Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, décembre 24, 2008

L'Enterrement de Mozart

L’ENTERREMENT DE MOZART
Opéra de chambre.
Livret d’Hubert Nyssen, musique de Bruno Mantovani,
Illustrations d’André Beaurepaire,
Interprété par Musicatreize, direction Roland Hayrabedian
Éditions Actes Sud, 43 pages, et un CD 25, 00 €


Légendes
Non, contrairement à la légende pieuse et larmoyante, Mozart, à sa mort, cortège funèbre sans personne, ne fut pas jeté à la fosse commune, pas plus qu’il ne fut empoisonné par le supposé jaloux de ses succès, Antonio Salieri (alors bien plus célèbre que lui) comme le laisse entendre le film simpliste de Milos Forman, Amadeus. L’enfant aimé de Dieu, Gottlieb ou Amadeus, à sa mort, subit simplement le lot commun de tous les mortels viennois de son temps, décrété en 1784, par son « frère » en maçonnerie, l’Empereur Joseph II. En effet, ce monarque réformateur et soucieux d’hygiène, pour éviter le risque d’épidémie dû à l’engorgement des cimetières trop petits dans l’enceinte de Vienne, les fit transporter à quelques kilomètres de la ville, avec interdiction de cortège. Les corps, après une cérémonie religieuse simple, imposée pour limiter les débauches de pompes funèbres, étaient conduits hors ville au coucher du soleil et déposés dans une chapelle du cimetière correspondant au quartier, et enterrés le matin suivant à plusieurs, enveloppés dans des sacs, sans cercueil en général, ces derniers étant réutilisables pour le transport des corps. Les cadavres étaient ensevelis dans des tombes et non des fosses communes. L’absence de cercueil accélérant la décomposition, tous les six ans, on vidait les cimetières pour gagner de la place, comme aujourd’hui on incinère. Mozart subit le sort commun et non aucun ostracisme post-mortem au cimetière de Saint–Marx.

Le livret
Le livret de Nyssen, écrivain fondateur des éditions Actes Sud, joue de cette légende romantique, agrémentée d’une autre : la gravure intitulée l’Enterrement du pauvre, un corbillard suivi d’un petit chien, Beethoven l’aurait baptisée l’Enterrement de Mozart. Et voilà qu’un visiteur (le clair ténor Olivier Coiffet) découvre dans une vitrine cette gravure qu’il veut acheter. Il entre dans l’antre où un vieillard (belle voix de basse de Jean-Manuel Candenot) ne peut ou ne veut vendre, désirant seulement parler de son philosophe de chien mort, Aristide.
Le texte, en vers libres parfois bien scandés en hémistiches d’alexandrins, n’est pas simple avec ses références à Lillith, la première femme redoutable de la Bible, avant Ève, à Lacan (sans doute pour le baroque des jeux de mots et la théorie du désir), à Kant, ses allusions à Shakespeare et à Sartre. Les meilleurs moments sont les malentendus verbaux du malentendant vendeur et les dérives et dérivations phoniques, les plaisantes décompositions de mots, du visiteur bégayant comme dans Rossini, que la musique souligne avec humour. L’aria du chien est bien drôle.

La musique
L’œuvre fut créé au Festival International de Musique de Besançon Franche-Comté cette année, et reprise à Marseille dans sa version scénique.
D’insolites percussions, des vibrations poétiques, des glissandi oniriques de clarinette, préludent avant que ne s’entonne en répons un logique Requiem à cinq voix. L’effectif instrumental, clarinette, violon, alto, violoncelle, contrebasse, piano et percussions, est léger mais dense par le traitement microtonal souvent de Mantovani, des entrelacs, des pincement vibrés de guitare, des trémolos de cordes, des trilles, des effets sombres de basse et des éclats dans un soyeux tapis de cordes au continuum très séduisant. Trois voix de femmes (Kaolo Isshiki, Elise Deuve, sopranos lumineux et le somptueux mezzo de Mareike Schellenberger) ont le rôle de la Voix du texte, du chœur antique : elles commentent l’action plus qu’elle n’y participent à l’inverse des Trois Dames rituelles de la Flûte enchantée. Le jeune compositeur Bruno Mantovani, en se jouant, joue le jeu de ce texte verbal étrange avec une verve constante et beaucoup d’humour. Les tessitures des voix aiguës sont tendues mais les chanteurs passent sans problème de la voix parlée au parlando et à la déclamation lyrique, qui rend cependant difficile, à ces hauteurs, la compréhension du texte, déjà pas très dramatique au sens scénique, et sans action très sensible à quoi se raccrocher.
Roland Hayrabédian, lui, mène ses excellents musiciens et chanteurs de Musicatreize (Victoires de la Musique classique 2007 bien méritées) avec son doigté, sa souplesse et sa finesse bien connues et si appréciées, sans relâche.
Les illustrations d’André Beaurepaire (voir dans ce blog son exposition, Peinture), vives, poétiques, ajoutent au régal des yeux le plaisir de l’oreille. Un bien beau livre qui s’inscrit dans la superbe collection des Sept contes musicaux, dont trois sont déjà parus aux mêmes éditions Actes Sud.

Illustration : L'Enterrement du pauvre revu par André Beaurepaire

mardi, décembre 09, 2008

AÏDA

TRIOMPHANTE AÏDA
Aïda, de Verdi,
livret d’Antonio Ghislanzoni d’après le texte de Camille du Locle,
Opéra de Marseille,
Nouvelle production en coproduction avec les Chorégies d’Orang
e

Le grand air va bien à Aïda et Orange fut grandiose, notamment pour la scène du triomphe, vraie fresque colossale à l’échelle des pyramides. Cependant, l’intimisme d’une scène fermée rend plus aiguë, au-delà des invraisemblances romanesques des situations, avec la beauté sans faille de la musique, l’universalité poignante des sentiments : amour entre le vainqueur et la belle esclave vaincue, passion et devoir, jalousie qui n’épargne pas les filles de pharaon, compassion et vengeance, nostalgie intemporelle des pays perdus des éternels déportés. L’exploit de cette production d’Orange, de Charles Roubaud et de son équipe (Emmanuelle Favre pour le décor, Katia Duflot pour les costumes) est, avec ce sempiternel matériau, d’en avoir renouvelé l’approche avec une toute neuve distribution.

La réalisation
Il est vrai que la vidéo réalisée par Graphbox (Nicolas Topor, Vincent Cottret, Matthieu Vovan), utilisée de main de maître par Roubaud, permet des effets saisissants, à la fois réalistes et poétiques : entrée de temple aux lignes de fuite latérales, aux statues colossales, pour la première scène, bougent en fonction des déplacements en perspective des personnages ; défilé innombrable de soldats pour le triomphe, qui semblent arriver naturellement sur scène devant le Pharaon ; temple ruisselant et miroitant de lune au bord du Nil, etc : ce décor visuellement vraisemblable, se déplace avec fluidité et vraisemblance en fonction des besoins scéniques. Et surtout, à la fin, les deux amants emmurés dans l’étouffant caveau mortel, cette apparition en transparence lointaine d’Amnéris faisant trio compassionnel avec les condamnés, qui se rapproche et s’ouvre comme un ange de rédemption sur un ciel constellé, est d’une beauté bouleversante. On n’oubliera pas non plus ces rideaux de fils dorés des appartements d’Amnéris d’une poétique légèreté.
Dans ce cadre proche, les magnifiques costumes de Duflot, coiffures et coiffes (impressionnante sur la robe noire de l’esclave éthiopienne), robes vaporeuses pour la princesse, pastellisées par les somptueuses lumières de Marc Delamézière qui sculptent les ombres des visages, étalent sans ostentation excessive leur raffinement. Ajoutons une chorégraphie africaine de Laurence Fanon qui semble à la fois combat et révolte des athlétiques vaincus éthiopiens, plus expressive dramatiquement que platement décorative.

