WONDERFUL TOWN
Comédie musicale de Leonard
Bernstein (1918-1990)
Livret de Jerome Chodorov et
Joseph Fields, d’après leur pièce My
Sister Eileen et le recueil de nouvelles, My Sister Eileen de Ruth McKenney
Paroles de Betty Comden et
Adolph Green
Création française
Toulon, 30 janvier
Après
Street Scene de
Kurt Weill en 2010, Follies et Sweeney Todd de Stephen
Sondheim en 2013, l’indiscutable succès public et critique de cette création
en France de Wonderful town illustre
d’éclatante façon la belle et bonne politique lyrique de Claude-Henri Bonnet qui sait alterner des classiques du répertoire
avec d’authentiques découvertes et a su éduquer et ouvrir un public, hier
réticent, à l’excellence et l’exigence d’œuvres rares. Pas un strapontin de
libre : cinq milles spectateurs auront applaudi cette œuvre tonique,
tonitruante au délire, grisante, euphorisante, et parmi eux, près de
mille-deux-cent jeunes de moins de vingt-six ans, public d’aujourd’hui, et de
demain sans doute car ils ont osé franchir les portes parfois réfrigérantes
d’un haut lieu d’opéra. On célèbre cette année le centenaire de la naissance du
célèbre Leonard Bernstein, chef d’orchestre et compositeur admirable mais aussi
pédagogue inlassable, militant dirai-je de la musique pour le plus grand
nombre, en direct, à la télévision, partout. Sans doute aurait-il été heureux
de ce remarquable hommage de Toulon tout public, sans facile démagogie, sans
racolage de bas étage.
Pour
le bonheur d’une plus grande audience, Wonderful Town a fait l’objet d’une
captation pour une diffusion par France Télévisions. Un DVD est également prévu,
on en accepte l’augure.
L’œuvre
Créée à Broadway en 1953,
cette œuvre de Bernstein demeurait inconnue en France. Le déplacement du titre
de la pièce originelle, My sister Eileen
en Wonderful town est
significatif : c’est la ville, dont un des attributs, ‘merveilleuse’, est
donné par cette périphrase, qui est la véritable héroïne de cette comédie. Elle
précède de quatre ans son universellement célèbre West side story (1957). Donc, même centre de gravité, grave et
pessimiste pour cette dernière, humoristique et optimiste, en gros, pour la
première : New York. On connaît la tragédie shakespearienne de West side story, l’affrontement racial —disons plutôt, pour bannir ce terme peu scientifique d’idée de race qui
n’existe que dans les esprits dangereusement malades qui mettent des murs, des
barrières dans l’humain— l’affrontement culturel entre les jeunes latinos portoricains, immigrés récents, et d’autres jeunes issus de la classe ouvrière
blanche de plus ancienne immigration, sans soute aspirant au statut de Wasp,
White Anglo-Saxon Protestant ('Blanc Anglo-Saxon Protestant'), la classe
en général dominante des trois G, God,
Gold and Glory, ‘Dieu, Or et Gloire’ du capitalisme sans état d’âme d’une
Amérique triomphante. Concrétisé entre le conflit des deux bandes rivales de
jeunes des bas-quartiers, les Jets et les Sharks,
pour le monopole du territoire, le couple innocent d’amoureux de ces familles
ennemies en fera les frais. Drame de l’exclusion, de la fermeture à l’autre que
l’Amérique de Trump semble aujourd’hui réactualiser avec son désir de murs, de
ségrégation, d’exclusion, d’expulsion.
À
cette aune, précédant de près d’un
lustre cette tragédie, dans ce même New York, la comédie de Wonderful Town, sous son dehors festif et le succès
affectif sinon artistique des deux sœurs provinciales venues tenter leur chance
dans la grande ville de tous les possibles, peut paraître à nos yeux, au-delà
de son enveloppe versicolore et divertissante, et transposé à l’échelle des
États-Unis, l’évocation mélancolique d’une belle utopie, le melting pot,
l’heureux brassage, le bénéfique métissage des cultures et des sangs qui font
avancer le monde.
Réalisation et interprétation
À
cet égard, la brillante et
intelligente mise en scène d’Olivier Bénézech se garde de ramener l’histoire à l’époque de sa
création : c’est bien d’aujourd’hui
qu’il s’agit, avec ces clins d’œil entendus, jamais insistants à l’actualité,
tel un panneau dans une manif, «Not my president »
(réalité politique puisque New York n’est pas une ville
« trumpiste »), une vidéo affichant la trogne d’un Trump casquette à
l’égoïste slogan démago : « America again ». Loin d’être
populiste, le peuple nombreux qui meuble la scène d’entrée, est hétéroclite,
hétérogène, hétérodoxe à la doxa bassement racoleuse de ce Président, mêlant,
métissant généreusement, à notre regard ébahi, blancs, afro-américains,
indiens, latinos, population typiquement locale mais aussi, sous la houlette du
petit drapeau d’un guide touristique, une troupe ébaubie, un troupeau ébloui de
touristes d’ailleurs dans cette ville monde, foule bigarrée dans une totale
liberté vestimentaire, cool ou smart, traversée
de culture hippie, pop, hip-hop d’hier aux tendances rap d’aujourd’hui traduite aussitôt en
break dance, joyeuse disparité des
shorts, du costume du joueur de football américain, aux look hard ou drags
Queens (Frédéric Olivier), exhibant des plastiques body buildées, pour toutes les préférences sexuelles et les goûts :
les gays, les putes et tout cet arc-en-ciel libertaire devenu aujourd’hui l’un
des emblèmes de cette ville sans préjugés ni tabous.
