Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

vendredi, juillet 27, 2018

TERRE ET CIEL : CASTAGNETTES ET HARPE




ARPÈGES ANDALOUS

Lucero Tena, castagnettes,

Xavier de Maistre, harpe
TOULON,
Tour royale, 
8 juillet



Le Festival de musique de Toulon, hivernal et estival, anime au sens premier, ‘donne une âme’, à des lieux patrimoniaux, par la musique. Parmi ces lieux, la Tour royale, démocratiquement posée au-dessus d’une plage populaire, s’impose en bout de ville comme une sentinelle désormais souriante de la cité. Nous l’avions découverte avec bonheur justement grâce au concert des Voix Animées de Luc Coadou, remarquable ensemble a cappella toulonnais, bien connu internationalement. Et je la retrouvais, en attente d’un autre plaisir musical, telle que je l‘avais vue la première fois, château de sable à l’échelle des titans, concrétisé en pierre au fil des siècles.

Cette Tour royale de Toulon, au bout d’une presqu’île, domine désormais paisiblement la rade, sans canons, tambours ni trompettes autres que ceux des orchestres, en géant débonnaire, dépositaire d’un passé guerrier aujourd’hui heureusement révolu : elle accueille désormais dans son creux, dans sa cour, la paix universelle de la musique. Et l’on y allait donc au crépuscule, planté sur la sérénité du vert tapis du parc à ses pieds, enfants sortant de la baignade, quand la mer reflète en soie rose le rougeoiement velouté intense du soleil avant qu’il ne sombre avec faste et s’éteigne, semblant éclairer la mer par en dessous, relais lumineux de l’astre enfui. Miraculeuse courtoisie du temps, ce soir-là, pas un souffle de vent, et l’étoile du Berger, de Vénus, à l’ouest, éblouissant diamant épinglé au manteau lentement nocturne du ciel sur les flots sereins, témoin brillant et bienveillant passant à l’est à l’issue d’un concert placé de la sorte sous son patronage.


Ciel et terre

Étrange oiseau doré posé sur un pied sur la scène face à la nuit tombante et la mer silencieuse, la harpe déploie une aile immobile striée de l’or aérien de ses cordes. Instrument que l’on prête aux anges, voué au paradis, la harpe est associée ce soir en harmonie, insolite union, aux percussives castagnettes, en bois ou matière dure (Carmen s’en improvise en cassant une assiette pour en jouer) : la  terre et le ciel, la tour sous les étoiles.


Les étoiles (préférons-les aux « stars ») sont Lucero Tena, aux castagnettes, et Xavier de Maistre à la harpe : instruments immémoriaux des musiques primitives, percussions et corde vibrante, arrivés jusqu’à nous dans un raffinement extrême. Elle, minuscule grande dame qui a donné ses lettres de noblesse aux castagnettes, les faisant accéder de l’arrière-salle des tavernes enfumées du flamenco originel au-devant de la scène des plus grandes salles de concert, enflammant les plus grands orchestres sous la direction de chefs prestigieux. Lui, solide athlète, homonyme de l’auteur savoyard du Voyage Autour de ma Chambre, Toulonnais d’origine, même ancré comme professeur à la Musikhochschule de Hambourg, court le monde désormais, harpiste multi-primé et prisé aussi par les plus grands ensembles orchestraux. Une discographie imposante déjà à son actif et pas moins que la création, l’an dernier, à Tokyo, du Concerto pour harpe de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho. Lucero Tena, ancienne danseuse de classique et de flamenco, ex-professeur au Conservatoire de Madrid, dédicataire de deux danses espagnoles de Joaquín Rodrigo, bien qu’ayant fait ses adieux officiels à la scène, privilégie néanmoins sa collaboration avec Xavier de Maistre et ce couple attachant de musiciens prestigieux, la dame menue que ce grand gaillard amène et ramène sur la scène avec une tendresse filiale, connus à Madrid, arrivent jusqu’à nous sur le fil de leurs tournées acclamées, pour un concert que, sans emphase ni dithyrambe, on peut qualifier d’exceptionnel.


Associées en général au flamenco les castagnettes sont en fait utilisées dans toute la Péninsule ibérique et la guitare, populaire, si espagnole dans l’imaginaire musical, fait oublier aux musiciens que la harpe, aristocratique, a connu un essor considérable en Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, de la même famille des cordes pincées, comme le clavecin, mais avec les doigts. Le programme en fut une brillante démonstration.

Le premier morceau, d’une proportion toute classique à la Haydn et d’une grâce mozartienne, dans une transcription de Xavier de Maistre, est la Sonate en ré majeur du prêtre basque espagnol Mateo de Albéniz (1755-1831) fleuri de rythmes de danses espagnoles, où pointe le fandango tellement en faveur à l’époque même au-delà des Pyrénées. C’est, d’avance, tout le condensé des qualités des deux interprètes, leur connivence, leur musicale et souriante complicité : précision des attaques, des paraos, des arrêts secs que même la musique classique hérite de la populaire : je pense, bien sûr, à ce cantar limpio, ce ‘chanter propre’, cette caractéristique exigence du chant espagnol qui demande des ornements, des mélismes, même les plus subtils, précis, détachés, nets, sans bavures, jamais savonnés, d’un rythme impeccable et implacable, que peu d’interprètes non espagnols, malheureusement, savent rendre dans leur quintessence hispanique.

 On est impressionné de voir les mains géantes de ce grand garçon courir sur les fils ténus de la harpe avec une légèreté arachnéenne, mais jamais sans mièvrerie, toujours viril, insolite et séduisante harmonie de cet instrument toujours abusivement rapporté aux femmes, ici sensuellement associé à ces castagnettes, métaphores faciles des attributs mâles, jouées, frappées, entrechoquées vigoureusement par une petite bonne femme. Plus qu’une simple sonate, les deux artistes en font, et feront des morceaux suivants, un concerto, un dialogue concertant entre les deux instruments : la harpe propose, les castagnettes répondent, ponctuent, relancent, soulignant des cadences et toujours dans un incroyable accord dans les forte et les piani ou double piani. De ses doigts puissants, avec une volubilité virtuose, délicate, le harpiste tisse, tresse des sons légers, impondérables, des ruissellements irréels de finesse et de fantaisie. De son côté, on est abasourdi, non assourdi, des castagnettes de Lucero qui, parfois obsédante basse continue de musique baroque, savent se faire intimes, réussissant des gruppetti, des grappes de sons, pratiquement des trilles avec une souplesse qu’on ne prêterait pas à la sécheresse du bois rigide de ses instruments. C’est tout aussi impressionnant.


 Loin des accords ou arpèges andalous du titre du programme, dans une transcription encore personnelle, Xavier de Maistre proposera en solo deux œuvres de Jesús Guridi (1866-1961) dont le Zortzico zarra, ‘Vieux Zortico’, danse typique basque à 5/8 de ce prolifique compositeur, pleine de vigueur montagnarde.  Il donnera aussi la lumineuse Sonate pour harpe en ré majeur du Padre Antonio Soler (1729-1783) dont on connaît surtout les innombrables pièces pour clavecin, toute rythmées, comme chez Domenico Scarlatti, de danses espagnoles.