L’interprétation
Elle est à la hauteur de cette réalisation. D’abord, la direction de Nader Abbassi, chef égyptien qui, d’un orchestre somptueux, polit les bijoux d’une orchestrations aux timbres rares et délicats, comme flûtes, harpe, et éclatantes trompettes spatialisées efficacement dans les loges.
Le rôle titre, porté, transporté par Adina Aaron, plastique beauté noire américaine, justifie enfin l’amour de Radamès qui chante en toute propriété « Céleste Aïda, forme divine… » : élégante et racée autant dans son physique que dans son chant, timbre fruité, voix souple, aisée, qui se plie sans peine aux pianissimi exhalés comme des soupirs, digne et noble dans son jeu. Sa digne rivale, c’est la si belle aussi Béatrice Uria-Monzon qui prend ce rôle, un brin trop grave pour elle, avec cependant une présence et même aisance de reine, un sens dramatique d’immense tragédienne, crédible dans sa jalousie, tendre et cauteleuse avec Aïda, grandiose de révolte désespérée lors du jugement, filant des nuances déchirantes d’humaine pitié.
Entre ces deux femmes magnifiques, le ténor Walter Fraccaro s’en tire honnêtement, avec vaillance même, mais avec quelques intonations incertaines dans son redoutable air d’entrée à froid, un peu en retrait dramatiquement. D’une brutalité sonore claironnante, Ko Seng-Hyoun fait un Roi d’Éthiopie vaincu plus soudard que royal ; Wojtek Smilek, grand prêtre, prête sa grande et belle voix que l’on connaît, aux cavités sombres des caveaux et temples égyptiens ; Dmitry Ulyanov est un Pharaon vocalement crédible et Julien Dran un message à la hauteur. À leurs côtés, Sandrine Eyglier déroule lumineusement, dans l’obscurité du temple, les mélismes délicats de sa solaire voix. Les chœurs (Pierre Iodice), si divers, guerriers ou poétiquement religieux, participent pleinement à ce succès.
Oui, Aïda a fait un retour triomphal mérité à Marseille.

Photos Christian Dresse :
1. Amnéris et les prêtres ;
2. Aïda et Radamès ;
3. Aïda et Amonasro.



lundi, décembre 08, 2008

AUTOMNE BAROQUE


L’Amour de Madeleine
par le Concerto Soave,
Chapelle Sainte-Catherine,
6 décembre 2008

Amour christique et misogynie chrétienne

Religion d’amour dans son principe christique évangélique, qui invite à aimer son prochain comme soi-même, et même son ennemi, la religion chrétienne, dévoyée abusivement par des Pères ou parâtres de l’Église misogynes, a lentement marginalisé la femme et frappé d’opprobre le commerce charnel. Mais, paradoxalement, condamnant la chair non rentabilisée par l’enfantement, elle n’a fait que la mettre en valeur, a contrario. Et il a fallu tout le besoin populaire d’amour féminin pour ériger en lumineuses figures tutélaires deux femmes opposées et complémentaires, la Pécheresse et la Vierge, Eva et Avé, l’une rédimant l’autre. Car il s’en faut de beaucoup que l’Église des Pères, des patriarches, ait aisément accordé à Marie une place théologique parmi ces hommes.
La ferveur populaire avait vite consacré un culte à la mère douloureuse, l’imaginant directement montée au ciel après sa mort sans attendre le Jugement dernier comme le reste des mortels. Mais ce n’est qu’en 1854 que l’Église proclame le dogme de l’Immaculée Conception qui la reconnaît née sans péché et il faut attendre 1950 pour que lui soit reconnu le privilège de l’Assomption. Et même Jean-Paul II précisait par encyclique que Marie n’était pas la « Mère de Dieu », car Dieu ne peut avoir d’antécédent, mais sa « servante » et plus fidèle disciple. La puissante catholique Espagne n’avait pu imposer au XVII e siècle ces dogmes mariaux pour lesquels Bossuet avait aussi combattu.
Quant à Madeleine, tout autant vénérée par le peuple et mise en avant par l’Église, les Évangiles sont très évasifs sur elle. Il y a bien celle que Jésus a exorcisée de sept démons (Luc, 8 : 2-3, Marc, 16 : 9), présente à la crucifixion (Matthieu, 27 : 55-56 ; Marc, 16 : 9) et premier témoin de la résurrection (Jean, 20 : 11) mais qui est sans rapport avec l’imagerie traditionnelle. En effet, Luc (7 : 36-50) ne nomme pas la pécheresse qui pleure et oint les pieds de Jésus, pas plus que n’est nommée la femme qui baigne de parfums la tête de Jésus dans Marc (14 : 3-9) et Matthieu (26 : 6-13), non qualifiée de pécheresse. À partir du VIIIe siècle, on la confond avec Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare qui oint les pieds de Jésus et les essuie de ses cheveux (Jean, 12 : 3). La fameuse pécheresse si romancée est en fait un produit de la médiévale Légende dorée. Et sans doute un besoin affectif du croyant.

Duo amoureux
La mythique belle pécheresse a pourtant suscité une belle littérature pieuse et une superbe musique, témoin ce puissant et doux concert offert par le Concerto soave, conçu et mis en espace par Catherine Cessac. Digne disciple d’Eugène Green, l’initiateur de la déclamation et gestique baroque, Benjamin Lazar, à la fois chanteur, musicien, metteur en scène (son Bourgeois Gentilhomme et son récent Cadmus et Hermione de Lully font référence), est ici récitant, ou mieux, récitant-chantant, tant son art de déclamer Bossuet dans la prononciation restituée du Grand Siècle tient du théâtre et du chant, ce qui n’étonnera que ceux qui ignorent que Lully calqua son récitatif français sur la déclamation tragique de la Champmeslé, maîtresse et interprète de Racine. On comprend aussi, à ses crescendi grandioses de la voix suivant l’éloquence du texte du prédicateur, montant la courbe de l’affect, de son climax, que l’auditoire en pleurait d’émotion. Surtout que ces textes sensuels (« qu’il me baise du baiser de sa bouche ») sur Madeleine aux pieds de Jésus, au pied de la Croix, puis au pied du tombeau où il lui apparaît ressuscité comme un don d’amour à portée de main mais intouchable (« Noli me tangere », ‘Ne me touche pas’) est une véritable histoire de couple, entre un Jésus séducteur qui a la cruauté de partir, imposant à l’amante « si passionnée », qui a une « faim furieuse de cet amour insatiable » cette longue pénitence mythique mais exemplaire dont parle Bérulle.
Et c’est un véritable duo entre cette voix d’homme parlée et celle, chantée, de cette femme. Elle, c’est María Cristina Kiehr, soprano à la voix ample, égale, « ton de pêche » me souffle quelqu’un, dont elle a le velouté tendre, puissante et légère, menée avec une douceur de miel violoncelliste dans le médium, de violon ailé dans l’aigu lumineux. Mais une belle voix, une technique sans faille, ce n’est rien sans cette musicalité et, surtout, cette sensibilité du texte, cet art immédiat de servir l’affect avec une grande sobriété pudique dans l’ornementation, souvent à peine un trille en cadence de fin de phrase. Les textes latins (prononcés à la « françoise ») mis en musique par Charpentier sont austères et sensuels et le « Sola Vivebat in antris » sur Madeleine pénitente est une grandiose déploration. Son « Gloria » concis est une auréole incandescente comparé au long déroulement de vocalises extatiques de celui d’Agneletti. Couronnement du programme, le Lamento d’Ariane de Monteverdi, déjà devenu celui de la Vierge, est ici, inédit, celui de Madeleine, au prix de quelques mots et harmonies changées. Femme de toute sa belle carnalité, Vierge dans ses lamentations, María Cristina, regard illuminé vers un ailleurs, est aussi Madeleine par la ferveur et la passion.
À l’orgue ou au clavecin, à la direction, Jean-Marc Aymes déroule souplement le tapis somptueux du continuo de l’arioso, relayé par les arpèges scintillants de l’archiluth (Diego Salamanca), les ondes de la basse de viole (Christine Plubeau), qu’illuminent et auréolent les violons aériens d’Odile Edouard et Marie Rouquié.



Photos 2 et 3 : Marie-Ève Brouet :
1. Benjamin Lazar ;
2. María Cristina Kiehr ;
3. Jean-Marc Aymes.

SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ

LE RÊVE PASSE…

Le songe d’une nuit d’été
De Benjamin Britten
Livret du compositeur et Peter Pears d’après Shakespeare
Opéra de Toulon, 5 décembre

La qualité paie. L’exigence de Claude Henri-Bonnet, Directeur général de l’Opéra de Toulon, qui mêle judicieusement opéras du répertoire et œuvres plus rares, remporte ses fruits : une salle comble a fait un triomphe mérité à A midsummer’s night dream de Britten.

L’œuvre
Parue en 1600, cette féerie de Shakespeare, dont Britten (1913-1976) fait son fidèle opéra de 1960 pour son festival d’Aldeburgh, avait déjà séduit Purcell qui en tira The Fairy Queen (1692) et Mendelssohn sa musique de scène (1827), dont tout le monde connaît au moins la fameuse « marche nuptiale », sans compter les adaptations pour le théâtre et même le cinéma, dont un film de Woody Allen. Avec ses trois niveaux de personnages, les terre-à-terre artisans épris de théâtre, les terrestres humains et le monde surhumain des fées, nous avons une fascinante mise en abyme de la théâtralité : les fées contemplent le manège des humains qui seront spectateurs de la tragédie involontairement burlesque des rustauds comédiens, le tout sous le regard d’Oberon, roi des fées qui mène le jeu, compliqué par l’étourderie de son elfe favori, Puck. Nous avons donc la guéguerre entre Oberon et Titania sa reine, qui se disputent (comme un couple séparé aujourd’hui la garde d’un enfant) un petit page indien ; le chassé-croisé amoureux d’un quatuor de jeunes gens, je t’aime, moi non plus, et des artisans à vocation d’artiste qui veulent donner en spectacle la tragédie des Roméo et Juliette babyloniens, Pyrame et Thisbé, au couple noble de Thésée qui a séduit Hippolyte, la farouche reine des Amazones qui menaçaient Athènes. Le tout dans une forêt durant à la mi-été, soit le 14 août, la magique « Nuit des étoiles ».

