Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mardi, février 23, 2010

MARÍA DE BUENOS AIRES

MARÍA DE BUENOS AIRES

Livret d’Horacio Ferrer, musique d’Astor Piazzola
Création chorégraphique d’Érick Margouet
Opéra de Toulon
13 février 2010

Il faut s’estimer heureux de nos trois opéras régionaux, de leurs judicieuses programmations et créations hors des sentiers battus : Marseille nous a offert la rare Saint of Bleecker street de Menotti, Avignon, un Amadis  de Lully pratiquement inconnu depuis des siècles sous sa forme scénique ; Toulon avait déjà programmé un Lully, une Psyché avec rien moins que le livret de Corneille et Molière et s’apprête à présenter la création française de Street scenes de Kurt Weill. Mais, avant, pour la poésie et le drame urbain, il y a eu cette nouvelle production de María de Buenos Aires (1968), operita, littéralement ‘petit opéra’ d’Astor Piazzola, qui mêle, à une superbe musique qui emprunte  son fond au tango et au folklore argentin, jazz et musique classique, du chant, de la parole et de la danse.
L’œuvre
En 16 tableaux, l’œuvre évoque la vie et mort de María, incarnation à la fois du tango et de Buenos Aires, sa naissance, « l’insulte à la bouche », « un jour où Dieu était ivre » et cafardeux, sa grandeur et sa décadence : fleur du pavé, du trottoir, fleur du mal des bordels huppés jusqu’à la flétrissure et la fin, fleur fanée du caniveau. Pour un opéra, c’est bien narratif, écueil du théâtre qui est action, et, dans l’œuvre originale, cela s’épaissit d’allégories et d’allusions argentino-argentines et se complique de l’Ombre, de l’Esprit, de Voix hétéroclites (« d’hommes revenus du mystère », « d’anciens voleurs », « de pétrisseuses de macaronis », «  de Psychanalystes », «  de Marionnettes », de « Mages », etc). Les textes chantés, peu nombreux, sont des sublimations poétiques d’étapes de la vie de María mais peu explicites pour éclaircir un propos confus, ceux du récitant, guère plus éclairants. On comprend alors qu’Érick Margouet, à la tête du Ballet de Toulon, ait voulu donner à la danse le pas sur une parole au fond évanescente et un propos diffus. Quitte à créer, dans le langage tout aussi crypté de la danse, un autre problème de compréhension : à être trop explicite, la danse devient illustrative et redondante, « mimodramatique », mais trop abstraite, laisse le sens indéterminé. Difficile équation. Il est logique que la María qui chante soit doublée par celle qui danse, son Ombre ou, plutôt, l'inverse puisque la danseuse est une vive flamme (Mylène Souteirat), alors que la chanteuse est son envers sombre, en voix e costume, les deux résumées en la mignonne fillette, María enfant  ( Eléonore Margouet). 




La réalisation
D’entrée, la scénographie habile de Luc Londiveau, un fond de scène avec une sorte de galerie de portiques qu’on voit dans les Eros center allemands, ou évoluent et se montrent, comme en vitrine, les filles, crée l’ambiance érotique ; mais ce canapé avec la femme affalée et offerte, sous les lumières de Jacques Chatelet, rouges, orangée, en clairs-obscurs caravagesques, ces ombres portées expressionnistes, donne le juste ton : nous sommes bien dans l’atmosphère d’un bordel de Buenos Aires, tel celui chanté par le célèbre tango A media luz : pénombre propice et sofas accueillants. Les « traînées » traînées par les hommes sont aussi un signe qui signe une mise en scène subtile de Margouet. Tout au long, la beauté de la lumière accentuera le ténébrisme si cher au tango sur des fonds de scène rougeoyants, des voiles rouges, avec des effets de robes années 30, noires de papillons de nuit, où se détachera la robe à volants rouge de sang vivant de María (José Gomez et Margouet).
Dans cette atmosphère prenante, sensuelle, les grands ciseaux des lignes des jambes et des bras de la chorégraphie sont bien stylisés de la rhétorique visuelle du tango et on aime de troublants pas de deux et, dans les ensembles, celui, funèbre, de la mort est admirable. Cependant, on éprouve une certain regret du vocabulaire trop strictement néo-classique de la danse qui prend le pas sur le tango, la milonga, la zamba, sans que cela semble apparemment s’ériger en un discours porteur de sens, il est vrai, dans une œuvre dont les lignes sont difficiles à discerner : elles semblent alors comblées par une prédominance du décoratif sur le dramatique, sauf justement la mort, bien sentie.


Parfois, la danse, dispersant l’attention, parasite un peu le jeu des chanteurs, notamment les danseurs hommes dans la scène si tendre de la petite fille bercée avec émotion par la voix de roc et de miel humain du baryton José Luis Barreto, chanteurs par ailleurs remarquablement intégrés à l’action, avec des mouvements, une gestique de la bouleversante Sandra Rumolino, mezzo, qui répondent bien à la danse de son ombre portée et dansée, la belle Mylène Souteirat, soliste.  Le récitant, Jorge Rodríguez, est physiquement bien mis en scène, en attitudes et postures qu’on dirait de compadrito à Buenos Aires, petite frappe populaire à prétentions d’élégance. Malheureusement, son affectation poussée d’accent porteño, aggravée d’une mauvaise élocution, le rendent incompréhensible alors que les deux chanteurs, avec un bel accent typique, ont une admirable diction qui fait savourer cette langue des faubourgs dont se nourrit le tango et, en particulier, celle du librettiste Horacio Ferrer.
Et c’est, dans ce pourtant beau spectacle, une autre lacune qu’on regrette : l’absence de surtitres qui auraient donné à entendre, aux non hispanophones, les belles trouvailles poétiques dont je n’ai capté, au vol et au fil rapide de la plume, que quelques éclats, que je traduis : « un chœur  de coups de couteaux », « saignée aux sept couteaux », « un reste de cendres entanguisé», « je suis en deuil de mon propre souvenir », « l’argent triste d’un autre fleuve »…
Il reste que, ce petit orchestre de solistes a servi magnifiquement, sous la direction passionnée et respectueuse de Philippe Lesburgueres, cette musique soulevée de la houle déchirante du bandonéon (William Sabatier) couronnée de l’écume légère des violons.

