Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

dimanche, janvier 29, 2012

LES FIGURES DE L'AMOUR CHEZ ANDRÉ CAMPRA

 
LES FIGURES DE L’AMOUR
DANS L’ŒUVRE D’ANDRÉ CAMPRA
Les Musicales de Cassis
Oustau Calendal
15 novembre 2011

Même avec un retard dû la riche actualité musicale de notre région,  on ne peut en ces débuts de 2012 que rappeler les rétrospectives heureuses de fin 2011 en évoquant un concert qui anticipe les commémorations de Marseille 2013 qui fêtera le musicien aixois André Campra.
André Campra est né à Aix 1660 et mort à Versailles en 1744, après une vie tumultueuse et passionnée, durant laquelle il occupe diverses charges, dont celle de maître de musique de Notre-Dame de Paris et de maître de chapelle du prince de Conti. Auteur d’opéras à succès et de musique religieuse, il est un maillon essentiel entre Lully et Rameau et un trait d’union entre la musique française et italienne.
Après avoir présenté ce concert au Centre de Musique baroque de Versailles, un quatuor de belles dames de chez nous rendaient hommage à Campra, lors des Musicales de  Cassis, à l’Oustau Calendal. Ce sont de grandes musiciennes, professeur(es) au Conservatoire d’Aix, dans le département de Musique ancienne baroque et de chambre, mais toutes solistes et concertistes réputées, au brillant palmarès, à la belle carrière internationale, avec toutes une grande quantité de disques à leur actif.
Il s’agit, de Monique Zanetti, soprano, qui a été formée à la meilleure école et dans les formations baroques les plus prestigieuse, dont les Arts florissants de William Christie, qui l’on conduite sur tous les continents, dans les festivals les plus fameux. Ensuite, Sabine Weill,  flûtes à bec, spécialiste, qui a déjà participé à une trentaine d’enregistrements avec des ensembles de renommée mondiale, dont Hespérion XX de Jordi Savall entre autres. On retrouvait avec bonheur Sylvie Moquet à la viole de gambe, qui a aussi participé à des enregistrements éblouissants avec les ensembles baroques les plus cotés où se retrouvent ces grandes artistes. Et, au clavecin, enfin, Brigitte Tramier, qui a fondé l’Ensemble Parnassie du Marais. Elle a gravé une quarantaine d’enregistrements comme continuiste ou soliste, et dans cette catégorie, elle a enregistré l’intégrale des Concertos brandebourgeois de Bach sous le label Claves. Ses deux premiers disques en solo, de musique française, lui ont valu chacun un Diapason d’Or et elle a créé, avec Jean-Michel Robert un label discographique, les Éditions Parnassie qui ont déjà produit quarante disques.
C’est dire la chance, dans notre région, de voir et d’avoir ces magnifiques artistes.
Ces grandes dames toutes simples proposaient un délicieux programme, Les Figures de l’amour dans l’œuvre d’André Campra, dont certaines pièces inédites, tirées de manuscrits non exploités jusqu’à ce jour, avec quelques morceaux instrumentaux de musiciens contemporains. Beau cadeau.
Alternant pièces vocales et instrumentales qui mirent en valeur leurs talents respectifs d’instrumentistes en concert et de solistes virtuoses, elles nous offraient donc les figures, les faces, parfois les doubles faces, les visages, les rivages et les virages de l’amour : une promenade amoureuse à travers les sentiers fleuris d’un jardin à la française bien peigné, même s’il affecte parfois le doux désordre faussement pastoral et tendrement bucolique, semé de roses mais aussi d’épines, avec ses déchirements passionnels et jaloux, la fuite et l’abandon, ses rêves impossibles, sa douceur fraternelle et même ses élans mystiques, comme une compensation à l’impossibilité des amours humaines ivres d’absolu. Un amour où la folie est la suprême sagesse.