La réalisation
L’un des charmes de la mise en scène de Jean-Louis Martinoty, sur fond de nuit brumeuse et des lumières oniriques et féeriques de Fabrice Kebour, dans un décor de forêt stylisée (Bernard Arnould) c’est de rendre sensible la nature évoquée poétiquement dans le texte de Shakespeare avec ses animaux (loup, ours, lion, hibou, chauve-souris, guère redoutables, âne) et, surtout, une faune et une flore à l’échelle délicate des fées : ver luisant, abeilles aux pattes regorgeant de cire pour de minuscules flambeaux, bourdon aux pattes chargées de miel gourmand, les oiseaux aux plumes colorées, la peau irisée de la mue de la couleuvre qui peut servir de robe moirée à une fée ; boutons de rose ourlés de perles de rosée, clématite, chèvrefeuille, thym… Une chauve-souris, un énorme hérisson, une sauterelle sur un immense tronc d’arbre, l’ampoule rouge ou bleue du philtre magique végétal donnent cette dimension exquise et d’un poétique humour. Les costumes lumineux, très pile Wonder (Daniel Ogier), aux coiffes et coiffures pleines d’extravagante fantaisie, apportent leur dimension de rêve au peuple nocturne des fées, tandis que les nobles humains sont en blanc très british de joueurs, sinon de tennis, de badminton moins compliqué sur une scène!

L’interprétation
La direction musicale de Steuart Bedford, qui eut la chance de travailler avec Britten lui-même, tire toute la magie de cette partition pleine de finesse fantasque : sons doucement métalliques du clavecin pincé, des clochettes, du triangle, harpe, avec des glissandis d’envol ailés furtifs pour le monde des fées. Oberon (créé par Alfed Deller) a ici la voix ronde, timbrée du contre-ténor Rachid Ben Abdeslam, nimbée de poésie et Tytania est la soprano colorature Maïra Kerey, qui se tire avec une aisance magique de son air, bref mais hérissé de "cocottes " , de vocalises de vraie Reine de la Nuit et de trilles comme des battements d'ailes. Couple féerique vraiment. Le quatuor d’amoureux ont les voix, belles et traditionnelles de soprano/ténor (Marjorie Muray/Jonathan Boyd), mezzo/baryton (Delphine Galou /Jean-Sébastien Bou) et les nobles humains, les timbres majestueux de basse pour Thésée (Randall Jakobsch) et de contralto pour Hippolyte (Elodie Méchain). L’inénarrable sextuor des artisans (Iain Paterson ; Jean Teitgen ; Yuri Kissin ; Christophe Berry ; Thomas Dolié ; François Piolino) fait passer son plaisir de jouer, de danser et Piolino, en travestie Thisbé, ébauche une danse du papillon à la Loïe Fuller et meurt dans un battement des mains qui est celui de Pavlova dans le Lac des cygnes, un régal royal. Enfin, le Puck parlant de Scott Émerson, diablotin boiteux et guindé, maître de cérémonie raidement anglais mais un peu zinzin, fait passer, avec sa belle diction anglaise, toute la beauté du vers shakespearien.
On regrette cependant que l’on ait abandonné le chœur d’enfants pour les fées bien que, malgré une légère hésitation, celui de l’Opéra de Toulon (Catherine Alligon) s’en tire au mieux pour le bonheur de tous. Une réussite.


Photos ©Frédéric Stéphan
1. Titania et sa cour de fées ;
2. Obéron roi nocturne ;
3. Le coucher de Titania.

vendredi, décembre 05, 2008

LES CAPRICES DE MARIANNE

FUNÈBRE CARNAVAL

Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset Théâtre Gyptis

Carnaval funèbre pour Naples de froide fantaisie. En perspective de fuite, deux murs gris, aveugles à une porte près, mais avec des oreilles et des yeux de mari jaloux, dessinent à vue des espaces mobiles, rue, maisons, cimetière. Minimal décor planté (Claude Lemaire), mais anonyme comme une dénonciation et, malgré les allusions aux sérénade et la fête rugueuse et rockeuse, un silence tragique d’omertà semble naître paradoxalement du vacarme en ces lieux et de la lumière blême qui les baigne (Roberto Venturi).
Le deuil est dans l’air, dans ce personnage de noir vêtu, chevelure noire hirsute d’un Delacroix perdu : on sent la fatale défaillance à sa façon de raser les murs, de s’y accrocher, dans sa lente chute inéluctable : il est déjà à terre, abattu, battu, sans avoir combattu. Le deuil est dans le masque noir de chouette goyesque et le sourire carnassier de l’entremetteuse (Agnès Audiffren, expressive même masquée) à l’aguichante silhouette cambrée : promettant l’amour, elle apporte la mort. La mort est dans cette musique de « dark folk » (Dominique Viger), sombre comme un glas obsédant qui escorte ce héros ténébreux, et scande son destin. La mort, c’est et ce sera, ce sombre tourbillon de ces trois « break » danseurs aux masques de Caprices effrayants de Goya, si véloces et si virtuoses qu’on les croirait plus nombreux (Christophe Lepage/Fouad Mansouri/ Nassir Moktari, chorégraphie de David Llari), qui fondront finalement comme oiseaux de proie sur ce héros en proie à son ombre morbide, car Cœlio (remarquable Grégoire Roger), est déjà en deuil de lui-même : l’amour n’est pas Éros pour lui, mais Thanatos, non pas force de vie qui élève, soulève, mais onde qui abat, qui noie. La scène, tendre et presque incestueuse avec sa mère (belle et lumineuse Cathy Darietto) montre bien que l’amour des autres femmes lui est fermé, incapacité ou impuissance d’Hamlet de la sexualité. Dans la logique de l’échec, il jette son dévolu absolu sur la jeune Marianne, en apparence ligotée par ses principes et prisonnière d’un époux castrateur : l’implacable Juge et Commandeur, massive et mafieuse figure paternelle œdipienne qui l’écrasera (Philippe Séjourné, redoutable, escorté de l’étrange et inquiétant acolyte Pierre-François Doireau malgré l’air inoffensif).
Le double inverse de Cœlio terrassé, son homologue quasi homosexuel, dansant, virevoltant, capricant, radieux, sachant aussi bien défier par la parole le Commandeur de mari que parler à la femme-fille, tout en laissant percer la faille d’un noir désespoir sous l’habit rouge de fête, l’Octave admirable de Guillaume Clausse est Puck ou Ariel, l’air spirituel et esprit de l’air.
Renversant avec les chaises la terrestre pesanteur matrimoniale, entre maison et église, entre terre et ciel, et prête à s’envoler au 7e dès qu’Octave lui en tend la capiteuse et captivante perspective langagière, la Marianne mutine et mutinée d’Alice Belaïdi, vive et piquante, plus proche de la révolte de Rosine que de la naïveté renversante d’Agnès, s’engage avec aisance dans le marivaudage drôle et dru du jeune homme : la liberté métaphorique du sens est prélude au libertinage des sens, la bouteille à moitié vide ou pleine de la chasteté ou de l’adultère ne demande apparemment qu’à être comblée, sensuellement. Cependant, après les beaux costumes (Éliane Tondut), et son austère robe noire qu’elle jette par-dessus le moulin comme une défroque, la petite tenue coquine qu’elle arbore en dessous, semble d’une brutalité trop canaille pour la nuance même perverse du personnage.
La brève pièce d’un poète venu trop tard dans un monde trop vieux, en décalage avec son époque bourgeoise comme une erreur de distribution, est une sorte de Commedia dell’Arte en noir avec son Pierrot lunaire en victime, une colombine délurée, et Pantalone en bourreau, comme dans l’opéra I pagliacci. Françoise Chatôt, qui signe la mise en scène, tissant avec son intelligence, sa grande culture et sa sensibilité les Caprices de Musset, ceux de Marianne à ceux de Goya, rend la « gracieuse mélancolie » à sa vérité clinique morbide d’aspiration à la mort. Mais, de ce vaudeville qui finit en tragédie, de cette pièce crépusculaire, elle fait malgré tout un hymne printanier à la vie grâce à la jeunesse et à la beauté de ses acteurs et, surtout, en exaltant le libertinage vivifiant contre les mortifères lois de marbre de la morale. Le Valmont des Liaisons dangereuses sacrifiant à sa liberté La présidente de Tourvel séduite se sent derrière le couperet de la sentence d’Octave ayant séduit la femme pour le compte de Cœlio mort :

« Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui vous aimait.»