Pour la part andalouse —toute relative car autant Isaac Albéniz (1860-1909) qu’Enrique Granados (1867-1916) sont catalans, mais espagnols dans l’âme malgré la crasse ignorance de certains séparatistes actuels, et Francisco Tárrega (1852-1909), aragonais— Manuel de Falla (1876-1946), authentique andalou de Cadix, ne pouvait manquer. C’est bien, inspirée de thèmes populaires ou inventés, une vision musicale intime de l’Andalousie, sans négliger d’autres régions (Aragon, Asturies) que nous offrent ces compositeurs espagnols et que nous rendent avec une émotion qu’ils nous font partager ces deux interprètes communiant en une même hispanique ferveur, respectueuse, sans nul effet folklorisant. Tout sonne juste, je dirais, vibre, nous fait vibrer.

Du premier, avec Torre Bermeja, où même les castagnettes deviennent rêveuses, nous seront présentés des extraits de la Suite espagnole, « Granada », «Zaragoza ». Difficile de tout détailler dans ces interprétations d’une noble beauté mais comment n’être pas bouleversé par celle d’Asturias d’Albéniz, fourmillement musical insensible, obsédant, scandé de traits cinglants, rageurs, troués de silence ? Du second, la fameuse « Andaluza », extrait aussi de ses Danzas españolas, transcrite pour harpe par de Maistre, comme aussi Recuerdos de la Alhambra, ‘Souvenirs de l’Alhambra’, de Tárrega, qu’il donne en solo frémissant de trémolos, de trilles d’une grande douceur, un frisson d’eau sur la mousse des jardins du Generalife : le harpiste recrée, toute la finesse du rasgueo et punteado, ‘arpégé et piqué’, pincé, de la guitare avec son instrument. L’interlude de La vida breve, la "Danse numéro 1", de Manuel de Falla qui concluait  en drame le concert, pinçait et claquait dans le rythme inéluctable, fatal, de la tragédie.


En bis, merveilleuse surprise, les deux artistes nous firent le cadeau de l’interlude de La boda de Luis Alonso, zarzuela sur un maître de ballet andalou, de Géronimo Giménez  (1854-1923), brillantissime pièce sur des thèmes de danses traditionnels pour certains (une jota joyeuse), dont même Liszt s’inspire avec sa pièce sur les Folies d’Espagne. Les deux artistes s’en donnèrent à cœur joie pour la nôtre.

Festival de Toulon
Tour royale, 8 juillet
Arpèges andalous,
Lucero tena, castagnettes, Xavier de Maistre, harpe.

Musiques de Mateo Albéniz, Isaac Albéniz, Manuel de Falla, Jesús Guridi, Enrique Granados, Antonio Soler, Francisco Tárrega.

Photos : 
1. B. P.
2, 3, 4. Tedeschi 

On signalera le programme, anonyme, extrêmement bien fait  (que je n'ai eu qu'en partant).

 Serenata española :
https://www.youtube.com/watch?v=5k_ix0Ya2Y4



mardi, juillet 24, 2018

COCKTAIL MUSICAL, IVRESSE GARANTIE


Amour, swing et beauté

par les Swing Cockt’Elles

Festival d’Avignon,

Théâtre de l’Essaïon

22 juillet 2018



         Sans spiritueux, spirituel cocktail musical qui comble la vue, l’oreille et l’esprit, nous grisant d’une douce ivresse des sens et du sens.


Genre, transgenre est la rubrique générique, généreuse dans son désir d’égalité sexuelle, du Festival d’Avignon 2018. Voici un spectacle de théâtre musical qui, sans transgresser le genre, au contraire, le joue et déjoue, sublimant le féminin pluriel, la femme, multipliée en trois. Mais sans exclure l’homme inclus ici dans la figure singulière mais générale du masculin d’un pianiste déjanté, même en slip plutôt jojo, Jonathan Soucasse, cocasse Jocrisse, joujou de ces drôles de dames toujours drôles mais non cassantes, qui ne cassent jamais de sucre sur le dos du mâle, « Mon homme » ou « Mec à moi » revendiqués ou rejetés: « Fous le camp, Jack… ».

         Et puisqu’il est question de féminin et de la revendication féministe actuelle d’une langue inclusive qui engloberait masculin et féminin, utopie qui contredirait la loi universelle linguistique du raccourci, il est plaisant d’analyser en passant le nom qu’elles donnent, sans rien revendiquer, à leur trio où il y a des mots sous les mots et non des maux. Elles s’appellent les Swing Cockt’Elles. Cocktail signifie en anglais ‘queue’, (« tail ») de « cock » (‘coq’), ‘queue de coq’. Mais ce dernier terme, « cock », signifie aussi en langage familier et malicieux, la ‘queue’, bref, pour ne pas le faire long, le sexe du mâle, et par apocope, c’est-à-dire, le retranchement d'une lettre ou d'une syllabe à la fin d'un mot, la coupure, l’ablation, de ce « tail », de cette queue de coq, et n’y voyons pas malice, ni gauloiserie de coq gaulois, le « tail » de cocktail est coupé, tombé —on espère glorieusement— et il a été remplacé ici par Elles, le triomphant pronom féminin pluriel et majuscule après une apostrophe piquante : donc, d’un coup d’aile, les Elles et non les Ils, ont pris leur envol et le pouvoir : et voilà nos Swing Cockt’Elles. Sous ce titre, sous ce nom, non un banal cocktail, mais Cockt’Elles, qui garde de son origine buvable, même non alcoolisée, quelque chose de grisant, de capiteux, qui monte à la tête, se cache, ou plutôt, s’arbore un trio vocal féminin :  la directrice artistique chargée des arrangements et dérangements musicaux, Annabelle Sodi-Thibault, soprano, Ewa Adamusinska-Vouland[1], alto et Marion Rybaka, soprano, familière de nos scènes.


 Les séries télévisées ont mis à la mode des séries de dames folles de mode, folâtres, fofolles, follement amoureuses, et l’on n’oublie pas les adorables aventurières de l’amour entre deux cocktails, à tous les sens du mot ci-dessus décrypté, de Sex in the city, les touchantes ou agaçantes femmes au foyer au bord de la déprime ou de la crise de nerfs de Desperate housewifes et toutes les héroïnes sérielles formatées sur ce modèle par les études de marché de la marchandisation culturelle télévisuelle rentable. Sur Netflix, regardée une seule série, on m’en propose…dix-huit autres, autant de bouquets à enfiler de belles dames en mal de vivre, par écran préservatif interposé.

Cela commence donc par la télé, ses pubs, ses feuilletons, telenovelas et soap opéras avec, pour cœur de cible mercantile les ménagères au cœur sensible bien sûr. Ici, comme le téléviseur, années 50, robes tabliers fleuries comme leurs rêves, avec des sacs de shopping de fashion victims oblige, mais, rentrées à la maison, arborant tous les attributs de l’épouse au foyer modèle, gants de ménage assortis, balai, plumeau et tapette pour traquer l’importune mouche et moustiques qui, tombant au champ d’honneur de la propreté méticuleuse, mériteront quelques accords de la marche funèbre de Chopin. Un rêve lointain de l’american way of life transposé dans la société de consommation de notre continent, avec un va et vient étourdissant entre leurs musiques respectives, savantes et populaires, d’hier et d’aujourd’hui, en passant par les tirades polonaises et allemandes d’Ewa et les interventions méridionales de Marion, le ton pointu sophistiqué d’Anabelle, jeux d’accents non moins musicaux des passages parlés de ces trois cantatrices lyriques.