Scène encadrée à cour et jardin et parfois en fond d’immeuble,
de la brique rouge séculaire d’une ville qui l’arbore comme une fière marque
d’antiquité ; visions de murs tagués, quelque figure à la Basquiat. Une ingénieuse
roue tourne tel un kaléidoscope, un diaporama, nous assimilant aux touristes
pour embrasser d’un regard émerveillé ces vues partielles et multiples (vidéos
de Gilles Papain), ces
quartiers, littéralement, de la Grosse Pomme, Greenwich Village, Chelsea, pont de
Brooklyn, dans des lumières de Marc-Antoine Vellutini d’une variété et d’une beauté si grandes,
frontales, en douche, rasantes, de face, latérales, directes, indirectes, etc. qui, tout en servant efficacement le
spectacle, sont un spectacle en soi.
Dans cet encadrement global, l’habile
et belle scénographie de Luc Londiveau loge le petit carré d’une chambre exiguë, où la table à repasser
servira de table d’absente salle à manger pour une frugale invitation, qu’un
piètre peintre pauvre prêtera aux deux sœurs désargentées venues réaliser leurs
rêves de réussite à New York de leur rustique Ohio. Bien vite, les deux sœurs,
qui ne sont ni les Brontë ni les jumelles de Rochefort, mais l’une, Eileen, oie
blanche bécasse et Bécassine, mais drainant les hommes après soi, l’autre, Ruth,
bas-bleu, intello misoandre en ses écrits, déchantent et chantent la nostalgie
de leur rassurant Ohio originel, choix d’origine non innocent : ce swing état essentiel pour l’élection
présidentielle, réactionnaire en général, républicain toujours (il a fait l’élection
paradoxale d’un Trump minoritaire en voix), folkloriquement connu pour sa
culture conformiste, sinon attardée, fermée. C’est donc le lieu de départ
diamétralement opposé à ce fascinant New York ouvert à tous les vents que
découvre la paire d’ingénues en mal d’aventures urbaines.
En
somme, avec Ruth aspirant inlassablement à placer ses articles dans les
journaux et manuscrit dans les maisons d’édition et sa sœur Eileen espérant une
audition pour danser ou chanter, avec le peintre logeur, rapin raté, si l’on
considère que le journaliste arrivé, Baker, est en quelque sorte un philosophe
désabusé de la vie intellectuelle et artistique à New York, nous avons là un
quatuor à parité hommes/femmes digne de celui de La Bohème : beaucoup d’espoirs déçus, d’espérances perdues.
Avec belle humeur, un trio éditorial ironise en chantant les échecs dans cette
ville chère, impitoyable, les plus grandes ambitions finissant au dépôt des
illusions perdues : travailler comme homme ou femme-sandwich pour pouvoir
s’en offrir un et ne pas mourir de faim. Trajectoire de Ruth.
Cependant,
un optimiste slogan, « Soyons
bons voisins est notre devise », que Trump devrait prendre à son compte,
souligne aussi les vraies fraternités sans lesquelles les deux sœurs ne pourraient
survivre jusqu’à leur succès final forcé que demande le genre de la comédie bon
enfant : happy end.
La troupe est nombreuse,
dix-huit personnages, douze remarquables danseurs pour d’expressives chorégraphies
qui emportent souvent le chœur (Johan Nus) : c’est le foisonnement vital de la ville,
son grouillement ainsi symbolisé et stylisé. À l’évidence, la cohérence et la cohésion de
la mise en scène est soudée, renforcée par le plaisir sensible de tous de
participer à ce jeu de joie festif et sans doute très fatigant : mais le
résultat est là. Il serait injuste de ne pas, au moins, tous les citer, certains
issus du chœur même (Jean-Yves Lange, Didier Siccardi, Antoine
Abello, Jean Delobel, Patrick Sabatier, Grégory Garell),
figures éphémères parfois mais indispensables à l’intrigue : Scott
Emerson (Speedy Valenti et alli),
Sinan Bertrand (Frank Lippencott), Julien Salvia (Chick Clark ),
silhouettes rapides mais expressives et représentatives de la grande cité en
bien ou mal. Plus dessinés, il y a l’opulente Mrs Wade puritaine Alyssa Landry (qui collabore à la mise
en scène) à la recherche de sa délicieuse fille Helen amoureuse (Dalia Constantin) mais se laissant vite
entraîner dans le tourbillon grisant et libertin de la ville libre, la
craquante Violet à croquer (Lauren Van
Kempen). Montagne de muscles, Thomas
Boutillier campe un Wreck (nom significatif : 'ruine, épave') paradoxalement tendre, réduit à n’être qu’un
joueur banal de baseball après quatre années d’université.