Rêve de douceur amoureuse, sans doute aussi compensatoire d’une époque et d’une société dures terribles, où la grandeur monarchique instaurée par Louis XIV et continuée sous Louis XV, s’est installée sur la brutalité sociale la plus impitoyable qui amènera bientôt la Révolution. C’était le gant de fer rêvant du gant de velours ou de soie à usage d’une élite sociale. Un miroir complaisant que se tend une société close sur ses prérogatives et préjugés, que Fénelon sera le seul à dénoncer.
Mais on était ravi par le pépiement d’oiseau des flûtes désinvoltes et joyeuses de Sabine Weill sur les traits langoureux de la viole de gambe dorée de Sylvie Moquet, sur la ponctuation d’argent, le scintillement lumineux du clavecin de Brigitte Tramier. La flûte affûte presse et tresse ses guirlandes autour de la tige tutrice de la voix humaine de la viole, que la souriante humanité de Sylvie Moquet, penchée sur son archet, pare d’un charme sensible tandis que le clavecin mousseux, bouillonne, fredonne. La musique est presque visuelle et l’on devine les pas des danseurs au son élégamment rustique des musettes sur un bourdon de viole tel un fredonnement de bourdon voletant, faussement sombre, gourmand de miel musical rafraîchi par l’onde fraîche du clavecin, clair ruisseau de cette vignette bucolique.
À Monique Zanetti, délicate voix où nichent des rossignols, revenaient les airs tendres ou tendrement âpres de ces figures de l’amour : sur le ruban lisse et soyeux de la tenue de la voix, elle tressait et troussait les fanfreluches, enrubannait les jolis nœuds de trilles ailés, des « tours de gosiers » gais ou sanglotants, laissant s’évanouir le son à l’horizon bleuté du final dans une sorte de fondu délicat, un « sfumato » sonore comme une douce et indécise aquarelle.
Dans l’Allemande grave pour viole et clavecin, de Dumont, la viole déplore et le clavecin implore, pleure des larmes lumineuses, ruisselle, se désole puis console. Le Motet pour le Saint-Sacrement pour soprano et basse continue, c’est-à-dire, cordes pincées du clavecin et cordes frottées de la viole : « Ubi es ? », ‘Où es-tu, Mon Dieu’, avait une couleur sombre, dramatique et l’on y sentait l’influence janséniste, l’angoisse de ce Dieu caché mais sensible au cœur, un cœur qui arrive à douter de l’objet de sa quête. On admirait  la maîtrise du souffle, la finesse des sons, la souplesse précise de Zanetti pour fleurir la ligne de chant implorante.
Après un air, les rages, les orages et les ravages de la jalousie pouvaient aussi être traduits par cette Ténébreuse à l’énigmatique titre de Couperin, aux grappes d’accords perlés, au ferraillement grinçant ou grimaçant d’un clavecin tourmenté et mystérieux.
Entre autres morceaux de choix, la veine italienne de Campra, dont le père était italien, fut sensible dans un extrait de son opéra-ballet, Le Carnaval de Venise (il fut le créateur du genre). Ensuite, elle fut illustrée par « Orfeo nell’ Inferni » où Monique Zanetti brilla dans un style aux ornements différents du style français, embrassant plus la longueur de la phrase que brodant le contour du mot. Puis ce fut un extrait de la cantate Didon, presque un passage obligé de l’époque, qui a donné lieu à d’innombrables opéras en Europe et à une infinité d’airs, de cantates. Tirée de l’Éneide de Virgile, la légendaire et belle suicidée par amour après l’abandon d’Énée, ne pouvait manquer en France d’avoir un écho concret avec les grâces et disgrâces successives des favorites de Louis XIV et Louis XV. Qui étaient loin de mourir d’amour, à la Lavallière exceptée.
Un bis d’un compositeur italien peu connu, Paolo Quigliati fut un cadeau rare de ces dames pour, malheureusement, finir ce concert plein de raffinement et de sensibilité.