Photo:  ©Frédéric Stéphan
1. De gauche à droite: Jorge Rodríguez, Mylène Souteirat et Sandra Rumolino entourant la petite Eléonore Margouet, Jose Luis Barreto. 
2. María, son enfance aux pieds ( Sandra Rumolino et Eléonore Margouet).





lundi, février 22, 2010

L'Heure du thé

L’HEURE DU THÉ
Récital des solistes du CNIPAL
Opéra de Marseille
Février 2010

Trois par trois, le CNIPAL nous présente mois après mois ses solistes stagiaires. Cette fois-ci, deux nouveaux qui semblaient parrainés par le sourire de Bénédicte Roussenq, déjà présente l’année dernière et bien appréciée ici, dans un programme allemand, du lied à l’opéra.
Bénédicte, belle voix de grand soprano, on le répète, longue tessiture, timbre chaleureux, médium corsé, aigus éclatants sans perdre d’une couleur dorée somptueuse, fait de sensibles progrès et on la voit, de récital en récital, explorer un vaste répertoire convenant à ses moyens vocaux et à son tempérament dramatique. Après un lied de Brahms partagé en couplets avec ses camarades, on la devine impatiente de se lancer dans le grand air d’Agathe du Freischütz de Weber, dont elle fait vivre le récit en détails et replis, mais avec un certain manque d’onctuosité dans la douceur; ses aigus sont insolents d’aisance dans l’aria, cependant, la voix manque de légèreté dans les passages rapides, conséquence peut-être des forte trop généreux. On devine son avidité à se mesurer aux Wagner « blonds » et « le rêve d’Elsa » de Löhengrin avec sa progression vers l’héroïsme lui convient assez bien, mais dans l’air de Mariette de Die tote Stadt de Korngold, tout en demi-teintes et mezzo forte, il y a une plénitude ronde du timbre, une maîtrise des nuances, un art d’amener les aigus, de toute beauté. On souhaite que cette belle artiste n’abandonne pas Mozart, la santé de la voix, surtout pour les grandes et, peut-être lui conseillerait-on amicalement de ne pas trop montrer la composition de ses rôles et de cacher l’art par l’art.
À ses côtés, Céline Laly, a un soprano léger d’une beauté diverse : elle a une présence d’un indéniable charme souriant, et sa voix est assortie à sa personne élégante sans maniérisme. La voix est souple, aisée, aérienne, et le timbre, lumineux, raffiné, doté d’un vibrato serré, très agréable, joli effet perlé, dans le médium et le mezzo forte, mais qui tend à une certaine stridence dans le forte de l’aigu, ce qui devrait sans doute s’adoucir en homogénéisant les registres. Les emplois ici choisis pour elle, tant les lieder de Brahms, notamment le second, À travers le givre en adéquation avec la transparence cristalline de sa voix, la servent bien et elle les sert bien : sa douceur naturelle et son timbre ravissant lui permettent de colorer poétiquement l’air humoristique d’Ännchen du Freischütz et, surtout celui du marchand de sable d’Hänsel und Gretel, alors que le Je ne t’aime pas de Weill, écrit pour Lys Gauty, chanteuse de music-hall, réaliste, semble moins convenir au charme un peu irréel de son timbre.
Joliment entouré par ces belles dames dans une même robe pour rendre les symétrie/dissymétrie plus charmantes, le baryton Philippe-Nicolas Martin, se produisait aussi pour la première fois. Sous la fougue et l’engagement du jeune chanteur, très passionné, doté d’une voix égale en volume, sans doute percevait-on une compréhensible anxiété qui expliquait peut-être que, dans les quatre lieder de Brahms, il privilégiait le son au détriment de la couleur, de la nuance, revenant à ses rassurantes notes forte ou mezzo forte. Dans Immer leiser wird mein schlummer… (Cinq lieder, opus 105), traduit, de façon involontairement humoristique dans le programme par « Mon sommeil se fait de plus en plus silencieux » (faut-il entendre que le narrateur ronfle de moins en moins ?) au lieu de mon « Mon sommeil devient de plus en plus  léger »,  leise, étant un terme courant dans les partitions allemandes pour dire, ‘doux’, ‘léger’, le tempo adopté est un peu rapide pour le propos du texte, évanescent comme le voile et le rêve dont il est question. Même passion, sans doute à contrôler pour préserver le timbre, dans son interprétation de l’Arlequin d’Ariadne auf Naxos de Richard Strauss, de la part de ce chanteur qu’il faudra réentendre pour mieux en cerner les qualités.
 
Pour clore ce  récital, les trois interprètes se partagèrent avec un bonheur communicatif le tango-habanera déchirant  de Kurt Weil, Youkali, la fin des utopies. Au piano, Marion Liotard fit montre d’un contagieux plaisir de jouer, certes à la fête pianistique avec Brahms.

 Photos :
1. Bénédicte Roussenq ;
2. Philippe-Nicolas Martin ;
3. Céline Lally.

vendredi, février 19, 2010

THE SAINT OF BLEECKER STREET



THE  SAINT OF BLEECKER STREET
de Gian Carlo Menotti

Opéra de Marseille

Par l’équilibre entre la fosse et la scène, entre la direction d’orchestre et des acteurs, l’adéquation des voix aux rôles, cette Sainte de Marseille tient du miracle.