Cruelle et nécessaire célébration de la vie au cœur d’un cimetière, qui passe par le sexe vital et pas forcément par la force délétère de l’amour romantique.

Mercredi 19 novembre

Photos F. Mouren-Provensal, légendes B. P. :
1. La mort dansante ;
2. Cœlio avec sa mère : amour sans fard ;
3. Octave avec la femme : l'amour masqué.



lundi, novembre 03, 2008

Nicomède

NICOMÈDE
de Corneille

Théâtre de La Criée, du 9 au 26 octobre

La pièce
Dernier grand succès de Corneille, Nicomède (1651), sa vingt et unième pièce, malgré son label officiel de « tragédie » est en fait une tragi-comédie : aucun des héros n’y meurt, les comparses hors scène et les victimes des guerres ne comptant pas à l’échelle des nobles protagonistes. Le roi et la reine de Bithynie, Prusias et Arsinoé malgré leur machiavélisme et leurs intrigues toujours éventées et déjouées, les scènes conjugales un peu bourgeoises, tiennent de la comédie ; l’humour, l’ironie des deux jeunes premiers, Nicomède et Laodice, leur héroïsme romanesque, leur irréaliste générosité, la galanterie des échanges, la scène de dépit amoureux entre Attale déçu et Laodice qui lui déclare en vraie précieuse : « Pour garder votre cœur, je n’ai pas où le mettre », l’issue heureuse grâce au sauveur masqué reconnu à la fin par un anneau providentiellement échangé, sont des ressorts du théâtre à l’espagnole admiré par Corneille, et du style moyen de la rhétorique et non du sublime tragique de l’unité de ton.
Mais cette variété et richesse des registres, qui enfreint le monolithisme tragique, n’en sont que plus intéressantes théâtralement, et n’excluent pas le drame qui pèse sur un héros dont, en bonne logique politique, le grand crime aux yeux de son faible roi de père est d’être le trop victorieux soutien de son pouvoir. Je peux résumer ainsi la crainte du monarque : de qui l’on doit le trône on devient le sujet. Il préfère donc être le satellite de la lointaine Rome, qui vient d’en finir avec Carthage et règne désormais sans partage sur la Méditerranée, plutôt que le débiteur d’un trop proche fils à la tête d’une armée, par ailleurs fiancé à la reine d’Arménie. Sa seconde femme le pousse à perdre son triomphant héritier légitime en faveur de son fils Attale, amoureux par ailleurs de Laodice, otage du roi, promise à Nicomède.

La réalisation
Passons sur l’insinuation (discrète) de la metteur en scène de transposer l’action d’avant notre ère à la situation de l’Irak ou de la Palestine aujourd’hui, comme si le spectateur qui vient entendre le rare Corneille n’était pas assez grand pour comprendre tout seul l’actualité intemporelle de la pièce ; passons sur l’académisme, qui règne depuis quelque 40 ans sur les scènes, de faire jouer les pièces anciennes en costumes contemporains (ils sont beaux) pour dire vite que cette réalisation du rarissime Nicomède est remarquable à divers niveaux.
On entre dans la salle, accueilli par une musique orientalisante (Marc-Olivier Dupin) qui planera menaçante entre les actes, d’une discrète efficacité, et on s’installe dans des gradins en disposition quadripartite (scénographie et lumières ténébreuses d’Yves Collet) autour d’une longue table couverte de journaux internationaux. Les acteurs la serviront et desserviront, café, thé, fruits, plats, à chaque acte, offrant pour l’heure des friandises orientales au public qui se place.
Leurs costumes, contemporains donc, sont néanmoins judicieux (Annie Melza Tiburce) : roi en blazer bleu, foulard dans le col de la chemise, fausse décontraction d’accroc au pouvoir malgré ce faux détachement à ses signes externes (comme il s’accrochera à la couronne) ; reine juchée sur des escarpins rouges, jupe et turban noirs sur chignon blond, bracelets, bagues et pendants orientaux ; prince Attale en costume à gilet et cravate ; ambassadeur romain en costume strict et frisettes de statue, yeux fardés ; chemises blanches ou noires pour les suivants, Araspe balafré inquiétant armant un pistolet, tailleur strict de secrétaire pour Cléone, attaché-case, gardes de corps et conseillers pervers des princes. Nicomède a une sombre chemise militaire et se drape dans un somptueux burnous et Laodice, le front ceint d’un diadème, chignon élaboré, a une tunique pantalon et arborera plus tard, sur une longue robe, une belle écharpe, étole et foulard indien.
Autour de la table, les chaises donnent l’impression d’un conseil d’administration ou des ministres. Tournant autour du pivot de la table, s’adressant aux quatre coins des spectateurs sans aucune perte de la voix, se rangeant parfois parmi eux pour les deux héros, faisant le public complice de leur bonne foi et témoin de la mauvaise des méchants ; les autres souvent assis, contemplant le jeu dans un espace, un lieu supposé, la cour, où les murs ont des oreilles et rien ne demeure secret. Cela crée à la fois proximité physique et distance brechtienne d’une subtile intelligence comme le traitement du texte.

L’interprétation
La diction des vers est exemplaire, liaisons faites, mettant en valeur l’ironie par un ralenti expressif, un retard, qui soulignent un mot, une chute. Le style formulistique de Corneille, ses sentences sonnent, et juste :

« Qui se lasse d’un roi peut se lasser d’un père », énonce Prussias.
« Aussitôt qu’un sujet s’est rendu trop puissant,
Encor qu’il soit sans crime, il n’est pas innocent», distille Araspe.

Écho politique de Nicomède :
« Un véritable roi n’est ni mari ni père. »
Et fierté farouche de Laodice :
« Je ne veux point de rois qui sachent obéir. »

Plus que théorie, la pièce est une leçon de pratique politique, de la basse à la haute où le pardon généreux du vainqueur peut être la plus grande ruse, comme disait Napoléon.
Tous les acteurs sont à citer, des suivants (fielleuse Agnès Proust, cynique et sinistre Marc Siemiatycki) au cauteleux, retors et menaçant ambassadeur romain Flaminius (Pascal Bekkar). Le jeune et naïf prince Attale, qui prend de tous côtés des leçons de politique sur le vif, a la jeunesse attendrissante du rôle et son idéalisme enflammé (Thibault Perrenoud). Le couple royal fait admirablement bien la paire : Arsinoé (Sophie Daull), élégante ligne aiguë, vipérine, ourdissant les complots avec gourmandise comme une bonne blague, trouvant dans le crime une jouissance hystérique et bruyante de vizir Isnogoud, pas bonne, mais redoutable, assied littéralement le fort de son pouvoir sur le faible sexuel du roi à son égard ; Prusias (Pierre-Stéfan Montagnier), décadent, décati, vil, veule, avachi, voluptueux, velléitaire, aux vers venimeux, vomis ou émis mollement d’une moue de sa lippe : deux animaux politiques dont on rit à tort, leur rire final à eux balayant l’innocence généreuse des héros. Ces derniers, sont un couple idéal : Laodice (Raphaèle Bouchard) irrésistiblement belle, sensible et vibrante, forte et fragile, coquette tenant tête, ironique et politique, déguste les mots ; Nicomède (Bertrand Suarez-Pazos), belle gueule, noble allure et stature, viril et subtil, martial et diplomate, martèle et caresse les vers : dans leur bouche, l’alexandrin coule de source ; les deux : la grâce et la puissance, l’amour et la sensualité, justement réunis dans l’admirable travail scénique de Brigitte Jaques-Wajeman. Qui rend limpide le texte trouble des rives et dérives du pouvoir.

Photos Cosimo Mirco Magliocca :
1. Laodice et Nicomède : R. Bouchard et B. Suarez-Pazos ;
2. Attale et Arsinoé : T. Perrenoud et S. Daull.



Victoria Ocampo

VICTOIRES DE VICTORIA

Le rameau de Salzbourg de Victoria Ocampo, traduit et présenté par André Gabastou, Éditions Bartillat, 156 pages, 20 € ;

Drieu, de Victoria Ocampo, suivi de lettres inédites de Pierre Drieu la Rochelle à Victoria Ocampo, Avant-propos et notes de Julien Hervier, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Éditions Bartillat, 153 pages, 20 €.