Et, ponctuant les travaux domestiques, l’addiction, l’opium de la télé populaire, pour les accrocs, de la série, susurré dans la lucarne par une voix planante d’aéroport :

« Cinq-millième saison d’Alerte à Avignon. »


À la fin du spectacle, on aura atteint, annoncé, la neuf-millième saison et le fatal et final épisode palpitant : « Barbara va-t-elle enfin récupérer Jack ?… »

Mais les recettes de cuisine pour femme au foyer (comme dirait Landru) ne peuvent manquer : elles nous en concoctent, et une bonne. Et là, Chopin égrené oblige, c’est la délicieuse Recette de l’amour fou (1958) de Serge Gainsbourg :

Dans un boudoir introduisez un cœur bien tendre ;  
Sur canapé laissez s'asseoir et se détendre 
Versez une larme de porto 
Et puis mettez-vous au piano 
Jouez Chopin 
Avec dédain 

Et l’on voit et entend ainsi comment procède subtilement le spectacle et le concert : narrativement, par le fil d’une histoire où s’enchaînent des situations typiques et topiques, parodiques, de femmes au foyer qui, cependant, marquent une évolution et même une révolution par le dépouillage progressif de leur habillage, de la ménagère à la vamp, de la femme soumise à l’homme toujours espéré, désespérée de le retenir ou largué(e)  après une brutale rupture par SMS, amenant, du doux roucoulement slave d’amour d’Ewa à ses imprécations homériques en polonais dont on comprend le sens à entendre les sons, bref, à la libération de la dépendance masculine : « Fous le camp, Jack… » obsédant, le gant de ménage ménageant l’époux au foyer devenant menaçant gant de boxe. Musicalement, on glisse insensiblement du Chopin funèbre à celui de Gainsbourg et du Serge du prénom à Sergueï Rachmaninov.

 Il en ira ainsi, insensiblement, sans rupture de ton, dans une logique harmonique absolue, d’une fugue de Bach au tendre Summertime de Gerschwin, de la Bachiana N° 5 de Villalobos à Manhá de Carnaval d’Orfeo negro, avec une fantaisie respectueuse et pleine d’humour de citations classiques, amoureusement traitées, à des chansons d’amour. On trouve de la sorte des airs de Brassens, Glen Miller, de grands compositeurs de comédies américaines tel Richard Sherman, etc, mêlés dans un pétillant cocktail, à des thèmes classiques.




Véritable composition musicale

Mais attention, il ne s’agit pas ici d’un simple ou plus ou moins habile collage de morceaux disparates reliés avec plus ou moins de bonheur. Le travail musical d’Annabelle Sodi-Thibault est véritablement original, d’une grande subtilité musicale, qui s’adresse à de véritables musiciennes et à un pianiste tout aussi virtuose. Loin de bricoler un patchwork arlequinesque, elle tisse, elle coud délicatement les morceaux sans que jamais l’on sente les coutures, sans accrocs ni raccrocs, offrant un tissu uni où tout fait son et sens, notes et lettres : littéralement, un « tuilage » harmonique et textuel d’une grande finesse. Car les textes des airs sont, avec la même intelligence intégrés, joués et chantés non monodiquement, non enfilés l’un à l’autre, mais polyphoniquement, simultanément avec une virtuosité vertigineuse, sans le moindre repos. Si la habanera de Carmen, « L’amour, l’amour… » ponctue ironiquement et presque naturellement des lamentations sur ses peines, faire chanter en même temps Mistinguet, Piaf et Patricia Kaas, sans aucune cacophonie de texte ni de note, entendre Mon mec à moi… , La Vie en rose…, Mon homme (mais prudemment sans  « Il prend mes sous,/ Il m’ fout des coups… ») en une seule et longue, plus que mélopée, je dirais cantate, plus que de talent, c’est un coup de génie.

Il faudrait aussi parler des jeux de scène, des regards, des gestes, de la chorégraphie, des interventions du pianiste, non seulement à deux mains, mais aux pieds percutants le clavier, et tout cela sans un temps mort dans une précision millimétrée stupéfiante. Le bis devient une vraie création humoristique appelant le public jubilant « au bouche à bouche », à oreille, du spectacle, régal à partager.

Une réussite. De la bonne, de la vraie, de la belle musique.

        
Festival d’Avignon
Théâtre de l’Essaïon
33, Rue Carrèterie
Amour, swing et beauté
par les Swing Cockt’Elles.
Bach, Bizet, Chopin, Gerschwin, Rachmaninov, Villalobos, etc
Standards de jazz et chansons populaires.
11h30
Jusqu’au 28 juillet 2018.

Annabelle SODI-THIBAULT : chant, arrangements et direction artistique ; Ewa ADAMUSINSKA-VOULAND :   chant ; Marion RYBAKA chant
Jonathan SOUCASSE, piano.
Nicolas THIBAULT : régie son et lumière
Raphaël CALLANDREAU : collaboration artistique à la mise en scène
Léna ALBERT : assistante de production.

On peut retrouver les Swing Cockt’Elles sur leur site :
CD  Amour, swing et beauté.

Photos : Lucile Estoupan-Pastre
1. Trois ménagères non mégères;
2. Ewa, Annabelle et Marion, de gauche à droite;
3. Ne pouvait manquer : le mâle pianiste, Jonathan.


[1] Ici même, la critique de l’heureux mariage Orgue et chanson (Aznavour/Gainsbourg) du 28 avril 2018 qu’elle célébra avec Frédéric Isoletta à l’orgue.

jeudi, juillet 19, 2018

DRONES DRÔLES ET SINISTRES:ÉCRITURE INCLUSIVE?


Réussite aux deux tiers de
PHOENIX
d’Éric Minh Cuong Castaing

Ballet National de Marseille
26 JUIN 2018

Ballet National de Marseille
26 JUIN 2018

            Retrouvailles manquées avec le Festival de Marseille : il commence quand je voyage, en sorte que je n’ai pu assister qu’à un spectacle, ratant le dernier pour cause du retard du train qui, d’un lointain et beau festival, m’empêche d’arriver à temps pour un Requiem de Mozart hanté non par la mort mais la vie. Cependant, on applaudit à ce festival de Marseille sous le signe du monde, ravi du monde pour ce festival.

Mais, sous les auspices, ou plutôt l’augure du Phénix légendaire qui renaît de ses cendres, on saluera ce spectacle en trois parties, réussi aux deux tiers.