N’en déplaise aux petits marquis pincés, qui font la fine bouche, comme on la fit autrefois à Massenet, trop ou pas assez wagnérien, à Puccini, trop heureux en mélodie, tous trop heureux en succès, comme ils la faisaient naguère encore à Britten, trop éloigné des modes musicales, Menotti est un grand compositeur, doublé d’un grand librettiste et d’un metteur en scène et chef d’orchestre de ses propres œuvres, hors du commun.
Depuis Wagner, on n’avait pas connu un homme de théâtre aussi complet. Certes italien, mais surtout américain dans sa formation, comme Samuel Barber, il ne subit pas le poids des courants musicaux européens et, sans méconnaître la modernité, il s’affranchit du terrorisme musical que fut, dans les années 50 -surtout en France où on le découvrait avec pratiquement un demi-siècle de retard- ce sérialisme intégral et atonal qui étouffa plus d’un talent, sans qu’aucune œuvre à la hauteur de Schönberg et des chefs-d’œuvre de Berg, Lulu, Wozzeck, ne vienne justifier et couronner cette dictature de la mode. On redécouvre aussi Korngold, également méprisé pour ces fausses raisons, accusé de néo-romantisme expressionniste comme Menotti le fut de puccinisme tardif, comme si une telle filiation, au lieu d’être une gloire comme on la faisait aux post-wagnériens, tel Strauss, devenait une injure. Il est vrai que de Puccini, Menotti hérite une science subtile du maillage harmonique, des accords tuilés dont la succession rapide fait changer la couleur orchestrale, théâtralisée au mieux selon personnages ou situations, dans une concision des plus dramatiques. Sans airs découpés, mais plutôt des jaillissements lyriques au milieu d’une mélodie continue, d’une conversation musicale très symphonique, on trouve ici le même amour italien de la voix. Des chefs tels Toscanini, Victorio de Sabata, Eugène Ormandy, Thomas Schippers, lui apportèrent leur caution, leur onction. Donc…

L’œuvre
Le sujet ne vise pas la facilité racoleuse : années 50, dans le quartier new-yorkais d’immigrés italiens de la Little Italy, à Bleecker Street, une jeune malade, Annina, entre en transes, a des visions et reçoit tous les ans, le Vendredi Saint, les stigmates du Christ. Elle a, semble-t-il, opéré des guérisons miraculeuses. Le voisinage accourt, chaque année, dévotion et curiosité, comme au spectacle, pour la  voir entrer en transes. Autant que stigmatisée, elle est poussée, clouée, crucifiée dans sa « sainteté » ou sa névrose, par une foule aussi mystique, névrosée ou hystérique qu’elle, au désespoir de son frère Michèle, trop aimant, qui la voit inéluctablement entrer dans le rôle des ces « saints inventés par la foule », et au couvent, dans cette vocation, peut-être forcée de prendre le voile.
Loin d’être des tableaux de genre pittoresque, même la procession à l’italienne de San Gennaro, même la noce dans la tradition italienne, sont intégrés directement à l’action car ici, comme le voulait Boileau de la pièce classique, « tout court à l’événement », jusqu’à cette maîtresse Desideria, chassée par sa mère, honnie par la communauté parce qu’elle s’est donnée à l’homme qu’elle aime : au-delà de l’anecdote sur les mœurs étriquées de ces dévots Italo-américains, celle par qui le scandale arrive quand elle dénonce l’amour qu’elle juge incestueux de Michele et de sa sœur, et le paie de sa vie, elle est l’instrument du destin, jalouse d’une « sainte »  qui lui arrache son amant comme lui est jaloux de Dieu qui lui enlève sa sœur. Dépassant donc tout folklore italien et new-yorkais, tout comme West side history (1957), la Sainte de Bleecker street (1954) trouve, dans le local, l’universel : combat du doute et de la foi, et pose le problème, brûlant aujourd’hui, de l’identité des immigrés déchirés entre deux cultures, hésitant entre l’une et l’autre comme le reproche Michele à ses compatriotes : la tragédie pour lui c’est que, se revendiquant Américain contre ces Italiens mal assimilés, tuant « à l’italienne » sa maîtresse pour une question d’honneur familial, il est doublement paria, rejeté par les siens et recherché par la police.
Mais il faut noter: avec ce sujet vériste, Menotti dote souvent son texte anglais de rimes assonantes, qui accentuent le lyrisme de ses courbes chantantes.
La réalisation
Impensable aujourd’hui, la multiplicité des lieux proposés par Menotti (un appartement, un terrain vague, un restaurant, une entrée de métro, etc) est judicieusement rendue par une scénographie unique de Jami Vartan, une rue de New York avec le bas de ses immeubles de briques, leurs échelles de secours, un sémaphore, d’une précision, d’un réalisme ou hyperréalisme pratiquement cinématographique ; deux machines à oblitérer les tickets et un comptoir styliseront en leur temps entrée de métro et restaurant. Des affiches, des ballons au couleurs italiennes, donnent la couleur locale de la Little Italy tandis que les robes pimpantes de Katia Duflot, colorent chronologiquement et les lumières de Simon Corder, temporellement, l’action urbaine.

La précision maniaque des didascalies de Menotti, leur longueur, leur abondance, ses exigences du jeu d’acteurs, semblent laisser peu d’espace à un autre metteur en scène que lui-même. Pourtant, tout en respectant ce legs, Stephen Medcalf réussit à faire une œuvre personnelle. D’entrée, cette grille qui contient une foule valises à la main, fait de ces gens en attente du spectacle de la sainte, une masse d’arrivants à la douane d’un port : elle condense chronologiquement l’arrivée  antérieure de ces immigrants, futurs immigrés mal intégrés dans ce quartier de New York dont ils font une « petite Italie ». La présence de journalistes et de photographes pour guetter l’apparition de la sainte et de ses transes, rappelle la scène similaire de La dolce vita de Fellini,  d’où fut pris d’ailleurs le terme de paparazzi, et insiste sur le voyeurisme de la foule et sur cette importance de la presse pour se sentir exister aux yeux des autres, comme le manifestera cocassement Maria Corona, la marchande de journaux frustrée de notoriété. Belle trouvaille aussi, à la fois psychologique et dramatique,: lors de la noce de Carmela et Salvatore, l’euphorie de la boisson à profusion, l’abus qu’en font Michele et Desideria, marginaux de la fête, en arrivent à expliquer l’incident de langue de la maîtresse méprisée, qui ne se maîtrise plus, et la bouteille cassée de rage de l’amante (et non le couteau prévu) devient l’instrument de mort par son amant, donnant une logique accidentelle de cause à effet de ce meurtre. On regrette d’autant plus, dans ce contexte prenant de vérité, ce crucifié vivant en Christ aux lampions d’un effet irréaliste kitsch, repris par l’apothéose de la sainte.
Quant à la direction d’acteurs, elle est digne aussi du cinéma.