Le grand philosophe espagnol Ortega y Gasset qui lui publia son premier texte dans sa fameuse Revista de Occidente l’appelait la « Gioconde des pampas », André Malraux, « l’impératrice de la Pampa», pour sa puissance et beauté. En effet, elle était belle, intelligente et si riche que Witold Gombrowicz parlait méchamment de l’« oppressante odeur de ses millions. » Pourtant, on peut user plus mal de son argent. Victoria Ocampo, née à Buenos Aires en 1893, figure dans la galerie des femmes mécènes ou égéries du XX e siècle, Gertrude Stein, Misia Sert, au rôle d’inspiratrices argentées d’artistes qui l’étaient moins, mais elle, par ailleurs créatrice, était plus proche d’une Peggy Guggenheim sa contemporaine, née en 1898 et morte comme elle en 1979, ou d’une Ida Rubinstein (1885-1960) qui commandait à des musiciens (à Ravel le Boléro, à Stravinsky, Perséphone) des œuvres qu’elle dansait elle-même. Ce que Peggy Guggenheim fit pour la peinture, Victoria le fit pour les lettres. Collectionneuse aussi de tableaux, voyageant sans cesse d’un bord de l’Atlantique à l’autre, fréquentant tout ce qui comptait dans les arts, parlant et écrivant l’anglais et le français autant que l’espagnol, parlant l’italien aussi, elle fonde en 1931 et dirige la revue SUR (Sud), mythique, qui jouera un rôle capital dans la vie intellectuelle hispano-américaine pendant près de quarante-cinq ans (340 numéros). Au comité de rédaction figurent rien moins que Borges, Ortega y Gasset, Alfonso Reyes, le chef d’orchestre Ernest Ansermet, Jules Supervielle, Waldo Franck, Drieu La Rochelle qu’elle soutient financièrement même de loin.
Dès ses débuts, la revue publie, outre Victoria elle-même et les membres du comité de rédaction, Henri Michaux, André Malraux, Eugenio d’Ors, Hermann von Keyserling, Alfred Métraux, Benjamin Fondane, Antonin Artaud et, dans la version espagnole, Qu’est-ce que la métaphysique ? d’Heidegger, bien avant la traduction française. Elle ouvrira ses pages aux grands écrivains du monde entier. En 1934, elle créée une maison d’édition sous le même nom de SUR. Le premier livre publié est le recueil de Federico García Lorca, Romancero Gitano. Elle y éditera les auteurs qu’elle traduit elle-même, Faulkner, Camus, Lanza del Vasto, T. E. Lawrence, John Osborne, Graham Greene, Dylan Thomas mais à son palmarès figurent non seulement les grands latino-américains Onetti, Alfonso Reyes, Horacio Quiroga, Bioy Casares (son beau-frère), Cortázar, mais aussi Huxley, Jung, Virginia Woolf, Nabokov, Sartre, Kerouac, etc. Elle aide Roger Caillois qu’elle accueille pendant la guerre, à créer Les Lettres françaises (du même nom que celles, clandestines, fondées aussi en 1941, en France, par Paulhan) consacrée aux écrivains français anti-fascistes. De retour en France, Caillois traduira dans la collection Croix du Sud de Gallimard des auteurs latino-américains, continuant ce trait d’union de la belle Argentine. En 1955, la dévaluation du peso la ruine pratiquement, mais elle préfère réduire son train de vie, renoncer à ses voyages que sacrifier la revue. En 1936, elle est élue Présidente de l’Association des Femmes argentines pour l’égalité des droits, milite pour la République espagnole puis recueille des fonds pour les artistes français pendant la guerre ; elle est emprisonnée à 63 ans sous la dictature de Perón. Elle est la première femme à entrer à l’Académie argentine.
Voilà donc une belle et exemplaire figure de femme, très attachante, que font revivre les éditions Bartillat.
Le rameau de Salzbourg, un extrait de sa longue Autobiographie, est un épisode crucial de la vie de cette riche héritière d’une famille patricienne mais close sur les préjugés de classe, tyrannique sur l’éducation de ses cinq filles, dont Victoria aura du mal à se libérer. Frustrée dans sa vocation d’actrice formée par Marguerite Moreno, elle n’aura que la maigre satisfaction d’être la récitante de la création argentine du Roi David d’Arthur Honegger en 1925, et celle de la Perséphone de Stravinsky au théâtre Colón. Un mariage raté dont l’échec est dissimulé à ses parents, loin de l’émanciper, la plonge dans la dépendance d’un homme médiocre qu’elle fuit ; elle d’en tire par une longue liaison fidèle, mais douloureusement clandestine, avec celui qu’elle nomme discrètement J. qui croit en ses talents et l’aide à s’épanouir. C’est avec la même pudeur qu’elle évoque cet amour, analysé avec une acuité lucide au filtre des écrivains chers à son cœur, dont Proust, et gagne son indépendance de femme et d’intellectuelle vouée aux lettres.
C’est par contre, face à sa discrétion sur sa vie affective et érotique, l’impudeur de l’aveu dénué d’artifice (ou au contraire) de Pierre Drieu La Rochelle qui apparaît dans cet autre épisode de sa vie partagé avec l’écrivain rencontré à Paris en 1929, avec lequel elle voyage à Londres, Berlin, qu’elle invite pour des conférences à Buenos Aires pour l’aider financièrement. L’écrivain français, autoproclamé L’homme couvert de femmes dans un de ses romans, étale avec une fatuité narcissique ses conquêtes, et ne sort pas grandi moralement du récit, pourtant délicat, attentionné même, de Victoria, malgré ses réticences puis répulsions politiques quand il s’engage résolument dans le fascisme alors qu’elle-même, anti-fasciste résolue, fonde une association pour aider et sauver les juifs qu’elle accueille chez elle. Lui dirige sans scrupules la NRF sous coupe allemande, elle, publie des écrivains résistants.
Drieu, en filigrane de ce récit discret et dans ces propres lettres inédites, apparaît comme un dandy égocentré et neurasthénique, amer et cynique, qui ne peut complimenter sans dénigrer, gigolo sans vergogne, vivant d’abord de ses deux femmes, puis de Victoria dont il n’oublie jamais d’aller régulièrement encaisser le chèque même longtemps après qu’elle l’a quitté et renié son engagement politique. Obsédé par l’argent, tel son héros du Feu follet, « l’argent, résumant pour lui l’univers », « avec sa volonté secrète et à peu près immuable de ne jamais le chercher par le travail », mais « par des amis, des femmes. » Touchante, il est vrai, mais brève rencontre entre les deux, « Courte saison, en réalité », dit Victoria de leurs discrètes amours. « Ses idées me séparèrent de lui ». Cependant, longue amitié épistolaire qui perdura jusqu’au suicide de Drieu en 1944 à la Libération quand il se sentit acculé, qui lui destina une dernière lettre. Sans la racheter, son adieu à la vie eut un certain panache.




dimanche, novembre 02, 2008

Voltaire-Rousseau

VOLTAIRE-ROUSSEAU
Écrit et mis en scène par Jean-François Prévend Théâtre Gyptis 22, 23 et 24 octobre 2008

Deux hommes, deux natures, deux positions, deux oppositions. Malgré l’exil en Suisse, et à cause de lui, le Français Voltaire (1694- 1778) jouit d’une réputation européenne prestigieuse, d’une vie fastueuse, ami des princes, pourtant souvent ses ennemis. Le Suisse Rousseau (1712-1778), devenu célèbre avec ses deux Discours polémiques (1750 et 1755), l’un sur la corruption des mœurs due aux sciences et aux arts, l’autre sur l’origine de l’inégalité entre les hommes, voit ses deux livres ultérieurs, L’Émile et le Contrat social (1762) condamnés internationalement, révolutionnaires, et reconnus pour tels par la future Révolution. Voltaire est d’un tempérament gai, persifleur, spirituel ; Rousseau est mélancolique, précurseur aussi du romantisme, et n’a que « l’esprit de l’escalier » comme il appellera son manque de répartie ; homme de la ville l’un, des plaisirs des arts, homme des champs l’autre, de la nature. Voltaire est ami du progrès, a foi dans le genre humain et la civilisation ; Rousseau en est le contempteur, croit bon l’homme naturel mais dénonce la corruption par la culture sinon l’agriculture. Malgré prisons et exil, richissime, Voltaire triomphe par le haut, règne sur le théâtre qu’abhorre Rousseau, esprit chagrin, masochiste complaisant dans le rôle de victime d’un complot universel contre lui. La prose de Voltaire est sèche, vive, brève ; celle de Rousseau moelleuse, harmonieuse, ample. Tout oppose les deux philosophes majeurs du Siècle des Lumières. Ainsi en témoigne la plaisante lettre de Voltaire à Rousseau en 1755 pour le remercier de son Second discours :
« J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain [...] On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. »