Machine humaine contre homme mécanisé
Sur un fond d’écran blanc, deux garçons, shorts et T-shirts, puis une fille, paire de lunettes à la main. Silence, immobilité. Presque circulaire, diamètre de quelque cinquante centimètres, ajouré comme une couronne, un drone décolle, plane, tournoie sur la scène, côtoie la ligne des spectateurs. Mouvement lent de rotation des têtes des trois danseurs comme suivant l’engin ou le bruissement, le froissement presque inaudible de l’air qu’il produit. Musique ? Sans doute, mais mystérieuse aux bords du silence, venue comme d’un autre monde ou du fond inconnu de notre intérieur, entre dedans et dehors.
Un bras, presque imperceptible, se détache d’un corps, un torse se contorsionne, une jambe se dégage, tout d’une lenteur extrême, comme si le drone, de ses fils invisibles, suscitait ces légers mouvements aux marionnettes de chair, deus ex machina volant, dictant de sa hauteur ses volontés externes de machine aux fragiles humains, métaphore d’une étrange transcendance technique ou fatalité prête à s’abattre sur des êtres sans défense. Un corps se tord sur place, acrobatique tension. Le drone obsédant, sifflotant, sur la tête, couronne les cheveux de la fille, les souffle doucement, semble lui offrir une auréole ou une mandorle de sainte, de martyre sans doute torturée. On songe : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »
Un garçon, aspiré par l’engin, tourne à son rythme, semble terrassé par cette lutte contre l’insidieuse machine puis, soudain, se révolte, se libère, force de la volonté humaine, et le drone, terrassé à son tour atterrit ou s’abat sur le rebord de la scène, se contentant de clignoter comme une épave impuissante durant la suite du spectacle.
Mais la machine n’a pas dit son dernier mot : erreur de l’humain ou supériorité ? Un claquement de doigts déclenche l’envol d’un petit drone, apparemment domestiqué, bruissant comme un moustique et, comme un moustique, vite proliférant en escadrilles bourdonnantes, vrombissantes, nuées d’oiseaux mécaniques dans un nuage sonore aux imperceptibles contours de vaporeux clusters. Comme des poussières dans la lumière, ils dansent joliment entre eux, plaisant ballet aérien d’abord, au charme enfantin de nos jouets rêvés d’enfance. Avant de se livrer la guerre, une Guerre des étoiles à l’échelle des hirondelles. Et voilà la fille, qui voudrait les éventer, épouvanter d’un revers de main comme d’importunes mouches, semble agie par eux, agressée comme l’héroïne des Oiseauxd’Hitchcock. Elle réussira à en capter, capturer un et l’abattra d’un coup sec comme une vilaine mouche tandis que les autres, accourent à la rescousse, nombreux, démultipliés par leurs ombres désormais maléfiques. Oiseaux blessés, heurtés au canon du micro comme moineaux à un fil électrique non isolé ou avions touchés par la DCA.
Des projections de vues aériennes ont allégé et alourdi de sens cette spectaculaire et riche métaphore ludique et inquiétante du rapport de l’homme à la machine, au drone festif et fatidique.
Pesante illustration
Une jeune femme place alors un ordinateur sur un pupitre au milieu de la scène et par l’autre miracle technologique de Skype, entre en contact avec un danseur palestinien. S’ensuit une longue, trop longue interview de plus de vingt minutes de cet homme qui, la mimant en sons bourdonnants, dit la berceuse ambiguë, angoissante des drones sur la bande de Gaza, oiseaux de surveillance et de mort. L’interview est directe, dirigée, et l’on est gêné de cette insistance à nous prouver, comme si l’on ne connaissait pas le drame palestinien, comme si l’on ne savait pas, comme si l’on ne comprenait pas le propos métaphorisé dans la première partie, l’usage chaque jour documenté des drones dans les guerres modernes. Sollicité à l’excès, cet homme dansera quelques pas d’un dabkehpalestinien pour tout rapport à la chorégraphie.
Autant la première partie était subtile, se prêtant à maintes réflexions dans ses non-dits, autant celle-ci, surabondante en parole, est une illustration directe, maladroite dans sa bonne volonté politique et didactique, ses bons sentiments étalés si frontalement à un public qui serait ignorant du monde, passage sans conceptualisation, sans élaboration, écueil bien ancien d’un art engagé, d’un réalisme brut. 

Car même le réalisme doit être traité avec art pour devenir réalité artistiqueGoya, ouPicasso, pour le Dos  etTres de mayoou Guernica, font une œuvre, ils ne se contentent pas d’un discours politique comme une pièce rapportée : leur création parle, crie hurle, dénonce, en dit davantage sans dire mot qu’une interminable interview plaquée artificiellement.
Phénix dans les ruines
            Fort heureusement, la dernière partie renoue magnifiquement avec la première : dans des ruines de Gaza (et cela suffit bien pour dire les horreurs de la guerre et les ravages des drones), dans des vues aériennes éblouissantes de perspectives virtuoses vertigineuses, dansantes, traqués par les drones invisibles comme la mort qui plane, un groupe de jeunes gens fuit, joue, danse, break dance qui mérite bien son nom, brisée mais toujours recomposée, pourchassée : vivante. Comme le Phénix renaissant au milieu de ses cendres. Et ce sont les trois danseurs au micro, qui émettent alors les sons des drones dans ce transfert et va et vient de l’homme à ma machine.

PHOENIX
Éric Minh Cuong Castaing, création 2018
« avec les danseurs.ses »[sic] : Nans Pierson, Jeanne Colin,  Kevin Fay,  Mumen Khalifa.
Robotique drone : Thomas Peyruse, Scott Stevenson .
Musique : Grégoire Simon, Alexandre Bouvier. 
Vidéo : Pierre Gufflet Julien , Léo David.
Lumières : Sébastien Lefèvre.

Ballet National de Marseille
26, 27, 28 juin

PHOTOS : © Sébastien Lefèvre

Écriture inclusive ? 
En bas de page du dossier de presse, discrètement mais souligné en gras, un modeste et naïf exemple de bonne volonté de ce qu’on appelle « écriture inclusive », incluant égalitairement (?) masculin et féminin : 
« avec les danseurs.ses »
La lecture muette, sinon la voix, suffit pour en montrer la vanité : jamais cet artifice des bons sentiments et du politiquement correct ne s’imposera. La loi linguistique universelle est celle du moindre effort, du raccourci et il n’est nulle langue au monde qui ne rejette tout ce qui en freine, en retarde l’émission. Ainsi, le français, le francien originel, s’est imposé et s’impose par la normalisation des médias (radio, télé) sur la prononciation méridionale parce qu’il condense, raccourcit autour de l’accent de l’ancien latin les mots en éludant les e muets que les méridionaux conservent, trace de la quantité des syllabes latines : Catherine, au sud, quatre syllabes, devient pratiquement « Cath’rin » au nord, deux syllabes. Toute langue fonctionne donc par apocope, raccourci : on dit kilo et plus kilogramme, auto et plus automobile, sténo pour sténographe,  actu pour actualités, ado, hebdo, info, etc. Alors, ajouter une syllabe, ce codicille, ’petite queue’ ironique pour inclure paradoxalement le féminin relève d’une grande naïveté linguistique.
Une langue, organisme vivant de chaque jour, dont la grammaire ne fait que constater l’usage courant, ne s’impose pas par des décrets. Le calendrier révolutionnaire, avec ses pourtant si jolis noms de mois, floréal, messidor, brumaire, etc, ne s’est jamais imposé. Les tentatives de créer une langue artificielle européenne, le volapük ou l’espéranto sont restées lettre morte de leur propre artifice. Et le français, la moins concise des langues romanes à cause du grand nombre de ses mots homophones, au même son pour des sens différents (oh, ô, eau, mots, maux, etc), chante(qui : je , tu, il eux, elles, impératif ?) qui exigent de préciser sens et la fonction, le nombre (les s et x pluriel étant muets) par des articles, pronoms, etc, alors que d’autres langues, italien, espagnol, roumain, grâce aux désinences verbales et en nombre, etc n’ont pas besoin de ces ajouts canto (moi), cantas (tú,),canta (él, ella, etc)…  Ce qui explique que l’anglais, encore plus concis dans sa rapide version américaine s’impose partout.