L’interprétation
Aucune faille vocale non plus, des premiers au plus petits rôles, tous remarquables d’engagement et de vérité humaine. Issus des chœurs, leurs silhouettes bien campées, se dessinent, trouvent leur juste place (Florence Laurent, Frédéric Leroy, Wilfried Tissot, Jean-Pierre Revest, Jean-Marc Jonca et Jean-Michel Muscat, comme ces toasts et couplets italiens à la mariée). Kévin Amiel, tout jeune ténor, à l’espiègle personnalité, y va de son « brindisi » et s’intègre sans se dissoudre dans cette masse d’hommes d’où se détache le Salvatore de Marc Scoffoni, baryton, époux aux arrière-plans inquiétants, allure de futur parrain tiré à quatre épingle et… au couteau.  Avec autant de netteté, en quelques répliques, Eduardo Melo, impose la grâce de sa voix et de sa silhouette légère. À côté de ces personnages, Juliette Galstian a la voix embuée des nostalgies des grandes âmes trahies par la vie, la chaleur maternelle, la générosité et l’émotion persuasive d’une croyante auprès d’une Maria Corona, Sandrine Eyglier époustouflante, qui dénote par l’originalité de sa mise et de ses réflexions, sorte de coryphée du chœur antique, d’abord sceptique puis convaincue, elle garde une tendresse humaine réconfortante même dans les passages humoristiques, grande voix de lumière dans l’ombre de la vie. Nom qui semble prédestiné pour un destin religieux auquel elle renonce pour le mariage, la Carmela de Pascale Beaudin a un timbre délicieux d’oiseau renonçant à une cage conventuelle sans doute pour sombrer dans celle du mariage à l’italienne comme le pronostique Assunta résignée. Le bavardage si touchant des deux femmes, avec Annina  au milieu, rappelle le nostalgique duo d’Eugène Onéguine entre la mère et la nourrice sur fond de pépiement joyeux des filles. Don Marco, le prêtre bénéficie de la voix de tonnerre de Dmitry Ulyanov qui sait se plier à la douceur confidentielle et tendre du témoin confident et confesseur humain. Rital new-yorkais par son costume, son collier de barbe et moustache, Atilla B. Kiss, ténor lyrique au timbre incisif et percutant, puissant, est le frère aimant et maudit, affronté à Dieu, au prêtre, à ses voisins, au monde, éternel rebelle rejeté par tous et déjà par sa sœur : il fait passer dans sa voix et son jeu tout le désarroi, le désespoir d’un trop-plein d’amour inutile à ancrer Annina à la terre et à lui, et le refus de la révélation d’un amour presque incestueux par sa lucide amante le pousse à la tuer comme ultime déni, et aveuglement sur ses sentiments excessifs : c’est un pathétique Don José qui tuerait non l’objet de son désir mais le sujet qui le lui révèle.
Maîtresse rejetée et objet de la réprobation des voisins, en robe d’abord aussi ardente que les désirs qu’elle a et peut inspirer -prémonition de sang-, puis en stricte et seyante robe noire et chignon de la dignité recherchée mais aussi de son propre deuil, Desideria, nom qui dit fonction, est incarnée, au sens le plus charnellement plein du terme, par Giuseppina Piunti, belle a damner un saint sinon une sainte, actrice bouleversante, riche voix de flamme et d’ombre, impressionnante figure aimante et tragique, revers charnel de la « sainte ».
Celle-ci, dirait-on, est « désincarnée » par Karen Vourc’h tant la jeune chanteuse semble entrer comme une évidence dans cette enveloppe charnelle éthérée, évanescente, de sainte vraie pour l’extérieur, mystique à coup sûr dans son intérieur: fiévreuse, hallucinée, corps souffrant, traduit par des sauts déchirants de la source vive de sa voix, palpitation faible de vie dans ce pauvre sang fluant et fuyant des stigmates, malgré l’amour du frère et du voisinage, elle nous fait sentir qu’elle est déjà ailleurs, qu’elle a déjà largué les amarres du monde. Une interprétation touchée par la grâce.
Mais le miracle de cette réussite n’existerait pas sans la passion du chef Jonathan Webb, qui sait mettre en valeur les richesses de cet orchestre puissant sans épuiser pour autant les chanteurs, tenant bien en main un chœur mobile et volubile, parfaitement préparé par Pierre Iodice.


Nouvelle production de l’Opéra de Marseille
12, 14 , 17 et 19  février 2010


Photos : Christian Dresse
1. Voyeurisme et dévotion autour de la « sainte » (K. Vourc’h ) ;
2. Procession et frère crucifié (A. Kiss ) ;
3. L’amant méprisant et l’amante révoltée (A. Kiss, G. Piunti );
4. La sœur et l’amante, l’esprit et la chair ;
5. Apothéose de la Sainte ?

CONCERT EXCEPTIONNEL SOLIDARITÉ HAÏTI

Il n’est pas indifférent de dire qu’entre deux représentations de The Saint of Bleecker Street, d’un cœur unanime, orchestre, choristes et solistes, avec l’appui de tout le personnel administratif et technique de l’Opéra de Marseille, ont offert un magnifique concert au bénéfice d’Haïti, qui a empli toute la salle, refusant même 900 entrées. On soulignera, dans cette générosité externe, celle interne du chef Jonathan Webb partageant la direction avec son brillant assistant Didier Lucchesi et celle aussi des aînés faisant la part belle aux deux jouvenceaux de la distribution, Eduarda Melo, ravissante Susanne et Kévin Amiel, étourdissant d’aisance dans « Ah ! mes amis, quel jour de fête ! », « l’Éverest des ténors » avec ses 9 contre ut successifs, unis ensuite avec le chœur dans le « brindisi » de la Traviata  qu’ils ont vaillamment bissé. Les autres interprètes chantèrent avec émotion des airs dans leurs cordes, et Karen Vourc’h une envoûtante et rare mélodie a cappella du compositeur arménien le Père Komitas. Chaud au cœur.

mardi, février 16, 2010

HYPATHIE

 
HYPATIE
OU
 LA MÉMOIRE DES HOMMES
de Pan Bouyoucas
Théâtre Gyptis
19 janvier-6 février