L’œuvre
C’est sur cette multiple opposition que Jean-François Prévand, parfait connaisseur de Voltaire, a bâti sa pièce, ou plutôt, son dialogue, la rencontre entre les deux hommes à Ferney, où Voltaire, prudemment à l’abri de la France à la frontière suisse, règne et reçoit le grand monde en monarque éclairé d’un domaine luxueux devenu son royaume : le jardin qu’il cultive comme Candide est une vaste propriété qu’il sait habilement faire fructifier, récoltant succès et fortune.
Un riche salon (commode, bureau, canapé, sièges Louis XV et, bien sûr, un fauteuil « Voltaire ») agrémenté de trois portraits du célébrissime maître des lieux, célèbres aussi, par Quentin de la Tour, Largillière, dont le fameux lever en chemise du philosophe, tel un polichinelle dansant sur un pied, plus le buste sculpté par Houdon, qui sera couronné à la Comédie française pour son triomphe et retour d’exil l’année même de sa mort : âges de la vie et immortalité du grand homme égolâtre. Comme dans les musées, un cordon rouge délimite l’espace du salon, frontière de la vénération ou limite d’un ring pour le combat verbal (décor Irina Fedotova). Hors cette scène, face au public sur une chaise, le mannequin d’un garde ou gardien contemporain, anachronique accessoire pour signaler peut-être la distance chronologique qui nous sépare des deux hommes : contradiction alors avec le texte qui vise à trouver des échos d’aujourd’hui (allusions à Marx, à l’intégrisme) dans les paroles des deux hommes, pourtant parfaitement d’aujourd’hui dans leurs enjeux politiques.
Sur cette scène théâtralisée, la rencontre deviendra affrontement entre le plus jeune, l’Ingénu, le Candide, et le vieux renard, un Zadig plus ironique que sage. Rousseau fait intrusion, effracion, dans ce monde policé avec, sinon ses gros sabots, ses bottes de marcheur impénitent, habillé en Arménien, en caftan, déguisement incongru face à l’habit presque de cour d’un Voltaire emperruqué (costumes Lara Walker). L’amoureux de la nature, botaniste et écolo avant la lettre, apporte un bouquet de chardons. Chardons de son enquête épineuse, découvrir l’auteur d’un pamphlet anonyme aux terribles pointes contre lui : ses mœurs, son abandon de ses cinq enfants, entre autre. Naturellement, on découvrira à la fin que le railleur Voltaire en est l’auteur pour remettre à sa place ce Savonarole de Rousseau qui attaque la culture en un moment où elle est déjà attaquée par le fanatisme obscurantiste et ce qu’on appelle pas encore la marchandisation.
C’est la mince intrigue de la pièce, dont l’intérêt et le plaisir reposent essentiellement sur le duo/duel entre ces deux grands esprits dont les textes nous sont si nécessaires aujourd’hui, servis par deux excellents acteurs, un Rousseau très physique, crispé, tourmenté mais vibrionnant (Guy Robert) et un Voltaire sec de timbre, sarcastique, distancié (Philippe Noesen), qui se meuvent sans monotonie dans cet espace réduit. Voltaire met les rieurs de son côté, privilège de l’esprit mais, de son œuvre, il ne reste, à part trois contes plaisants, pas grand chose sauf une attitude et un combat qui en font un emblème mythique contre l’intolérance et pour la liberté. Rousseau, le mégalomane un peu caricaturé ici, des deux, est le vrai génie, auteur d’une œuvre fondamentale, politique et autobiographique. La postérité les réunira dans le Panthéon, l’un près de l’autre.


Photos ® Pierre Planchenault Atom

dimanche, octobre 12, 2008

SALAMMBÔ

SALAMMBÔ
Opéra en cinq actes et huit tableaux d’Ernest Reyer, livret de Camille de Locle d’après le roman de Gustave Flaubert Opéra de Marseille, 5octobre

Marseille n’est pas qu’une future « capitale culturelle » et n’a pas toujours été ingrate envers ses créateurs, locaux ou venus d’ailleurs, contraints à chercher à Paris une reconnaissance souvent niée en leur indifférent pays. Renée Auphan, pendant son mandat à la tête de l’Opéra de Marseille, avec son complice Maurice Xiberras, toux deux Marseillais d’ici et d’ailleurs, s’est vouée à fêter certains illustres concitoyens parfois un peu trop négligés chez eux : tour à tour, des hommages ont été rendus à Louis Ducreux, à travers des reprises de son fameux passage chez nous et d’un amical foyer à son nom, à Edmond Rostand, avec son Aiglon mis en musique par Ibert/ Honegger, à Pagnol, avec la création de Marius et Fanny. Voici le tour d’Ernest Rey (1823-1909), célébrissime en son temps et jusqu’au milieu du siècle dernier sous le nom de Reyer, duquel la place de l’Opéra prend son appellation, anticipant d’un an le centième anniversaire de sa mort. Nous eûmes la chance, il y a quelques années, d’entendre ici son Sigurd (1884) mais Salammbô (1890) avait déserté notre scène (et celles du monde entier) depuis plus de soixante ans.

L’œuvre
Du Locle avait déjà écrit pour Verdi les livrets de Don Carlos et d’Aïda, et celui de Sigurd pour Reyer. Il partit du canevas de Flaubert lui-même qui rêvait d’un opéra sur son texte, la révolte des mercenaires contre Carthage, indignés par « la foi punique », la mauvaise foi des Carthaginois qui refusent de les payer alors qu’ils ont défendu de leur sang leur cité contre Rome. Le romancier avait opéré un découpage des scènes à faire, confiant la rédaction d’abord à Théophile Gautier, puis à son gendre Catulle Mendès, qui déclarèrent forfait.
Le roman touffu de Flaubert, encombré de somptueuses mais statiques descriptions, épuré en livret par de Locle, dans un contexte guerrier et politique, rejoint les classiques intrigues d’opéra : une virginale prêtresse, telle Norma ou la Vestale, amoureuse d’un ennemi, déchirée entre son devoir, sa religion et son amour, compliqué de la jalousie d’un traître : la trilogie classique de l’opéra XIX e siècle des amours contrariées d’un ténor et d’une soprano par une voix basse. L’héroïne est tentée comme une Judith ou une Dalila de venger sa patrie en tuant l’ennemi, mais Salammbô préfèrera se suicider au lieu de sacrifier son aimé, qui la suivra dans la mort -comme Roméo.
L’opéra de Reyer, après un succès éclatant, a été dénigré par des musiciens, le prix peut-être de son intransigeance acerbe de critique musical, juge et partie pris à son piège. Mais la caution de son ami Berlioz et l’admiration de Bizet, entre autres, devraient faire réfléchir. Si quelques accords de l’ouverture et des leitmotive font songer à Wagner, ce qui est normal à cette époque, rien à voir ni à entendre avec d’Indy et Chausson, qui s’en réclament ouvertement. Sans chercher automatiquement et abusivement des références, il est vrai qu’on songe parfois aux couleurs orchestrales et aux rythmes martiaux des Troyens de Berlioz (mais parties médianes mieux remplies) et, pour la déclamation lyrique, large, soutenue, c’est comme, chez Berlioz, dans Gluck qu’il faut la chercher, et d’ailleurs, le même type de voix féminine est requis : un soprano dramatique ou une mezzo. 
Cependant, efficace, adaptée à son objet farouche et guerrier, la musique de cet opéra d’hommes et de chœurs, avec de poétiques parenthèses de douceur féminine, est pleinement de son temps, mais originale.
La désaffection tient plus sûrement à la nécessité d’un plateau extraordinaire, un grand chœur, sept grandes voix masculines plus une chanteuse exceptionnelle pour passer la rampe d’un orchestre dense, nourri, souvent a tutti, dans des tessitures hors normes, exacerbées aussi. C’est déjà la première réussite de cette résurrection.

La réalisation
L’autre gageure de l’œuvre tient à la démesure des moyens scéniques originaux que nous rappellent les belles projections de maquettes de décors et costumes d’époque, très marqués par le style Art Nouveau du temps. Autres mœurs et contraintes de notre époque de pénurie : faute d’onéreuse mise en scène, la mise en espace. Yves Coudray, avec son inventivité habituelle, s’en charge : dispositif très simple, un praticable à degrés, palais, temple ou terrasse, deux colonnes délimitant des espaces divers fermés d’une tenture, une statue, une table, des bancs, un canapé. Les chœurs et les personnages s’y disposent en d’harmonieuses diagonales. Les éclairages de Philippe Grosperrin créent des atmosphères, jour, nuit, pénombre rosée du temple, dessinent des triangles bleus de rêve sur fond noir ou sanglants comme une lame.

