauvre, revenant de l’armée, trouve sa fiancée Lola mariée à un riche : il refera sa conquête pour se venger du possédant et séduira aussi Santuzza, la plus riche héritière du village. La simplification de l’opéra perd cette densité.
Le plus subtil Pagliacci présente une pauvre troupe de comédiens ambulants de la Commedia dell’arte, dont le chef, qui joue le Paillasse, le clown, le comique souffre-douleur traditionnel, est avisé de son infortune par Tonio, bossu, Quasimodo à l’amour malveillant et non protecteur, dépité du rejet de ses avances par la jolie et légère épouse du premier. Dans le second acte, miroir apparemment festif du premier, pendant la représentation, voyant répétée par le jeu théâtral sa situation de cocu, gagné par la réalité de la situation fictive, alors qu'il prétendait auparavant que « le théâtre et la vie ne sont pas la même chose », le clown lassé de faire rire de ses dépens conjugaux, poignarde sa femme en pleine scène et l’amant accouru à son secours. Le Prologue, personnage de tragique Monsieur Loyal, annonçait le début du jeu, Paillasse conclut le meurtre par : « La comédie est finie! » C’est pendant la fête de l’Assomption, de la montée en gloire de la Mère Vierge au ciel : encore la religion d’amour qui, dans le sang de la religion païenne de l’honneur, finit pour la femme adultère, non pardonnée, non lapidée, mais poignardée.
Deux drames excessifs de la jalousie qui rappellent celui de Carmen, le premier à l’inverse, puisque c’est l’homme volage, vainement supplié par l’amante, Don José féminin, qui meurt ; le second, plutôt la nouvelle de Mérimée où García le Borgne, le mari de Carmen, au lieu d’être assassiné par José, tuerait lui-même les amants. On le remarquera : le XIX e siècle crée le joyeux vaudeville bourgeois et le cocu roi, mais manifeste le goût du crime passionnel chez les gens du peuple : à chaque classe sa solution de l’adultère. Mais la religion sociale de l’honneur, qui contredit la religion du pardon des offenses, autrefois privilège exclusif de la noblesse (sauf en Espagne), est devenu apanage du peuple, de sa « Chevalerie rustique » ou paysanne, bref, populaire.
Cavalleria rusticana
Les passions sauvages se plaisent au grand air, mais Jean-Claude Auvray reprend ici en vase clos ses deux mises en scène d’Orange, avec une adaptation du décor de Bernard Arnould sous les lumières subtiles de Laurent Castaingt, crues, cruelles, bleu nuit d’acier : symbolisme épuré pour naturalisme esthétique de l’œuvre.
À vérisme avéré, fond de scène réaliste : la vue d’un village de Sicile en grisaille d’aube, amoncellement de maisons, avec quelques toits découpés en premier plan, rosés au soleil levant, pour la sensation de profondeur, de relief. Maisons à la géométrie méditerranéenne cubique, arêtes définies, faces ombre et lumière au contraste aigu, pressentiment d’un cubisme à venir. Au sommet, écrasante, l’église baroque et, crénelant les crêtes, les ruines d’une forteresse, vestige sans doute des six siècles d’occupation espagnole : la Croix et l’Épée, la force oppressive et répressive, religieuse et militaire, sur les consciences et les corps. Si l’on ne trouve plus le titanesque rosaire noir, on retrouve le Christ géant renversé, chu ou déchu, vainement fleuri, prié, supplié (« Oh, signor ! »,) inflexible et inexorable idole, par l’héroïne torturée : Santa (‘Sainte’, de son nom), la pauvre Santuzza, excommuniée pour le simple péché de chair, qui se sent damnée et condamnée. Interdite d’église dans cette religion du pardon dévoyée impitoyablement par les hommes, elle est reléguée aussi de chez Mamma Lucia, n’osant entrer chez la mère de son amant oublieux : religion de la mère, redevenue image de la Vierge, revirginisée par la maternité, qui donne sa bénédiction au fils, multiplie les signes de croix, même sur le pain eucharistique avant de le couper.
Les costumes (Rosalie Varda), sont presque monochromes : noirs et gris pour les femmes, chemises blanches, gilet, avec des différences sociales marquées par les tailleurs, les sacs, les chapeaux, les cravates, mode années 50 du cinéma néo-réaliste (véritable héritier du vérisme). Infraction à la sombre austérité générale, Lola, l’épouse légère est dans le rose du bonheur de vivre sans scrupules, de mordre en païenne la vie («baiser la terre »). Elle semble croire en un Dieu d'amour qui pardonne autant que Santa, sa sombre et masochiste rivale, ne semble croire qu’en un Dieu punisseur «qui voit tout ». Cette société rigide du paraître et du qu’en-dira-t-on, hommes et femmes presque toujours séparés, est judicieusement montrée dans la fuite des regards, les esquives, la chemise bien blanche et la veste tendrement déposées sur une chaise par la mère pour le fils et que, relais maternel, l’amante abandonnée passe amoureusement à son amant parjure : le mâle impeccable, sans peur même s’il n’est pas sans reproche.