Ingrate mémoire des hommes: on a pratiquement tout oublié  d’Hypatie, cette femme savante, astronome, philosophe, enseignant à la bibliothèque d’Alexandrie à la fin du IV e siècle, époque charnière entre le naufrage solaire de l’Antiquité et le début d’un âge moyen obscur qui va durer, du moins en Europe, jusqu’à la première renaissance du XIII e siècle et la seconde, la Renaissance qui reviendra à la lumière antique. Hypatie paiera de sa vie d’être prise entre cette porte de la Raison qui se ferme et celle, fanatique, irrationnelle, par laquelle s’engouffre le totalitarisme religieux triomphant, non pas du christianisme libérateur, mais de son institutionnalisation étatique oppressive, le catholicisme à vocation universelle, intolérant à toute autre forme de pensée : hors de l’ Église, point de salut.
Il y avait une nécessité, donc, de rappeler à notre mémoire cette illustre figure, une urgence d’une réflexion sur des faits anciens qui interrogent notre présent, dans la vocation éthique et esthétique du théâtre Gyptis et de ses directeurs.
L’œuvre
Le Canadien d’origine grecque, Pan Bouyoucas, avait écrit cette pièce il y a dix ans, et son presque homonyme, Andonis Vouyoucas caressait le rêve de la monter. Beau sujet en effet : sur l’hypothèse rien moins que plausible que le second incendie de la bibliothèque d’Alexandrie en 395 fut l’œuvre de chrétiens fanatiques, iconoclastes, l’auteur bâtit un destin à l’héroïne dont le père meurt dans les flammes. Avec son amie Sara, juive et médecin, avec l’aide de Kimon, philosophe païen, elle mettra vingt ans à la reconstituer en partie, avant de succomber à son tour aux assauts conjugués des prêtres de religions  politisées, les « Pères », l’ordre patriarcal ligué contre les femmes, la réflexion, la science, le pouvoir mâle prêchant la docte ignorance, redoutant la raison qui interroge, questionne, cherche la lumière dans les ténèbres, donc, opposée à la foi aveugle et passive. Hypatie a beau prôner le doute déjà cartésien, sa vraie religion est la Science, son absolu, et elle se brise face aux absolus dogmatiques des Docteurs de religions monothéistes, installées à Alexandrie (où la Bible fut traduite en grec par les « Septante » savants), le judaïsme, ou un christianisme, nouvelle religion officielle d’état, avant de devenir exclusive. Hypathie aussi a la religion du Livre, la bibliothèque est son temple, tout comme les deux autres tenants des deux religions du Livre révélé, Bible et Évangiles (en attendant la troisième…) C’est, pour moi, le conflit du paganisme polythéiste, où chaque dieu a une fonction et un seul pouvoir face aux monothéismes où, cumulant tous les pouvoirs jusque-là dispersés, le Dieu total devient totalitaire.
Théâtre d’idées, l’œuvre est nécessaire, forte, et il y a de belles grandes scènes : Hypatie face à Théophile et Cyrille, le complot des prêtres contre elle, etc. Elle gagnerait néanmoins à être allégée de tirades narratives qui créent des stases dans la dynamique de l’action, mâchent trop la réflexion, de scènes inutiles (celle d’Oreste sur la chance, sur son amour qu’on a compris et sur lequel il insiste, la glose sur sa jalousie, déjà exprimée à Jean, son retour final superfétatoire dès lors que l’héroïne est morte et que le chœur a annoncé la canonisation future de Cyrille, premier saint d’Alexandrie, etc). On est aussi gêné parfois par la langue (on passe sur « un oasis »), un peu filandreuse, alourdie d’expressions anachroniques (« subventions », « sondage », « pensée unique »…) pour insister un peu trop sur l’actualité, alors qu’il est évident qu’il n’y a pas une situation sur laquelle le spectateur d’aujourd’hui ne puisse mettre une image, un mot contemporains, de la Nuit de cristal et de l’incendie prétexte du Reichstag aux autodafés de livres, aux lynchages de femmes. On aurait aimé y trouver d’autres formules telle l’efficace remarque de Sara à la raisonneuse Hypatie « soliloquant sur les vertus du dialogue ». On se dit que c’est une grande œuvre à laquelle il manque une belle écriture.
La réalisation et l’interprétation
C’est justement là la qualité de la mise en scène d’Andonis Vouyoucas qui, tout en servant respectueusement le texte, en compense le trop dire par une action belle, plastique, efficace, aérant l’écriture trop compacte par l’intervention extraordinaire de densité et de dynamique de danses, par la poétisation de parenthèses de musique qui apportent des temps de tension et de réflexion.
La musique originale d’Alexandros Markeas (jouée par l’Ensembe Télémaque de Raoul Lay) stylise subtilement un orientalisme étrange, stridences, gémissements et hurlements de hautbois, xylophone électrisant, percussions, pincements de la guitare ; les chants, confiés à Muriel Tomao, voix large, timbre riche, ont d’abord des sauts déchirants dans l’aigu à la Poulenc, inquiétants, mais s’adoucissent et arrondissent en d’épithalame poétique. Quant à la chorégraphie de Josette Baïz pour la Compagnie Grenade, on est saisi par la pertinence et la violence dramatique de cette break dance, folle danse de follets, danse de mort, effrayante et fascinante, en accord parfait.