L’interprétation
Pour la dernière, les chœurs (Pierre Iodice) sont parfaitement rôdés et domptés et déploient une énergie grandiose et barbare. Éric-Martin Bonnet, Antoine Gardin, basses, André Heyboer et Jean-Philippe Lafont (leur aîné), barytons, font un sombre tapis vocal et viril et illustrent au mieux l’école française de chant, tandis que Wojtek Smilek a la noirceur caverneuse du traître et son accent polonais ajoute de la couleur au personnage de roi Numide. En prêtre cauteleux et insinuant, mains jointes onctueusement comme un juvénile séminariste, Sébastien Guèze, étonnant dans ce rôle, déploie une voix claire pour sombres pensées, murmurant à l’oreille mais déferlant sur la houle orchestrale. Dans le rôle de Mathô, le chef mercenaire rebelle, Gilles Ragon, technique à toute épreuve se lance à corps perdu, sans perdre la voix ni la justesse de l’expression, dans la tempête orchestrale passionnellement déchaînée. Les quelques répliques de Murielle Oger-Tomao suffisent à imposer cette servante mais, tourmentée, douce, violente, aussi belle de ligne vocale que de corps, Kate Aldrich, avec une diction impeccable, voix large, généreuse, ductile, mezzo aux beaux graves, aux aigus éclatants et aisés, fait sien le rôle de Salammbô.
À la tête d’un orchestre transcendé, Lawrence Foster fait tonner, briller, vibrer, murmurer les luxuriances d’une généreuse partition heureusement retrouvée.

Orchestre et Chœur (Pierre Iodice) de l’Opéra de Marseille ; 
Direction musicale, Lawrence Foster ; mise en espace : Yves Coudray ; lumières : Philippe Grosperrin ; 

Salammbô : Kate Aldrich ; 
Taanach : Murielle Ogier-Tomao ; 
Mathô : Gilles Ragon ; Shahabarim : Sébastien Guèze ; 
Hamilcar : Jean-Philippe Lafont ; 
Narr’Havas : Wojtek Smilek ; 
Spendius : André Heyboer ; 
Giscon : Antoine Garcin ; 
Autharite : Eric Martin-Bonnet ; 

Marseille, du 27 septembre 2008 au 5 octobre.

Salammbô a été diffusée samedi 11 octobre à 19h30 sur France-Musique dans la "Soirée Lyrique" de J. Rousseau.



Photos Christian Dresse :
1. Salammbô et les mercenaires ;
2. Salammbô et le directeur de conscience ;
3. Salammbô et Mathô ;
4. Mort des amants.

vendredi, octobre 10, 2008

Le cas Dimec(K)h

LE K DIMEC(K)H
Sur la route d’OKlahoma
d’après
AmériKa ou le disparu de Franz KafKa
La friche de la Belle-de-mai
(du 25 septembre au 2 octobre)

On n’entre pas aisément dans l’univers de FranK Dimech. Mais, dès l’entrée, on est saisi : dans une pénombre d’angoisse, un roulement sourd et sonore de monde qui s’écroule, écroulement ou bombardement indistinct mais présent. Dans la lumière glauque qui se lève – ou se couche- et qui restera dans cette indécision immuable, on découvre ce qui paraît une urne, en fait un piano déglingué recouvert de pierres, non, de pommes de terre, dont l’éboulement régulier sur le tambour répercutant et vibrant du caisson de bois de la scène (Sylvain Faye) causait ce bruit étrange venu d’ailleurs. Elles joncheront le plateau, imposant aux acteurs des contraintes et des contorsions, parfois trop forcées, un malaise ambulatoire crispant attitudes et jeu.
De l’ailleurs d’un fenestron livide perché sur la hauteur du mur sinistre du lieu, qu’une femme, assise de dos presque tout au long, ouvre et ferme par intermittence en grimpant une échelle en fer, des vagissements, des pleurs lointains d’enfant, une comptine, vont scander ou trouer le déroulement ou la juxtaposition de corps solitaires mais non solidaires et d’actions sans actes ou d’actes sans action à proprement parler dramatique, sans linéarité sensible, dans une perpétuelle hésitation, une indétermination entre long silence et fil coulant de parole abondante comme pour laver à grand flot, parfois étalé dans l’écluse de vraies tirades (flaques de discours étanches et autarciques), comme pour effacer la tache du mutisme d’un monde sans réelle communication, sans communion à coup sûr, à part des yeux méfiants et une esquive de l’Autre singulier, l’intrus, ce K quémandant regard, échange, et dialogue. Il s’en retournera, pauvre et littéralement nu comme Job, non sur un tas de fumier mais de pommes de terre (après tout richesse d’un temps de pénurie…) dans l’expressivité touchante de K (Laurent de Richemond), malgré la complaisance de Dimech à mettre a nu la misère inesthétique des corps et du monde.
Ce Grand Théâtre délabré du Monde prend son prétexte chez Kafka, attente d'embauche dans un cirque, mais la mise en scène ne « joue » pas le texte ni contre le texte, ni dans le texte mais hors du texte. Même dans le jeu du non jeu imposé aux excellents acteurs, Dimech a cependant une manière de les faire jouer, subtile, décalée et, surtout, le texte, déjoué, désémantisé de son contexte, prend une vie étrange et parfois loufoque, mais confinant au tragique, dans ces tirades réussies. Difficile d’entrer, mais pas facile d’en sortir.

Photos Francis Blaise



jeudi, octobre 09, 2008

Octobre baroque

BAROQUE ET SAISONS

Trionfi sacri

Motetti, canzoni & sonate di Goivanni Gabrieli per San Marco di Venetia
Basilique du Sacré-Cœur, Marseille, 1 octobre
Solistes et orchestre de la 15 e Académie baroque européenne d’Ambronay
Direction Jean Tubéry

S’il divise la vie et l’année en saisons comme Gracián ou Vivaldi, le Baroque n’a pas de saisons et encore moins à Marseille, promise capitale culturelle, où l’on cultive les fruits baroqueux d’un Mars en Baroque couvrant le champ d’octobre pour le CRAB (Centre régional d’Art Baroque, direction artistique Jean-marc Aymes), sans oublier, entre autres ensembles locaux, Anna-Magdalena Bach de Natalia Cherachova, Baroques Graffiti de Jean-Paul Serra et Les Festes d’Orphée de Guy Laurent, voué obstinément à faire revivre les compositeurs baroques provençaux et, désormais, à faire renaître l’oublié Concert de Marseille du XVIII e siècle créé sur le modèle du Concert spirituel de Paris.
Dans la basilique néo-byzantine et néo-romane du Sacré-Cœur érigée en 1947 pour commémorer la peste de 1720, sous l’immense corolle de la fleur inverse de sa voûte soutenue de colossales colonnes de granit rose de Corse, protégée et illuminée du céleste parapluie d’une mosaïque dorée, pour un soir, Jean Tubéry, à la tête des Solistes et orchestre de la 15 e Académie baroque européenne d’Ambronay, faisait renaître les fastes grandioses de la musique d’une Venise à son apogée, à cheval entre les XVI e et XVII e siècles avant son inéluctable décadence. À l’honneur, un maître de chapelle de la Basilique Saint-Marc, cœur battant, spirituel et musical de Venise comme le Palais des Doges l’était du pouvoir politique patricien : après Adrian Willaert qui apporte la science flamande du contrepoint sur les rives de la Méditerranée, après le fameux Zarlino dont la théorie fait faire à la musique un pas décisif vers le système harmonique et mélodique modernes, Giovanni Gabrielli, y partage d’abord avec son oncle et maître Andrea Gabrielli (nous en entendrons une bataille) les deux orgues, avant d’en devenir le compositeur officiel, le maestro di cappella, et rien moins que Monteverdi lui succédera dans ce poste. C’est dire l’importance capitale pour toute l’Europe de cette musique vénitienne et ce concert nous en rafraîchit somptueusement la mémoire.
Les années 1597-1612 de ces œuvres sont cruciales pour l’orgueilleuse Sérénissime République au sommet de sa puissance : en 1605, elle a défié l’Église de Rome qui voulait la soumettre et la frappe d’interdit ; elle résiste à l’impériale Espagne qui règne sur presque toute l’Italie et régente l’Europe. Toute cette superbe se sent dans le faste de cette musique religieuse mais guère humble, triomphaliste qui comble l’espace et le Sacré-Cœur comme elle remplissait l’orgueil de Saint-Marc avec ses deux loges de chœurs opposées, jouant des échos, des répons, des réponses chorales et instrumentales, à grand renfort de cuivres de solennelle procession arrivant par les déambulatoires, traversant le transept. Et l’un des grands mérites de Tubéry c’est de rendre vivant et vibrant l’espace en spatialisant avec une souplesse toute musicale, sans discordance, dans des interludes à l’orgue, au clavecin, aux luths et théorbes, ses jeunes musiciens et choristes qui se déplacent entre chaque morceau, latéralement, transversalement, de droite à gauche, du chœur à la nef et même dans les tribunes, nous enveloppant de couleurs de timbres de vents, de voix, de cordes, comme d’un chaleureux manteau de saint Martin que nous partageons tous, voluptueusement.