         





mercredi, juillet 18, 2018

DANS LA VERDURE, LA CHALEUR DU MUSIC HALL

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samedi, juillet 14, 2018

ENTRE CIEL ET TERRE, LE DIABLE BALANCE

 
MEFISTOFELE
Opéra

d’Arrigo Boito
Livret du compositeur d’après les deux Faust de Gœthe
en quatre actes, un Prologue et un Épilogue
Création à Milan, la Scala, le 5 mars 1868
Version révisée : Bologne, Teatro Communale, 4 octobre 1875
Version définitive : Milan, la Scala, 25 mai 1881
Chorégies d’Orange
5 août


         Balance entre ciel et terre, littéralement : Faust et Méphisto, en l’occurrence Jean-François Borras et Erwin Schrott, enlevés de la terre, élevés au ciel sur une nacelle, l’enfer s’en mêlant, restent suspendus entre terre et ciel, à mi-hauteur du plateau et des cintres vertigineux du théâtre antique. L’incident, comique, vire soudain à l’accident dramatique : deux des quatre filins, tirant plus haut d’un côté la mince plateforme aérienne, en déséquilibrent le niveau horizontal et les deux hommes glissent vers le bas incliné du plancher, s’accrochant comme ils peuvent à la balustrade pour ne pas tomber. Les deux hommes tentent désespérément, en se déplaçant d’un côté ou l’autre, de rétablir l’équilibre devenu instable. Mais l’infernale nacelle, s’incline, tangue, oscille de façon imprévisible, devient balançoire, balancelle folle près de tournoyer aux cris d’effroi du public devant le spectacle inédit, pris au début comme un gag de mise en scène.  Le plateau penche de plus en plus, frôle la verticale, le ténor, entraîné par son poids, est précipité vers le vide et sans doute serait-il tombé sans le sang-froid du baryton incarnant l’infernal Méfistofele, qui le retient en s’agrippant lui-même à la rampe : Faust sauvé de la chute par le Diable. Miracle supplémentaire : le mistral endiablé d’ordinaire s’abstint par compassion de ne pas souffler. On souffle. On a frôlé le pire.

         Au deuxième acte, prudemment la nacelle, s’en tint au niveau modeste d’une plateforme, et s’abstint pour la seconde représentation.

I. L’œuvre

Diables d’hommes

Sur l’homme vendant son âme au diable contre l’amour d’une jeune femme, l’Espagne connaissait déjà quelques pièces de théâtre, El esclavo del demonio (1612), ‘L’esclave du démon’, de Mira de Amescua  et, entre autres plus tardives, El mágico prodigioso, ‘La magicien prodigieux’ (1637)[1] de Pedro Calderón de la Barca, inspirée de la légende des saints Cyprien et Justine, martyrs  d’Antioche, IIIe siècle : pour l’amour de la jeune chrétienne, le jeune savant païen, qui s’interrogeait sur le pouvoir absolu d’un Dieu unique contre la pluralité dissolue du panthéon des dieux antiques, signe un pacte avec le Diable.

C’est aux écrivains allemands du Sturm und Drang, dont Herder, Schiller et Gœthe, férus de culture espagnole antidote au classicisme français, que l’on doit le renouveau de l’intérêt pour la poésie du Siècle d’Or espagnol (Gœthe en adaptera des poèmes) et son théâtre, dont s’abreuvera aussi Hugo. Il est probable que Gœthe y ait puisé, pour sa fameuse tragédie, l’enjeu de la femme dans le pacte avec le diable, absente dans le livre source, Historia von Dr. Johann Fausten dem weitbeschreyten Zauberer und Schwarzkünstler…, couramment appelé Faustbuch, ‘le Livre de Faust’, paru à Francfort en 1587. Ce recueil populaire s’inspirait des légendes ténébreuses entourant le réel Docteur Johann Georg Faust (1480-1540), alchimiste allemand, astrologue, astrologue, nécroman, c’est-à-dire magicien. [2]Un musée lui est consacré à Knittlinguen, sa ville natale.

         La science rationnelle moderne, n’était pas encore sortie de la gangue des sciences occultes dans lesquelles, astrologue et astronome confondus, dans les secrets encore incompréhensibles, on voit souvent, par crainte et superstition, la main, la griffe du diable. Ainsi, la mort du savant Docteur Faust en 1540, dans une explosion due sans doute à ses recherches chimiques ou alchimiques, passera pour le résultat de ses expériences diaboliques, du pacte qu’il aurait passé avec le Diable, signé de son sang, pour retrouver la jeunesse sinon l’amour.

Ce livre, qui sera aussi traduit avec succès en français en 1598,  sera adapté, d’après la traduction anglaise, par  Christopher Marlowe dans sa pièce La Tragique Histoire du docteur Faust (1604) et, donc, deux siècle après, par Johann Wolfgang von Gœthe dans son premier Faust (1808), qui fixera dans l’imagerie romantique, la touchante figure de Marguerite au rouet : séduite, enceinte, abandonnée, matricide, infanticide enfin : condamnée à mort, et refusant d’être sauvée avec la complicité de Méphistophélès, pour le salut de son âme. Son contemporain Gotthold Ephraim Lessing , avait aussi commencé, sans l’achever, une pièce sur Faust en 1759.

Faust lyriques

Berlioz avait représenté à Paris, sans guère de succès, en 1846, La damnation de Fausd’après la célèbre pièce de Gœthe traduite en 1828 par Gérard de Nerval : « Pour la ‘Chanson du rat’, il n’y avait pas un chat dans la salle », constatera cruellement Rossini. Ruiné, Berlioz s’exile. Gounod sera plus heureux. Hanté par le thème, gratifié du bon livret que lui écrivit Jules Barbier, la contribution de Michel Carré auteur d'un drame intitulé Faust et Marguerite, se limitant à l'air du Roi de Thulé et à la ronde du veau d'or. Après des remaniements, l’opéra triompha en 1859, et rivalise en popularité dans le monde avec la Carmen de Bizet.

Finalement, des trois versions lyriques du XIXe siècle (nous ne connaissons malheureusement pas le contemporain Faustus, last night de 2004 de Pascal Dusapin), c’est l’opéra de Gounod, resserré et dramatisé sur l’aventure amoureuse avec Marguerite, d’une délicate poésie, qui demeure le plus connu, malgré un héros éponyme guère brillant, vieillard savant, oublieux de son sublime désir de déchiffrer les grands mystères du monde, chantant, tout guilleret, un couplet digne d’un épicurien bourgeois d’Offenbach, Brésilien ou Baron, qui borne, ou au contraire brame, une insatiable ambition très Second Empire, « s’en fourrer jusque-là », avide de plaisirs terrestres et non plus spirituels ou intellectuels : 

         À moi, les plaisirs,

         Les jeunes maîtresses,

         À moi leurs caresses […]

         Et la folle orgie

         Du cœur et des sens.

La scène de l’église entre Marguerite et Méphisto est d’une effrayante grandeur où le diable sort enfin d’un rôle presque toujours facétieux. Dans cette version très humaine, c’est l’amour physique qui transcende le vide métaphysique du vieux savant.