La scénographie de Claude Lemaire (réalisée par Claude Amaru), des degrés blancs, des piédestaux de colonne, ou tribune pour orateur, temple et autel du sacrifice, est sobrement suggestive ; les lumières de Robert Venturi, viendront les caresser de teintes de lune ou de feu, sculptant les visages, les plis de costumes (Virginie Breger), robes ou toges, capuches de moines et terrible orant funèbre. Vouyoucas posera sur ces socles, comme la puissante statue d’une victoire antique, la chanteuse, y disposera les acteurs comme des orateurs, des tribuns, selon la situation de la profération, de l’imprécation.
La scène d’entrée est admirable de grandeur terrifiante : par les deux allées de la salle, deux processions antiphonales, lumière et ténèbres, avancent vers le plateau, moines sombres ou pénitents, avec, en la main des meneurs les livres sacrés qui, ouverts soudainement, prennent feu, prémonition de l’incendie de la bibliothèque avec l’alibi de la flamme sacrée du Livre. La scène de la fin est tout aussi grandiose et effrayante : dans la bacchanale mortelle des moines chrétiens encapuchés, Hypatie, assaillie par la meute, déshabillée et portée nue, comme un trophée à bout des bras des hommes des ténèbres.
Le jeu d’acteurs n’a aucune faiblesse, de Michel Grisoni, Théophile craintif et confit en dévotion et Kimon, hargneux et misogyne, de Didier Bourguignon, fugitif Théon puis rabbin monstrueux de tranquille et haineuse misogynie même envers sa fille, en passant par Martin Kamoun qui campe un jeune moine pris, sinon de doute, de compassion, de compréhension, bien qu’incendiaire, d’une troublante douceur. Mathias Maréchal, avec le rôle le plus long, est trop accablé de texte innécessaire, longs tunnels narratifs dont on ne sent pas trop la construction où l’acteur pourrait accrocher ses phrases : malgré une diction étrange, il laisse passer de la sensibilité et percer le désarroi, on ne sait si du héros ou de l’interprète. Dans le vocabulaire lyrique, on dirait « seconde dame », Stéphanie Fatout fait atout de sa fragilité, forte femme faible, savante, affrontée à un père terrible, répressif et meurtrier, touchante. C’est le contrepoint de l’Hypatie d’Agnès Audiffren, puissante, arrogante, mordante, maîtresse en rhétorique et dialectique, butée, murée dans ses convictions, déployant le même esprit des victimes face à leurs bourreaux, Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette : force qui va, elle succombe face au complot des lâches, mais sans être vaincue, sa défaite étant sa victoire. Mais, finalement, le rôle le plus important est celui de Cyrille, qui devient évêque et saint, aussi frontalement violent que tortueux et il faut reconnaître que Philippe Séjourné y est si magistral qu’on se prend à le haïr : il clame, déclame, tonne, murmure, susurre, toujours dans la justesse d’un personnage acceptant la damnation éternelle dans l’au-delà pour asseoir la domination temporelle de l’Église ici-bas : un saint infernal. Du grand, du beau théâtre.

Bandeau 1 :  à gauche, Philippe Séjourné (Cyrille), à droite, Stéphanie Fatout (Sara).
Bandeau 2 :  à gauche, Agnés Audiffren (Hypathie), à droite Mathias Maréchal (Oreste) et Hypathie et, avant, Didier Bourguignon( Rabbin).
3. La mort d'Hypathie.


AMADIS de Lully



AMADIS

Livret de Philippe Quinault, musique de Jean-Baptiste Lully
Opéra d’Avignon

L’œuvre
Non, Don Quichotte, s’il en est la parodie, ne signe pas la mort des romans de chevalerie mais en est la paradoxale exaltation. Si le Chevalier à la Triste Figure avoue lui-même que le plus célèbre d’entre eux, Amadís de Gaula, de José de Montalvo (1508) l’a rendu fou, cette folie est bien d’amour, et largement partagé, car la carrière du célèbre roman n’en continue pas moins son chemin triomphal, donnant le prototype du chevalier errant aux aventures fabuleuses, terrassant monstres, dragons, géants, délivrant princesses et séduisants enchanteresses. Ce roman, supposé tiré d’un modèle médiéval portugais (dont il n’y a aucune trace), né dans la Péninsule ibérique en castillan, avant de devenir le parangon de tous les autres romans de chevalerie, court toute l’Europe jusqu’au XVIII e siècle, traduit en France en 1540 par Herberay des Essarts. Les suites semblent ne pas avoir de fin, la filiation, infinie : Amadis de Grèce, Amadis de l'Étoile, Amadis de Trébizonde, etc, les heroic fantasy des B. D. et du cinéma en étant aussi de traditionnels avatars. L’opéra, qui s’approprie du théâtre à machines, devait inévitablement s’en emparer : de Lully à l’Amadigi de Hændel, sans oublier Les Paladins de Rameau, toutes histoires tirées, pour faire pendant à la mythologie antique ressassée, du merveilleux chrétien médiéval mis en faveur par la vogue de l’Orlando furioso de l’Arioste et la Jérusalem délivrée du Tasse. Lully tirera d’ailleurs, avec nombre d’autres musiciens, son Roland du premier et son Armide de l’autre.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Louis XIV, fils d’Espagnole et époux d’une autre, demande à Philippe Quinault un opéra d’après ce livre espagnol acclimaté, le plus grand succès éditorial des XVII e et XVIII e siècles après les Histoires tragiques François de Rosset, La Princesse de Clèves, il faut le signaler, n’étant qu’une œuvre élitiste et confidentielle à l’aune de ces deux-là.
Lully mettra en musique le livret en 1684. Ce n’est sans doute pas sa meilleure partition, mais on sent une recherche d’expression adaptée à l’affect, à la situation, au milieu des passages obligés déjà devenus lieux communs de l’opéra baroque depuis l’Italie avec ses formules rhétorisées (le sommeil, les enchantements de la forêt, la prison enfer, les yeux ouverts rien qu’aux larmes, etc…), que l’on ne manque pas de retrouver dans la scène lyrique bien postérieure, de Purcell (« horrid music » des sorcières de Didon) jusqu’à Wagner, d’ailleurs imprégné du retour médiéval de son temps et de son merveilleux. La déploration d’Amadis dans la forêt est magnifique d’expressivité, l’air d’amour puis de jalousie d’Arcabonne, l’enchanteresse amoureuse, anticipe Armide et même la Phèdre de Rameau ; la scène de la prison-enfer est saisissante, la chaconne finale, qui annonce aussi celle d’Armide, avec sa basse obstinée et ses variations, devient une déjà page symphonique, fin d’acte ou d’œuvre que n’oublie pas Rameau. Les personnages maléfiques sont plus intéressants que les héros, trop convenus et l’intrigue est réduite sans doute à ce qui pouvait permettre les « effets spéciaux » des machines, les enchanteurs étant forcément plus spectaculaires.
À l’exception de deux versions de concert à notre époque, l’œuvre n’avait plus été montée depuis le XVIII e siècle. C’est dire l’intérêt de cette création d’Avignon, en co-production avec le Centre de Musique baroque de Versailles et l’Opéra de Massy où Pascal Duc a réalisé la partition.