Tout sonne juste et vrai. Sauf, l’incongruité déjà signalée, de la scène où Lola et Turiddu, les adultères de l’ombre, flirtent outrancièrement au grand jour, se bécotent devant tout le monde, et pratiquement au nez et à la barbe du terrible époux qui survient. Même avec des mœurs plus douces, cela finirait mal.
À la tête de l’orchestre, Fabrizio Maria Carminati, tout juste nommé Premier chef invité de l’Opéra de Marseille, avec une belle flamme italienne, joue le jeu de cette musique parfois facile, de ce pathos qui nous remue, ménageant poétiquement ces parenthèses de prélude et interlude étrangement paisibles dans ce flot torrentiel, passionnel qui nous emporte : toute la noblesse populaire d’une veine mélodique poignante de simplicité.
Les chœurs, comme dans la tragédie antique, qui se déroule ici sur l’agora, parfaitement préparés par Pierre Iodice, ne souffrent pas des mouvements très plastiques et pertinents de la mise en scène.
Avec émotion, on retrouve Viorica Cortez, dont on a encore dans l’oreille le mezzo large, cuivré, généreux, voix désormais plus sombre, d’une rondeur maternelle, Mamma Lucia émouvante, déjà écrasée par le pressentiment féminin de la fatalité sur Santa et son fils. Patricia Fernandez, campe joliment en voix, jeu et démarche, la légèreté de Lola avenante, aguicheuse, inconsciente, roucoulante, pleine de grâce physique et vocale. Le mari, riche charretier brutal, presque capo mafioso, entouré de ses hommes en noir pour d’obscures besognes, est incarné magistralement par le baryton espagnol Carlos Almaguer : voix large, puissante, sombre ; son duo avec Santa, déchirée de remords, de lui avoir révélé son infortune, n’a pas besoin de dire verbalement qu’il exclut tout pardon : sa voix annonce déjà la noire vengeance de sang.
En Turiddu, on retrouve avec plaisir chez lui Luca Lombardo, voix lumineuse de ténor français pour un rôle sombre de méditerranéen, qui sert ce personnage léger puis tragique qu’il semble sentir dans ses fibres et cordes : c’est d’abord le joyeux jeune coq du village, mains dans les poches et bien dans sa peau heureuse d’une bonne nuit bien accompagnée, euphorie et griserie du plaisir, cruelles pour l’amante charnelle frustrée, exapséré grossièrement par la pressante Santa se conduisant déjà en épouse ou Mamma, mâle facile ne pouvant s’empêcher de frétiller à la vue de la coquette Lola. Le jeu avec le feu le brûlera. La voix est conduite avec élégance sans céder à l’inélégance brutale du personnage face à son amante désespérée, ses aigus sont attaqués avec finesse, en messa di voce, jusqu’à leur éclosion rayonnante. Contrit et conscient après le défi d’une farouche grandeur à l’époux bafoué, prêt sans doute à payer, à expier, dans ses adieux à la Mamma, ce Marseillais, ému, nous remue.
Que dire de plus de Béatrice Uria-Monzon, admirée déjà à Orange, grande chanteuse défiant le grand air colossal par un jeu intense, doublée d’une superbe actrice nuancée dans l’intimité des gros plans de la télévision ? Dans la proximité affective d’une salle, ni effectivement trop loin ni trop près, son chant et son jeu demeurent toujours aussi justes et frappent toujours aussi fort émotionnellement et tout dans le respect de la musique, sans effets extérieurs.
Fière beauté blessée dans sa dignité et son honneur de femme, autre noblesse populaire, elle n’hésite pas à torturer le velours coloré et soyeux de son mezzo, pour prêter à Santuzza les tourments pathétiques de la femme bafouée, sorte de Don José féminin tentant vainement de retenir l’être aimé qui l’abandonne : errant, tournant, courant, dans une sorte de folie qui explique le paroxysme meurtrier de la dénonciation au mari, elle prie, supplie, caresse, s’abaisse, mendie l’amour, menace, maudit et tue l’amant volage par personne interposée. Le rôle est le plus lourd vocalement, orchestralement, d’une rare violence dramatique : un récit pathétique (« Voi lo sapete, o mamma »), et deux duos d’un dramatisme intense, avec l’amant volage puis avec le mari trompé. La grande tessiture de mezzo ou soprano Falcon lui permet de passer de graves sombres et angoissés à des aigus déchirants dont l’expression, douleur, jalousie, rage, remords ne nuit jamais à la beauté. Comme je le disais déjà, elle a une authenticité qui justifie le vérisme dans son universelle humanité. Dès son entrée, serrée dans son châle noir, se heurtant comme un pauvre oiseau à l’interdit de l’église, de ses tabous, symbolisés par ce Christ gisant aussi souffrant qu’elle, bouquet de fleurs en mains en supplique, elle est la tragédie en marche qui espère encore le salut et, penchée sur le corps de l’amant tué, en parallèle du Christ gisant, elle devient, autant que Mamma Lucia, la Mater dolorosa : l’image de l’humaine douleur, la femme tenant entre ses bras non plus l’enfant, non plus l’amant, mais le fils mort. Dernier regard enfin, d’interrogation, d’incompréhension, mépris, haine ou amère dérision, à ce Christ impuissant, insensible et sourd à sa douleur, dont elle semble découvrir le creux.