Celui de Berlioz, plus ambitieux philosophiquement, avec une belle envolée lyrique, tellurique, presque cosmique, malgré un Méphisto ambigu envers lui (« Voici des roses […], Sur ce lit embaumé, / Ô mon Faust bien-aimé, / repose… »), ironique plus que maléfique, se dilue dans une action dispersée.  S’il ouvre la voie à Wagner comme auteur et compositeur, Berlioz n’est pas un dramaturge et encore moins un poète : à de rares exceptions près (la mort de Didon, l’invocation à la nature de Faust, son texte est émaillé de gaucheries.
Faust sans faste de Boito, sauvé par le Diable

Du plus ambitieux, celui de Boito, nous n’avons que l’ultime version très remaniée. Assurément, sans être grand dramaturge capable de condenser la trame, se contentant d’en faire une succession de tableaux lâchement reliés, trop perdu dans le spectaculaire, le décoratif des sabbats satanique et classique qui diluent l’action, il est cependant un très grand poète, avec de remarquables bonheurs d’expression, des jeux de sons et de sens et de rythme (1-2, 1-2...) tels les vers trochaïques sur des mots bissyllabiques accentués sur la première (longue/brève, longue/brève…) qui semblent mordre la tirade à Faust de Mefistofele, esprit qui nie :


Rido e avvento questa sillaba:
"No!"
Struggo, tento, ruggo, sibilo:
"No!"
Mordo, invischio,
Struggo, tento, ruggo, sibilo:
Fischio! Fischio! Fischio!
Eh!

 Mêmes belles trouvailles encore comme l’obsédant « Camina, camina… » de Mefistofele à son héros, repris sur deux actes, ou les répétitions parallèles des chœurs, qui feront lien avec le nostalgique « Lontano, lontano… » du duo de Faust avec Marguerite. L’emploi souvent de la silva, combinaison de vers endécasyllabes (onze pieds) brisés par l’heptasyllabe (sept pieds), l’heptasyllabe et son « pied brisé » de cinq (exemple ci-dessus), dans presque toute l’œuvre donne une souplesse qui, à l’exception de l’obsédante cantilène de Marguerite en prison et prisonnière aussi de ses crimes, seul air clos,  à couplets, offre une déclamation lyrique qui tranche sur l’opéra à numéros, à formules, comme le critiquait justement Boito, avec une musique d’une densité wagnérienne, mais finement et richement orchestrée. Marguerite, sauvée en succès par cet air magnifique, mieux entré dans le répertoire que l'opéra, y est scéniquement sacrifiée. 

Car la partie la plus humaine du mythe, le drame réel de Marguerite, éthique, y est traitée de façon elliptique, contrastant à peine avec l’idéale, l’abstraite Hélène du songe esthétique : Réel contre Idéal. Du moins dans ses paroles et actes sinon dans une simple allusion de Mefistofele, Faust y est moins un savant démiurge, audacieux rival de Dieu, qu’un sage s’avouant soucieux de l’homme et de Dieu, plongé dans l’Évangile au début, y replongeant dans la fin, remué de rêves moins scientifiquement humanistes transcendants qu’humanitairement sociaux, sinon socialistes. Il reste un bon bourgeois bondé de bonnes intentions, n’ayant pour ambition, contre laquelle il mise son âme, que de jouir en cette vie d’un instant de bonheur qu’il voudrait retenir, miraculeux arrêt sur image, qu’il réclame et proclame au début et à la fin : « Arrestati, sei bello! », même fardé d’esthétisme. On s’étonne que ce médiocre personnage soit l’enjeu d’un pari « humain » comme dira Mefistofele, avec un Dieu qui parle dans la nuée archangélique.

Même fidèles à Gœthe, le Prologue et l’Épilogue, barbouillés de bondieuseries bourgeoises bourgeonnantes, tourbillonnant de mols amas d’anges en leurs nuées, sont d’un kitsch angélique du temps, retrempé dans l’eau bénite d’une Église qui tente de récupérer par la dévotion mariale le terrain politique perdu dans une Italie sécularisée. Avec les guerres d’indépendance italiennes, à partir de 1859, le pape a vu avec chagrin la peau de son pouvoir temporel rétrécie inexorablement à son simple état de Saint-Pierre de Rome. Pie IX lance une offensive pastorale pour reconquérir par le spirituel le pouvoir temporel perdu. Avant même de se faire voter le dogme de l’infaillibilité du pape, il promulgue en 1854, le dogme de Immaculée Conception de Marie, caressant un renouveau de dévotion mariale populaire due à quelques apparitions de la Vierge, les encourageant ou suscitant ensuite, qu’il homologue en série (Rome, 1842, La Salette, 1846, Lourdes 1858[3], U.S.A., 1859, Pontmain, 1871, Pologne, Irlande, etc).

Faust, semble donc un humaniste chrétien sans grande envergure comme l’annonce Méphisto lui-même et son prêchi-prêcha moralisateur est traversé du vague rêve utopiste du socialisme chrétien qui fourbit alors de modestes armes, bien loin ici de toute revendication révolutionnaire. Cependant reste le relief de ce dernier Méphisto, omniprésent, méprisant envers l’humanité, dont on sent avec regret ce qu’il pouvait être dans la version naufragée. En tous les cas, plus qu’envoyé de son grand maître Satan, Mefistofele, juvénile et prodiguant la jeunesse à Faust, s’oppose frontalement et personnellement à Dieu (mais à travers les Chœurs célestes tout de même, la bienséance oblige), lui pose un défi et se définit : « Esprit qui nie ». En somme, vecteur, acteur et facteur du néant.

Un Méphisto nihiliste, manichéen

Et, en effet, il est étonnant que l’on n’ait pas relevé, dans cet esprit qui nie, la dimension qu’on dirait « négationniste » si ce terme n’avait pris aujourd’hui un tour spécial et spécieux qui ferait, au contraire, affirmer avec sarcasme à Méphisto la vérité délicieuse de l’horreur. Terroriste par définition, c’est la terreur qu’il entend propager par la destruction de la trilogie platonicienne du Vrai, du Beau, du Bon, récupérée par le christianisme qui en fait les attributs de Dieu. Formulé en 1799 par un contemporain de Gœthe,  Friedrich Heinrich Jacobi, le nihilisme imprègne politique et littérature dès le milieu du XIXe siècle de la Russie à l’Europe occidentale, scepticisme allant jusqu’à la négation de toute valeur. Le "Credo" que Boito prête au Iago de l'Otello de Verdi en 1887, condensant en un seul monologue les nombreux de Shakespeare, est un génial condensé de ce nihilisme mortifère : au bout de tout, le Néant. Le Dieu garant de la morale et de la Vérité est mort comme dira Nietzsche.

Invisible sinon moribond en tous les cas chez Boito, qui n’existe qu’à travers son Méphisto guère méphitique, de bonne compagnie même à ce Dieu absent avec lequel il discute « humainement », tout en annonçant son désir d’anéantir l’homme , prétendant faire le Bien en voulant le Mal, se présentant à Faust comme « Une part vivante/ De cette force/ Qui sans cesse/ Pense le Mal mais fait le Bien ».[4]

Cette opposition entre Bien et Mal, Ciel et Enfer, transposée en termes esthétiques, est le sujet même du poème Dualismo, ‘Dualisme’, tiré du recueil Il libro dei versi, ‘Le Livre des poèmes’, de « vers » « blasphématoire », puisqu’il y est question de « forme », de « mètre », que Boito publie en 1863, intelligemment mis en tête du programme. N’était-ce que cette contradiction humaine se résout plutôt en hésitation, équilibre instable sur la corde raide du funambule qu’est l’homme, tiraillé entre « péché et vertu » (dernière strophe), on pourrait parler de manichéisme



II. Réalisation et interprétation

         C’est en tous cas la ligne de force, transposée en images et lumières, par la mise en scène de Jean-Louis Grinda.