Finalement, moins oie
blanche, dont elle n’a que la douce voix et perchée de gamine que coquette jolie
cocotte sachant jouer de son ravissant physique d’ingénue, Eileen a toutes les
grâces de Rafaëlle Cohen, et l’on trouve tout naturel qu’elle mène les
hommes par le bout du nez sans même qu’ils le flairent, et des policiers qui la
gardent elle fait une naturelle garde d’honneur.
Dans le rôle de l’éditeur
Baker, journaliste désenchanté malgré sa réussite, osant démissionner pour désaccord
moral, amoureux de Ruth, Maxime de
Toledo, a non seulement une allure de séducteur mais toutes les séductions
d’un souple physique avantageux plié à la danse et d’une voix de crooner bien
conduite, qui chante de convaincante façon cet improbable amour lui tombant
dessus. Il est logique qu’il fasse finalement paire avec la Ruth de Jasmine Roy, belle voix large et
sombre, personnage digne d’une Katherine Hepburn pleine d’autodérision et amère
sur ses chances de succès, femme pétrie d’humanité, nous chantant avec un
humour poignant, devant le rideau, son livre qu’elle ne peut espérer à succès,
One hundred easy ways to lose a man, ‘Cent façons de perdre facilement un homme’, exploit qu’elle semble
avoir réussi dans sa vie. Mais nous l’aurons vue, à l’occasion d’un faux
reportage qu’on lui demande pour l’écarter de l’excitante Eileen, mener un
troupeau de marins brésiliens, cubains, et se mêler avec eux en vraie danseuse,
les menant plutôt au son de la Conga, l’un de ces rythmes latino-américains
introduits à l’époque par Xavier Cugat, qui feront aussi le visage et paysage
sonores des États-Unis.
À sa tête, spécialiste du
genre, Larry Blank, mène tambour
battant un dynamique Orchestre de Toulon jubilant de rythmes jazzy, percutant,
éclatant de cuivres solaires, une fête de couleurs sonores. On regrettera
seulement que la sono du plateau fausse la perception des voix, toutes belles
cependant.
En fin de comptes, sans l’alourdir
d’allusions contemporaines trop soulignées, à partir d’une œuvre d’hier, Bénézech
nous offre une vision d’une Amérique d’aujourd’hui qui n’est pas étroitement « First »
à la Trump, mais la « première » d’abord par le beau brassage
ethnique et culturel, dont témoignent d’ailleurs les patronymes d’origines
diverses des personnages d’une nation issue de l’immigration d’horizons divers.
Et cela, à travers la vision d’une ville qui continue d’incarner, même dans sa
démesure capitaliste, un idéal d’une Amérique pas « great again »
dans l’étroitesse de vues nationalises de son populiste Président (qu’elle
désavoue), mais toujours grande et « First », dans des idéaux de
générosité et de culture libre métissée qu’elle incarne toujours.
Wonderful
Town,
De Leonard Bernstein
Opéra de Toulon,
26, 28 et 30
janvier 2018
Direction musicale : Larry Blank
Mise en scène : Olivier Bénézech
Scénographie : Luc Londiveau
Chorégraphie : Johan Nus
Costumes : Frédéric Olivier
Lumières :
Marc-Antoine Vellutini
Création vidéo : Gilles Papain
Collaboratrice à la mise en scène : Alyssa Landry
Piano, assistant à la direction musicale : Daniel
Glet
Création en France
Nouvelle production : Production Opéra de Toulon
Distribution :
Ruth Sherwood : Jasmine Roy ; Eileen
Sherwood : Rafaëlle Cohen ; Helen : Dalia Constantin ; Violet
: Lauren Van Kempen ; Mrs Wade : Alyssa Landry.
Robert Baker : Maxime de Toledo
; Wreck : Thomas Boutilier ; Lonigan
: Franck Lopez ; Appopolous : Jacques Verzier ; Speedy Valenti : Scott Emerson ;
Frank Lippencott : Sinan Bertrand ;
Chick Clark : Julien Salvia.
Orchestre et
Chœur de l’Opéra de Toulon
Photos : © Frédéric Stephan
1. Manif ;
2. La chambrette es sœurettes ;
3. Rédaction du journal ;
4. Foot vainqueur ;
5. Ruth conga.
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