La réalisation


La musique de Lully, l’Orchestre des musiques anciennes et à venir, les Chantres du Centre de Musique baroque de Versailles,  de jeunes chanteurs solistes parfaitement pliés à la stylistique de cette musique, le tout dirigé par Olivier Schneebeli, expert en la matière, étaient une suffisante garantie « baroqueuse » qui dispensait le metteur en scène Olivier Bénézech d’alourdir la réalisation par des effets d’un baroquisme de reconstitution, archéologique. On salue donc cette scénographie inventive (Gilles Papain, Olivier Bénézech) : sur un fond d’abord abstrait, des éléments géométriques mobiles, socles, piédestaux, bases de colonnes, degrés, qui seront, tour à tour, tombeau, chaos de rochers, et sous des projections fastueuses (Gilles Papain, Marie Jumelin), des tapisseries somptueuses, des devises nobiliaires, tandis que les lumières  de Philippe Grosperrin baignent les scènes dans des halos poétiques, révélant des fonds d’orage de bleus et verts tourmentés ou de basses-fosses infernales de ténèbre et de feu. Des transparences font naître une onirique ou cauchemardesque forêt et, à la fin, apparaître toute la machinerie stylisée du théâtre baroque, évoquée de la sorte, mais convoquée aujourd’hui par de stricts moyens d’une efficace économie.
Les costumes luxueux (Frédéric Olivier), ne sont pas des reconstitutions historiques, ne sont pas ces académiques modernisations qui avouent l’échec de l’invention, mais des créations originales qui connotent librement une époque ancienne, médiévale  (les hommes) et baroque (les dames), à la fois de fantaisie de BD et de précision (coiffures Médicis et cols des robes), dans des moires chatoyantes, des velours, du plus bel effet, bleus, dorés, rouge. Les êtres surnaturels, elfes, lutins, ou esprits maléfiques, sont de sortes d’humoristiques larves, des chrysalides aux oreilles pointues. C’est beau et séduisant.

Interprétation
On regrette un peu, avec cela, avec le matériau de ces jeunes chanteurs beaux et souples, un manque de jeu, des gestes trop simples, stylisation sans doute de la gestique baroque, mais un peu répétitifs. Mais il est vrai, qu’à l’exception de la douloureuse magicienne, la matière psychologique est mince, voire inexistante.
En Oriane, amante du héros, Katia Velletaz, premier « dessus » (soprano), a une jolie voix ronde, très expressive dans l’acte IV où des sentiments plus forts se font jour après l’air convenu du dépit amoureux du début. 
Elle forme le premier couple avec Amadis:  Cyril Auvity, qui l’incarne, haute-contre, ce ténor aigu de l’opéra baroque français jusqu’à Rameau, a un timbre léger et poétique mais qui sait aller à une belle et virile puissance. Le second couple, c’est Corisande, amante du  frère du héros,
Dagmar Saskova, second « dessus » (soprano), voix délicieuse, pleine de charme et d’agilité ; l’amoureux Florestan, « basse taille » (baryton), Edwin Crossley-Mercer a une voix héroïque, sonore et portante et une superbe tenue scénique.
Deux autres couples se partagent la scène avec les jeunes premiers, les bons génies et les maléfiques. Hjordis Thébault , la bonne fée Urgande, a la voix proportionnée à la hiérarchie des rôles, mais en parfaite adéquation de style ; Alquif, son époux, Arnaud Richard, basse, semble vocalement sacrifié au début, mais en géant Ardan-Canile, ressuscité ou éveillé, il tonne de belle façon. Le méchant Arcalaüs d’Alain Buet a une superbe voix, impressionnante. Enfin, en Arcabonne, malfaisante enchanteresse vaincue par l’amour (comme Armide, Alcina), Isabelle Druet, sait donner à son personnage, le plus touchant de l’œuvre, la puissance émotive de sa voix de mezzo, plus attentive à l’expression déchirée d’une impossible amante qu’au simple beau chant décoratif. Tous ont une maîtrise parfaite de la déclamation lullyste et des agréments caractéristiques, ces petits gruppetti de fin de phrase, petits panaches ornementaux qui n’affectent pas la compréhension du texte, qui passe, en France, « prima la musica ».
Les instruments anciens, souplement conduits par Schneebeli, sonnent à la fois délicatement et avec puissance, les théorbes emplissant de leurs ondes frémissantes la salle, ce qui dément les préjugés un peu absurdes sur la minceur de la musique baroque. Enfin, un danseur, Robert Le Nuz, stylise aussi les entrées dansées de la tragédie lyrique selon Lully.
Opéra d’Avignon, 24 et 26 janvier.
Direction musicale : Olivier Schneebeli ; continuo : Fabien Armengaud. Orchestre des Musiques Anciennes et à Venir ;  Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles. Ballet de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse.
Mise en scène: Olivier Bénézech ; 
chorégraphie : Françoise Denieau ; 
scénographie : Gilles Papain, Olivier Benezech ; 
costumes : Frédéric Olivier ; 
lumières : Philippe Grosperrin ; 
images vidéo : Gilles Papain, Marie Jumelin.
Distribution :
Oriane : Katia
 Velletaz ; Corisande : Dagmar Saskova; 
Arcabonne : Isabelle Druet ; 
Urgande : Hjördis Thebault ; 
Amadis : Cyril Auvity ;
 Florestan : Edwin Crossley-Mercer ; Arcalaüs : Alain Buet ; Alquif, Ardan-Canile : Arnaud Richard ; danseur : Robert Le Nuz.
Photos : Studio ADC
1. Amadis et Oriane;
2. Florestan entre Oriane et Corisande;
3. Urgande et les deux couples d'amants.



vendredi, février 12, 2010

Du Visible à l'invisible (Jean Cocteau)