         Des répliques de colonnes antiques à l’avant-scène semblent dédoubler les vraies, théâtre futur de la remontée onirique à la Grèce ancienne. Des coursives et tribunes en tubes métalliques (décors, Rudy Sabounghi) permettront d’étager en hauteur et ranger en longueur les célestes cohortes angéliques, mais ces praticables s’avèrent peu pratiques, longs et lents à placer et déplacer, rompant l’action et la musique avec un temps trop long pour Orange et les dangers climatiques imprévisibles de vent ou grain soudains. Cependant, on comprend que cette durée d’une angoissante ou distrayante longueur pour l’attention du public, est à l’évidence nécessaire pour assurer la métamorphose des phalanges d’anges en populace dans la fange terrestre des liesses populaires endiablées : quelque deux cents solistes. Mais on a encore en mémoire un lointain Trovatore où le placement et déplacement répétés des tours de siège, d’une longueur comique ou affligeante, furent le clou ou le trou du spectacle, les spectateurs patients applaudissant les machinistes que les autres huaient.

Les vidéos de Julien Soulier situeront discrètement les divers lieux de l’action, avec une évocation de Troie en flammes, et un torrent lumineux tombant du ciel à certains moments, on ne sait plus si rayonnement du Saint Esprit, hyperbole de l’hypostase divine arrosant le monde ou apocalyptique déluge de feu devant l’anéantir. 

L’ouverture est solennelle, éclatante de cuivres et percussions. Appel de trompettes en coulisses, frémissements, vrombissements : entrée d’un interminable cortège d’anges grimpant, s’étageant sans doute selon leur hiérarchie, anges, archanges, chérubins, sur les galeries métalliques, d’autres s’alignant horizontalement au pied, le long de l’immense scène. Un souffle de vent, souvent malin esprit ou fidèle ami, agite d’un évanescent mouvement leurs amples tuniques, les plumes de leur cou. Ce sont sans doute des anges « purs » invoqués par Marguerite chez Gounod, à coup sûr « radieux » dans leur éblouissante blancheur exaltée par la lumière ici séraphique de Laurent Castaingt, doucement bleuie de nuit tombante : éclairés d’en haut et entre les rangs du bas avec des effets irréels de vaporeuse transparence, cette molle masse, ce pullulement floconneux a la nébuleuse consistance des rêves. Ou des cauchemars quand cette impressionnante masse surplombante, poussée par une force invisible à l’avant-scène, les masques blancs des visages se précisant ou s’indéfinissant, semble s’imposer et peser sur nous, monstrueuse phalange de fantômes sur un tutti orchestral et visuel de gros plan dont la grandeur, le grandiose gomme la grandiloquence.

Effectif renversement sur un rayon rouge généralisé en rougeur quand ces anges sans sexe, ambivalents, sur des grincements pointillés de flûtes et des pincements de cordes, virent au démoniaque pour frayer passage à ce Mefistofele nonchalant, virevoltant souplement dans son seyant manteau de cuir noir, toupet argenté ou blond de soufre tel un espiègle Tintin des abysses infernaux, escorté de servants/servantes en costumes manichéens, blanc et noir en symétrie antithétique qui, verre à la main, entame son long débat finalement mondain avec Dieu, le Vieux, par anges interposés.

On comprend alors la nécessité des masques et la durée (dont se moquent les anges éternels) entre ce (trop) long épilogue plus oratorio que théâtral, pour donner aux choristes le temps de se muer diaboliquement en une masse humaine carnavalesque (en un dimanche de Pâques !) déferlant à l’acte I pour une folle et carillonnante bacchanale, une orgie de sons et de couleurs, une débauche de costumes festifs d’une inventivité époustouflante de Buki Shiff : un homme sur échasses, un autre sur patins à roulettes, un chevalier à la marionnette sicilienne, des porteurs de pancartes des péchés capitaux à la Kurt Weill ; feu d’artifice et pluie de confettis mais de la fosse —bien nommée— d’orchestre sourd une sourde musique, spectrale, grondant des profondeurs.

Bain de foule érotique pour Mefistofele. Puis, sur la tribune juché, juvénile, il jubile, joue, jongle avec le globe du monde tel un Dieu ou Diable d’allégorique autodafé baroque espagnol, contemplant de la hauteur de sa morgue, le peuple rampant et bavant à ses pieds à ses pieds. Ainsi présent à la foule idolâtre, il se présente à l’âtre grisâtre probable (l’opposition froid et brume du nord face au soleil du midi est sensible dans l’œuvre, soulignée même dans le dernier acte), disons au pauvre et morne bureau de Faust fuyant la foule avec son disciple Wagner, sous l’espèce d’un moine gris.

C’est sans doute la scène clé du tentateur qui, omniprésent face à un Dieu absent, singulier dans la foule compacte, se présente ici ès qualité, l’Esprit qui nie, exprimant ses desseins : troubler par ses « querelles » et son « ricanement » le loisir du Créateur, objectif qui semble en faire un fils rebelle et taquin faisant enrager son Dieu de Père. Mais son but se précise : il ne respire que par le désir du « Néant et la ruine universelle », son « atmosphère vitale ». 
Plan de carrière d’un beau diable qui ne lui a pas réussi pour l’instant depuis la nuit des temps de son conflit avec Dieu. De plus, l’air est d’une telle expression, poétique et musicale que sans doute sa beauté même en neutralise-t-elle le contenu. Par ailleurs, Erwin Schrott, siffleur et persiffleur, fumiste fumeur, cigarette au bec en permanence (comment diable fait-il pour la rallumer ?), jeune, athlétique, souple, dégaine de gamin gouailleur, charmant et charmeur, est un beau Diable qui mène le bal et qui donne envie à bien du monde d’y entrer avec lui, Pacte, Pacs ou pas. Même sans graves abyssaux, sa voix, souvent dans le registre bas du médium, est d’une superbe égalité sur toute son étendue, solide, sonore, d’une fermeté rare pour une basse même barytonnante, d’une belle couleur. Tous ces moyens sont mis au service d’un texte dit avec une exemplaire diction, qui semble exactement coulé pour lui, pour ses qualités de comédien d’une aisance bien diabolique. Ses plaisanteries lors de l’incident de la nacelle, son sang-froid, et sa course de vainqueur tiré d’affaire autour de l’orchestre lui valent une ovation justifiée d’un public conquis par la personne autant que le personnage. Bref, un bien bon diable qu’on n’enverrait pas en enfer.

Face à ce héros bien campé en texte, le Faust sans grande ambition de l’ouvrage a bien à faire. Mais la voix de ténor de Jean-François Borras, ample, au médium très corsé, s’allégeant dans des aigus souverains, souple et nuancée, est d’une grande beauté et il réussit un parcours convainquant en homme terne au terme de sa vie aspirant, pour toute ambition métaphysique, à un seul beau moment physique de beauté et de bonheur qu’il ne semble même pas trouver dans son onirique idylle avec Hélène, comme il ne l’avait pas compris dans l’amour de la sacrifiée Marguerite. C’est un poète plus qu’un savant. Héros sans héroïsme en perpétuelle fuite, il aura pour proche cousin un aussi inconsistant Hoffmann errant de tableau en tableau décousus à la recherche idéale d’une Muse qu’il n’est pas capable de reconnaître dans la série usée de femmes, telle, finalement trait d’union avec le Ciel et le Salut, Marguerite.