Photo Philippe Matsas : Jean Tubéry, avec un cornet à bouquin.



mardi, octobre 07, 2008

André Beaurepaire, Studio Musicatreize

L'univers en fuite
d’André Baurepaire


L’œil était dans le cadre et regardait… Que regarde cet œil immense qui, dès l’entrée, vous saisit comme un objet de son titanesque objectif ? Regard hagard de masque, mascaron, théâtraux, décliné en agrandissement de zoom retenu par la rigueur d’un cadre qui contient de son arête vive la vivacité aiguë d’une, de deux de ces dévoratrices prunelles, d’or, de cuivre, d’acier, d’un bleu saphir venu d’ailleurs. Regard du peintre qui happe le réel pour le faire, défaire, le refaire en teintes vives, irréelles, citron sur azur, feu sur brasier et nettes structures de lignes obliques, diagonales acérées voulant trouer le cadre dans leur fuite perspective, leur expansion visant l’infini à partir du noyau invisible de l’explosion d’un monde à la rigidité architecturale estompée de roux, de rouille, de brun, de brumes, de flammes, d’oriflammes fantômes, de fumées, de fumerolles, de nues, de nuées, de nuages jaunes, jaunâtres, d’évanescentes vapeurs : géométrie cubiste démentie par tout ce qui contredit la ligne, rogne l’arête, l’équerre, molles nuées cotonneuses, célestes divans profonds à de vagues personnages échappés de la rondeur aérienne d’un plafond baroque, posés dans la langueur indécise de la volupté dans de moelleux bouillonnements nuageux.
Ailleurs, empâtées de pastel, de lointaines foules nues, nourries, serrées, dans la grille et la rouille d’une incertaine pluie, ou dans le gris, grisâtre délavé, pâle, palette impressionniste, impression d’oppression estompée de brouillard sinon de nuit. Les tableautins de bateaux, épurés, aux lignes décidées et aux vives couleurs : toujours des lignes diagonales, de fuite, qui font un monde tempétueux par beau temps du coloris, univers instable mal assis sur la charpente oblique qui aspira encore à un ailleurs infini, au-delà du cadre, par-delà l’horizon.
Les deux fenêtres ouvertes, rouge, bleue, tout aussi inclinées, semblent projeter violemment un dehors du dedans dans une implosion ou explosion qui brouille les repères d’extérieur et d’intérieur. On croise Dali, on entrecroise des lignes du futurisme, du cubisme, mais, dans tout cet environnement pictural, il y a l’évidente patte et la pâte originale d’une sorte d’expressionnisme baroque original.
André Beaurepaire, né en 1925, déniché par Cocteau, collaborateur de Massine des Ballets russes, au passé prestigieux, a un beau présent marseillais : non seulement ses tableaux inspirent le décor de L’Enterrement de Mozart, livret d’Hubert Nyssen, musique de Bruno Mantovani, interprété par Musicatreize sous la direction musicale de Roland Hayrabédian, mise en scène de Jeanne Roth, donné le 9 octobre au Gymnase et, de plus, projection d’avenir, le peintre illustre poétiquement le beau livre/disque de cette œuvre aux Éditions Actes Sud. Par ailleurs, on peut admirer une sélection de ses toiles au Studio Musicatreize, 53, Rue Grignan, jusqu’au 17 octobre.

Photo : André Repaire, Fenêtre rouge

jeudi, octobre 02, 2008

Nuits d'été

ÉTÉ INDIEN

(Nuits d’été)
L’Italie du Paris romantique et de Liszt

Concert Brigitte Peyré, soprano, Laurent Wagschal, piano
Musée Granet, Aix-en-Provence
28 septembre 2008


Concert de clôture de cet autre festival à l’ombre du « Festival » d’Aix, qui de mai à septembre a habité divers lieux intimes et ravissants de la charmante cité des fontaines : tour à tour le cloître secret et la baroque Chapelle des Oblats, l’austère église de Saint-Jean de Malte, ont accueilli les Polyphonies croates, le Quatuor caliente et Débora Russ pour un voyage au cœur du tango nuevo, du flamenco intemporel, le Lachrimæ Consort de Philippe Foulon. Nous pûmes faire un tour À l’Alcazar de Zanzibar, où, sur des images de Christelle Neuillet, cartes postales fanées comme des souvenirs ambigus d’un colonialisme exploiteur sous couleur (raciste) de civilisation, entre révolte et nostalgie, dans une scénographie et des lumières de Bernard Grimonet, Marie Prost, soprano, avec la complicité blagueuse de Frédéric Carenco, pianiste, nous fit faire une balade gouailleuse, railleuse, émue, en chanteuse de beuglant déguinglé, de Vincent Scotto à Xavier Montsalvatge en passant par Bizet et Ravel. C’était au Musée des Tapisseries.
Et, belle façon, sinon de prolonger un été défaillant, de nous y faire rêver, nous voici dans un autre musée, celui de Cézanne, tout près des œuvres de ce grand maître et des toiles de Granet, l’aîné aixois, puisque nous sommes chez lui : le Musée Granet, peintre honoré par une conférence de Denis Coutagne et Christine Prost, Images de Rome à travers la peinture de Granet et la musique de Liszt , suivie de ce concert, son pendant musical.
Allure et figure, Brigitte Peyré, au-delà de la parfaite musicienne et technicienne aussi à l’aise dans le Baroque que dans la musique contemporaine (première française à interpréter Pli selon pli de Boulez), c’est une artiste qui entre dans les morceaux et hante ses interprétations musicalement et dramatiquement, dans un éventail qui va du tragique au comique (voir ici « Côté cour, côté cœur »). Aussi est-ce toujours un bonheur renouvelé que de la retrouver dans des récitals de mélodies où elle fait, de chaque air, une atmosphère particulière, un pays du cœur, un paysage de l’âme.
Le pays ici, c’est la France ; les paysages, l’Italie offerte à l’admiration de Paris par les compositeurs italiens des années 1830 du romantisme, Donizetti, Bellini, Rossini francisant et Liszt italianisant. Avec pour compagnon de voyage Laurent Wagschal, vrai pianiste autant qu’accompagnateur, sur le vaisseau à l’aile déployée comme une voile de son piano, Brigitte Peyré, gracieuse, rieuse, malicieuse, nous embarque en gondole avec Donizetti et Rossini, ondoyant, ondulant sur les vagues pianistiques qui jouent, pour se faire peur, la tempête, illuminée par l’éclair d’une vocalise perlée et irisée comme un arc-en-ciel. On joue aussi les grandes protestations d’amour conventionnelles avec Bellini, aux textes tournés vers le XVIII e siècle néo-classiques de Métastase, vignettes opératives où Peyré déploie des aigus éclatants et des graves moelleux et sensuels sans lourdeur. De ce même poète librettiste, d’un texte des plus convenus sur l’amant souffrant en silence, Rossini a fait diverses variations et, ici, du drame apparent de la plainte silencieuse, Mi lagneró tacendo, on passe à sa dérision aux syllabes cocassement concassées en cocottes. C’est enfin Liszt, la fameux lied de Mignon de Goethe, fiévreux, pressé de désir, troué de silences et d’évocations brumeuses et angoissées de la mémoire, auréolées d’espoir final. Le célèbre O quand je dors, sur le poème d’Hugo, avec sa sensualité tendre, est donné avec une magnifique douceur d’aigu forte suspendu en pianissimo de rêve pour l’évocation de la Laure de Pétrarque que nous retrouvons, dramatiquement dans le Sonnet 104, déclamation fiévreuse, récitative, qui s’élève à la plainte véhémente achevée sur une cadence à saveur ancienne archaïque.
Ce même sonnet, dans sa version pianistique, sous les doigts virtuoses de Laurent Wagschal, couvert de prix, a une effervescente agitation passionnelle de révolte qui s’apaise dans une sorte de soumission amoureuse qui se fond lentement dans le silence. Le Spozalizio, toujours de Liszt, plus qu’une description figurale, semble une méditation sur les «Noces de la Vierge » (1504), le tableau de Raphaël, où dans des douces teintes harmoniques blondes, tendrement solaires, des sonneries de cloches bleues, une voix féminine semble murmurer, dialoguant avec le registre grave d’une voix sur fond de commentaires choraux en crescendo où passent des couleurs dissonantes, peut-être d’un futur de douleur, avant un soupir final infinitésimal. La Barcarolle opus 60 de Chopin, bercée d’une douce cantilène qui rappelle l’admiration du compositeur polonais pour Bellini, toute scintillante de clapotis, dans ses creux de vagues, fut malheureusement desservie par le plafond bas du musée saturant les graves. Seul bémol à l’accord parfait de ces deux artistes.

L’Italie du Paris romantique et de Liszt (Donizetti, Bellini, Rossini, Liszt), par Brigitte Peyré, soprano, Laurent Wagschal, piano,
Musée Granet, Aix-en-Provence, 28 septembre 2008.




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