DU VISIBLE À L’INVISIBLE
JEAN COCTEAU

Friche du Panier (Théâtre de Lenche)

Édouard Exerjean, pianiste admirable puis conteur remarquable, diseur, pianiste et acteur à la fois désormais, nous a tellement habitués à l’excellence, qu’on trouve pratiquement normal qu’il nous offre un visible spectacle où l’aisance, la fluidité entre parole et piano, coulant comme de source, cachent tout l’invisible travail minutieux et acharné de cette réussite.
On avait aimé ses autres récitals piano/textes, un mémorable Colette, à la fois raffiné et plein d’humour. Ici, il renouvelle cet exploit de l’énorme travail qu’il faut imaginer de recherches minutieuses pour présenter une palette de textes de Cocteau, beaux, émouvants, drôles, toujours pertinents, assaisonnés d’un éventail de pièces de piano d’amis du poète, dramaturge et esthète, qui sont comme une auréole poétique plus qu’une illustration, une toile sonore de fond, un véritable contrepoint musical.
La scène, nue, six simples chaises, trois noires, trois blanches, dans une alternance chromatique du clavier du piano, posé au fond, tel un noir oiseau, aile déployée, arrêté en plein vol, attendant l’envol de la musique sous les doigts du pianiste. D’une chaise à l’autre, Exerjean dit ses textes choisis, avec une sensible gourmandise des mots succulents qui mettent l’eau à la bouche, qu’il nous fait déguster savoureusement, avant de nous délecter de pièces de musique : évidemment, le fameux « Groupe des six », parrainé par Cocteau, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Arthur Honegger, Georges Auric, Louis Durey et Germaine Tailleferre, qui marquèrent le renouveau musical des années 20 en France, s’émancipant de Wagner et  de Debussy, mais aussi Henri Sauguet, Jean Wiener ; naturellement, Satie, et Kurt Weil exilé en France, dont il nous donnera un nostalgique Youkali plein de rêveuses nuances, sans oublier le sombre et magnifique prélude n° 15 de Chopin.
Mais, au-delà d’un plus que bon pianiste qui joue de la bonne musique, c’est le « diseur » Exerjean qui étonne : 1 heure 20 de musique et de textes sans une défaillance, sans un trou, sans un mot bousculé ou hésitant, sans une consonne malsonnante ou trébuchante. Quel bonheur !
Il y a des textes d’émotion sur le vain retour au passé démoli (« Ma mémoire n’ayant plus de lieu, je devais emporter le bagage »), d’amour pudique à Jean Marais dormant, ami, amant, enfant, des textes fondés sur des chutes inattendues pleines d’humour, des « mots », des sentences prophétiques sur la Bourse, le réveil de l’Islam, des boutades (« Hugo se lançant dans un long monologue qu’il appelait conversation », des saillies : « L’erreur du Christ n’est pas la crucifixion mais le Vatican », un irrésistible portrait de la bavarde Anna de Noailles, un extrait magnifique de son discours d’entrée à l’Académie française et, surtout la réponse ferme, digne, d’une juste cruauté à un article du tartuffe Mauriac, cloué au pilori par cette sentence finale qui définit si bien Cocteau : « Je hais la haine. »
Oui, Exerjean aime la musique, les textes, aime aimer, c’est sensible, et fait partager un amour que le public lui rend bien.

Friche du Panier (Théâtre de Lenche) du 12 au 30 janvier 2010
Édouard Exerjean, pianiste et conteur.
Textes de Jean Cocteau, musiques d’Auric, Chopin, Durey, Milhaud, Honegger, Poulenc, Satie, Sauguet, Tailleferre, Wiener, Weil.

Photo de Christiane Robin

vendredi, février 05, 2010

L'Heure du thé de janvier


L’HEURE DU THÉ
Janvier 2010

Joli cadeau de Nouvel An que ce trio de chanteurs présenté par le CNIPAL, auquel répondent tous nos vœux.
Les trois nous sont déjà connus et bien appréciés. On retrouve avec le même bonheur la mezzo soprano Aï Wu, qui semble chez elle dans Mozart et Rossini. Elle fait goûter dans ces airs l’éclat scintillant de son timbre, ses aigus ronds et sonnants, sa technique assurée dans les acrobaties, mais également ses dons d’interprète, d’incarnation convaincante des personnages, faussement naïve (Chérubin), exagérément pathétique ou joliment rouée (Dorabella), malicieuse  et gracieuse Rosine, futée et affûtée dans ses duos jubilants avec Guglielmo et Figaro. Mais son registre dramatique est aussi remarquable que ses vocalises perlées dans la pathétique supplique au père de Juliette du Roméo de Bellini.
Soprano qui s’étoffe et se colore, Bénédicte Roussenq, sait cependant maîtriser, alléger sa grande et belle voix, le montre, avec une grande allure et une émotion contenue, dans le « Porgi Amor… » de la Comtesse des Noces, le démontre en Fiordiligi dans le duo du début de Cosí fan tutte avec Dorabella. Mais on la sent frémissante, palpitante dans les grands rôles dramatiques, l’Elvire outragée, déchirée de passions et de sauts du Don Giovanni, tandis que le récit et air de Mathilde du Guillaume tell de Rossini lui offre un grand éventail de nuances tant vocales que scéniques. Un beau tempérament.
Le baryton chinois Zheng Zhong Zhou, qui, dès septembre rejoindra le prestigieux atelier lyrique du Covent Garden qui l’a sélectionné pour d’ultimes perfectionnements, est tout séduction, velouté et caresse de la voix dans la sérénade de Don Giovanni, faconde et joie de vivre dans un air du Guglielmo de Cosí souvent sauté qu’on entend ici avec le plaisir qu’il nous fait partager, élégant et léger; il est survolté en Figaro rossinien, et donne une réplique ironique à ces dames coquines dans les duos, avec un grand charme et une aisance primesautière d'une voix égale dans tout le registre.
Traditionnellement, un ensemble brillant et amusant réunit les jeunes solistes dans un numéro final, ici la Danza de Rossini, le tout mené avec verve et finesse par l’accompagnatrice Nina Huari. Vivifiante, pétillante coupe de vrai bel canto.

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