Cette dernière, c’est Béatrice Uria-Monzon dans l’exploration vocale actuelle de l’évolution de sa voix. Ce n’est pas, à son rouet absent, une Gretchen, une jeunette Margot ou Margotton de village : c’est une femme, ce qui rend plus lourd le piège dans lequel Faust lâchement masqué en Heinrich, la fait tomber. Si elle dit coucher encore avec sa mère, ce n’est pas, comme un croit, un signe d’enfance ou de jeunesse : on partageait alors le lit unique à plusieurs, même dans les auberges. On sent qu’elle a l’étoffe des grandes âmes trahies par la vie. Son air à succès (vengeance de l’héroïne sur l’auteur qui la traite avec une hauteur elliptique) est le seul passage humain de cette allégorie sans humanité, où le Docteur Faust est même une abstraction. Meurtrière meurtrie, entre délire, déni et aveu du matricide et de l’infanticide, elle dénoue ses vocalises comme autant de chaînes de la fatale délivrance finale de son âme envolée, mêlées de cris encore terrestres de sa chair déchirée, bouleversante. Après toutes ces scènes d’un grandiose spectaculaire très extérieur, celle, confidentielle, de la prison, appelée par un nappage sombre de cordes graves menaçantes, éclairée à peine de la lame d’une clarinette, dans la pénombre zébrée des grilles carcélaires des coursives, est d’une tragique grandeur intime, en écho sonore et visuel avec la beauté hiératique mais si humaine de l’interprète.

 Interprétant aussi l’Hélène du rêve hellénique de beauté grecque idéale imposé par Winkelmann, qui eut tant d’influence sur Gœthe, la voix même d’Uria-Monzon, dans la radieuse lumière et l’auréole dorée de sa tunique, nous semble devenir autre, plus claire. Mais, nouvelle Cassandre prophétisant la ruine de Troie, avec cette dramatique évocation, on retrouve avec émotion les couleurs et les accents sombres de la tragédienne de La Mort de Cléopâtre de Berlioz.

Accorte Dame Marthe le diable au corps, revenant du marché avec son filet à provisions débordant de nourritures terrestres de bonne chère et chair, avec juste une scène, hilarante, tentant et testant Mefistofele, Marie-Ange Todorovitch met les spectateurs dans sa poche, —qu’elle n’a plus, puisqu’elle a fait un strip-tease, inopérant sur ce pauvre démon. Tant pis pour lui.

Un peu trop loin, Reinaldo Macias, campait un débonnaire Wagner puis Nereo au joli timbre comme, avec trop peu de chant, Véronique Lemercier, en Pantalis grecque, nous faisant regretter la minceur de ces deux rôles pour les qualités qu’on leur devine.

Coordonnés par Stefano Visconti, les divers chœurs (des Opéra Grand-Avignon, Opéra de Monte-Carlo, Opéra de Nice, plus le chœur d’enfants de l’Académie de musique Rainier III-Monaco) bordent, du Prologue à l’Épilogue céleste, les quatre actes de cet étrange opéra, lui donnant donc, avec ce début et cette fin aussi prolixe, le caractère statique d’un oratorio, ou du moins, de symphonie chorale et voix solo, Mefistofele, pour le premier, à deux voix, le même et Faust  pour le second. Encombrants par leur nombre, deux cents choristes nous dit-on, ils freinent la dynamique de l’œuvre, déjà pas bien grande, entraînent d’inévitables retards du temps nécessaire aux changements importants de leurs costumes. Mais, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils remplissent, de leur mesure, la démesure du lieu, surtout traités de cette spectaculaire façon.

Mais la musique que leur prête Boito est impressionnante pour le Prologue, plus dramatique car courant vers une fin dans l’Épilogue. Et il faut dire que Nathalie Stutzmann, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France, les dirige de main de maître, on n’ose dire maîtresse tant les féminins sont piégés aujourd’hui. La magnifique contralto, de sa carrière de « baroqueuse », tire une finesse d’approche de la partition qui nous en délivre des couleurs timbriques raffinées sans pointillisme qui dissoudrait les ensembles, ce qui n’empêche pas une violence, même contrôlée, un sens indéniable de la grandeur et la maîtrise des proportions. De sa carrière de chanteuse, elle tire ce sens vécu du souffle, le respect des chanteurs, jamais couverts, jamais pressés. Les ovations enthousiastes qui la saluent, amplement méritées, nous donnent la distance d’une heureuse évolution des mœurs quand on se souvient des difficultés naguère encore rapportées par une Claire Gibeault, pourtant sous les auspices de Claudio Abbado, pour se faire respecter puis admettre comme chef, cheffe, maître, maîtresse, maestro ou maestra, peu importe, à la tête d’un orchestre.


Aux amours rêvées d’Hélène, la Beauté, et de Faust, la Science, Grinda donne un digne fils : Icare. Mais, envolé du dédale paternel du monde vers un inaccessible Idéal, après la mort de celui de Marguerite, sa chute signe celle du Fils trop ambitieux tentant de rivaliser avec le Père, Dieu. Ce n’est qu’en s’y soumettant après sa diabolique escapade et incartade que Faust, guère triomphant, penaud, revient au bercail des humains très soumis, assoupis dans l’opium des peuples. Pessimiste victoire.

Chorégies d’Orange, Théâtre Antique
Mefistofele de Boito
5 et 9 juillet

Direction musicale :  Nathalie Stutzmann
Mise en scène : Jean-Louis Grinda ;
Décors : Rudy Sabounghi ;
Costume : Buki Shiff ;
Éclairages : Laurent Castaingt ;
Vidéos : Julien Soulier

Distribution :
Mefistofele :  Erwin Schrott ;
Faust : Jean-François Borras ; 
Margherita :  Béatrice Uria-Monzon ;
Marta : Marie-Ange Todorovitch ;
Wagner / Nereo : Reinaldo Macias ;
Elena :  Béatrice Uria-Monzon ; 
Pantalis :  Valentine Lemercier .

Orchestre philharmonique de Radio France. Chœurs des Opéras d'Avignon, Monte-Carlo et Nice
Chœur d'enfants de l'Académie Rainier III de Monaco.

La télévision, service public, manifestant assez de mépris pour le sien en estimant qu’il ne pouvait s’intéresser à découvrir un Faust trop peu connu, ne l’a pas filmé.

Photos : Ph. Gromelle sauf 7 et 8, C. Abadie
1. Débauche angélique ;
2. Anges fantomatiques ; 
3. Bain de foule e Mefistofele ;
4. Mefistole et la plume d'oie de Faust ;
5. Dame Marthe en folie ;
6 Faust et Marguerite ; 
7. Marguerite en prison ; 
8. Hélène.








[1] J’en ai fait une adaptation en français sous le titre : Faust vainqueur ou le procès de Dieu , à la demande du metteur en scène Adán Sandoval.
[2] Sur les divers Faust, je renvoie à mon livre Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, Prix de la prose et de l’essai 2000, le Seuil, 1999, « 1. Du monde en chiffre au monde chiffré «  et « De Dieu le Père au Père-Dieu », « La fin des thaumaturges », p.389-399.

[3] Ce n’est pas un hasard sans doute si la Vierge se serait présentée à la jeune et inculte Bernadette Soubirous en s’identifiant « Que sòi era Immaculada Concepcion ».
[4]  “Una parte vivente / Di quella forza/ Che perpetuamente/ Pensa il Male e fa il Bene” (Acte I, sc. 2).

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