Passage du néo-réalisme blanc et noir à la comédie italienne (qui serait en technicolor)? Par un contraste joyeux avec Cavalleria, les costumes, sont d’une fraîche gaîté, mais cette mode toujours des années 50, rend quelque peu anachronique et invraisemblable, en logique vériste, le délire d’une foule pour un spectacle de Commedia dell’Arte, suranné, depuis longtemps remplacé à l’époque, justement, par le cinéma.
Sur un fond de grues, qui pourrait être Marseille en travaux, des lettres immenses de guingois, PAGLIACCI, mal coloriées, semblent souligner la ruine d’un monde dépassé, peut-être celui du personnage principal, pauvre vedette de ces petits spectacles de village, dont l’univers et le prestige s’écroulent en découvrant que, moqué dans le jeu qui lui assurait le succès, il était bafoué dans la vie par sa femme aimée : farce qui tourne en tragédie. Une camionnette surmontée par un tambour pour la parade des comédiens ambulants, une voiturette rouge, quelques coffres en osier, et les éléments d’un théâtre de tréteaux monté à vue, ou plutôt cirque qui sera, celui, ancien, du sacrifice.
Effet baroque du théâtre dans le théâtre, s’adressant devant le rideau, en Prologue, ou Monsieur Loyal chargé d’annoncer le spectacle puis en Tonio, le clown bossu maléfique par qui la délation de l’adultère et le malheur arrivent, nous retrouvons Almaguer, aussi grandiose en voix : il détaille d’un beau phrasé le texte manifeste du vérisme. Alliance du jeu, des moyens vocaux, des couleurs changeantes, en amoureux transi et vindicatif, il est pitoyable et terrifiant, insinuant, vénéneux face au mari, redoutable Othello de cirque, il fait frissonner de vérité malsaine et malfaisante. À l’opposé, avec sa sérénade d’Arlequin, le ténor Stanislas de Barbeyrac déjà salué dans ces chroniques, séduit par un timbre blond, une émission aisée, une expression juvénile et poétique. Étienne Dupuis, élégant baryton, incarne un Silvio de grande classe, à la belle voix égale, sensible, qui semble aller de pair, de paire, avec son amante, rendant plus cruelle la sorte de mésalliance avec le mari brutal, Canio-Paillasse, de la Nedda-Colombine de Nataliya Tymchenko, timbre cristallin de soprano aérien, au vibrato slave un peu large dans un aigu mais ensuite canalisé comme une source fraîche : coquette et cruelle avec Tonio, elle caquette et cocotte, trille avec un doux roucoulis rêveur avec les oiseaux dans sa poétique rêverie, mais voix traversée des ombres du pressentiment dramatique, exaltée par l’amour. Puis elle est vraiment Colombine dans ses atours XVIII e siècle, dansante, virevoltante dans son menu menuet, gracieuse et légère dans les gestes stéréotypés de la Commedia dell’Arte, saisie par l’angoisse et acceptant, comme Carmen, sans se soumettre, le défi et la mort par le mari trompé. Lui, Canio, Pagliaccio, c’est Vladimir Galouzine, retrouvé dans sa grandeur : joueur, enjôleur, séducteur ou racoleur avec son public de villageois côté face, il est sombrement menaçant dès qu’on joue avec sa femme ; ni recul ni humour chez le clown professionnel du cocuage : ténor barytonant, au puissant médium, terrifiant d’éclat dans l’aigu, trapu, regard torve, costume et rôle endossés, il laisse parler sa déchirure humaine et son air de dérision tragique bouleverse. C’est un grand animal blessé qui laisse parler, hurler, chanter sa douleur, nous arrachant des larmes avec les siennes.
Opéra de Marseille
28, 30 janvier ; 2, 4, 6 février 2011.
Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni et I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo
Chœur de l’Opéra (Pierre Iodice) ; Maîtrise des Bouches-du-Rhône (Samuel Coquard) Orchestre de l’Opéra.
Direction musicale : Fabrizio Maria Carminati. Mise en scène : Jean-Claude Auvray. Assistante : Irène Fridrici. Décors : Bernard Arnould. Costumes : Rosalie Varda. Lumières : Laurent Castaingt.
Cavalleria rusticana
Santuzza : Béatrice Uria-Monzon ; Lola : Patricia Fernandez ; Mamma Lucia : Viorica Cortez ; Turiddu : Luca Lombardo ; Alfio : Carlos Almaguer.
I Pagliacci
Nedda : Nataliya Tymchenko ; Canio : Vladimir Galouzine ; Tonio : Carlos Almaguer Silvio : Étienne Dupuis ; Beppe : Stanislas de Barbeyrac ; Villageois : Frédéric Leroy, Rémi Chiorboli.
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