Photos :
1. Les saluts : de gauche à droite, Zanetti, Moquet, Weill, Tramier ;
2. Sylvie Moquet ;
3. Brigitte Tramier ;
4. Sabine Weill ;
5. Monique Zanetti.

vendredi, janvier 27, 2012

WOYZECK de G. Büchner


WOYZECK
de Georg Büchner
par le Théâtre de Ajmer
traduit en chinois mandarin par
LI SHI Xun et CHOU Jung-Shih
La Minoterie
25 janvier 2012

Marseille, métropole et capitale culturelle… qui contraint certains de ses meilleurs créateurs à chercher un meilleur et plus large territoire à leur talent. Franck Dimech, talentueux metteur en scène, depuis quelques années, a trouvé une vaste terre d’accueil en Asie : le Japon l’accueillait avec ses productions de Claudel en plein tsunami, la Chine lui ouvre aussi les bras et Taïwan lui est devenu une seconde patrie plus qu’un lieu d’exil. Il en revenait avec ce Woyzeck créé à Taïpei, spectacle puissant, joué en chinois mandarin, au théâtre de la Minoterie, avec une troupe singulière, qui a emporté tous les suffrages d’un public saisi et fasciné.
L’œuvre
Georg Büchner, né en 1813 écrit Woyzeck en 1837, l’année de sa mort en exil et, dans sa courte vie, a eu le temps d’écrire au moins un autre chef-d’œuvre, La mort de Danton. De ce drame, le compositeur Alban Berg tirera un siècle plus tard un opéra atonal, chef-d’œuvre de la musique sérielle. Comme Le Rouge et le Noir de Stendhal presque contemporain (1830), Woyzeck est inspiré par un fait divers passionnel, ici d'un simple soldat du nom de Woyzeck qui assassina sa maîtresse et fut décapité à l’épée en place publique en 1821. Inachevée, l’œuvre est une suite de tableaux dont on ignore la forme finale que lui destinait l’auteur. Mais cette forme sans forme donne à cette suite de scène rapides la vivacité d’une moderne découpage cinématographique.
Le sujet, ou plutôt, l’objet, objet de risée, de curiosité malsaine, d’expérimentations sadiques, c’est ce pauvre soldat Woyzeck d’une petite ville de garnison dont la vie est scandée par les défilés militaires à la tête desquels se pavane le tambour-major admiré par les femmes pour sa virilité qui fait leurs commentaires ou délices. C’est, apparemment l’idiot du village mais il a des hallucinations apocalyptiques qui en feraient un voyant, un prophète de la déliquescence d’un ordre du monde pourrissant, dernière étape avant d’être le fou son voisin. En plein romantisme, et bien avant le naturalisme social, la pièce de Büchner dégage une angoisse existentielle pas encore libérée par la psychanalyse, et, dans ces rapports morbides et sadiques entre le Docteur et le malheureux soldat qui lui sert de cobaye, annonce l’horreur de la science sans conscience des médecins nazis des camps. On voit distiller, comme une fatale expérimentation chimique perversement menée par le Capitaine et le Médecin, les ingrédients qui amèneront la réaction, l’explosion meurtrière de Woyzeck qui tuera Marie, sa concubine et mère de son enfant, qu’il aime et qu’elle aime aussi sans doute malgré son infidélité.
Réalisation et interprétation
Ombre, pénombre, clair-obscur pour ce monde de noirceur dont on ne sait s’il va émerger à la vague lumière ou sombrer totalement dans l’obscurité. À cour, une façade grise d’une froideur métallique, éclairée d’une fenêtre vide ; à jardin une porte illuminée qui allongera, projettera des ombres d’une inquiétante longueur d’expressionnisme allemand sur le sol ou la paroi. Dramatiques éclairages à la Murnau. Au fond, dans un halo diffus, contre un mur, le vague éclat de ce que, par sa fonction, l’on devinera un urinoir : sans doute pas symbole de l’œuvre d’art par sa gratuité défonctionnalisée comme pour Duchamp, puisque pratiquement chacun lui donnera sa fonction en y pissant, vomissant ou même déféquant dans ce monde excrémentiel un peu trop complaisant de Dimech, matière organique du fond comme celle, centrale, sur la tête des comédiens, qui ne cesse de tomber du ciel impitoyable, merde ou gravats de la fin. Atmosphère pesante, lourde de ce substrat organique, désespérance palpable d’un monde d’où les issues, fenêtre illuminée (mais sur quoi ?) ou la porte ouverte ne laissant passer que des ombres angoissantes, lentes, fantomatiques, par où l’espoir ne filtre pas. Même l’enfant, en rouge sombre, n’est qu’une ombre de plus et, les premières paroles annoncent sa fatale et future solitude de proche orphelin.
De lointains roulements de tambour lointains, qui iront en crescendo, distillent la crainte et, devenus sorte de tonnerre grondant, concrétisent une invisible peur. Dans ce milieu ambiant, l’enfant fragile, amoureusement protégé par le fou, par sa mère, est un élément de tendresse, accentué par la douceur et beauté des mélopées chantées en solo ou en chœur, rassurant élément de poésie de ce monde terrible.
On admire la fluidité, la rapidité des noirs permettant, avec la course dynamique des comédiens, le passage rapide des scènes de la pièce.
La langue, le chinois mandarin, apporte une sorte de distance étrange dans la proximité physique de la carène de navire inversée du théâtre mais force le spectateur à l’écoute attentive de ce chant nouveau venu d’ailleurs, que les surtitres, allégés, laissent respirer en nous. Cela crée même une sorte de solidarité avec ces corps présents qu’on entend sans comprendre : au départ, dans le noir, celui de la femme, Margret, sur une chaise, toute en rondeur, debout sur une autre, le Capitaine nu, sorte de sumo de foire, couvant ou cassant des œufs qu’elle lui insère dans l’anus.
Des nus, autre marque ou tic Dimech, nous en aurons : le fou ou Andréas, dans une superbe image d’un déboulé et déroulé d’une longue traîne qui le drape. Mais le plus pertinent, c’est celui, touchant, du pauvre Woyzeck bras ballants, virgule pitoyable du pénis : image nue, littéralement, de la misère humaine sans carapace face à la cruauté sadique morale du Capitaine insidieux qui instille le poison de la jalousie avec la morgue  donneuse de leçon des bien-pensants, ou chair libidinale offerte aux expérimentations pseudo-scientifiques ou érotiques du Docteur. Mais était-il utile de lui infliger encore, (sadisme de metteur en scène ?), après les décombres, la longue douche sur la tête ? Sans cela, il était déjà bouleversant.
Face à cette débauche de nus, Marie, toute mince dans sa petite robe, est aussi une figure infiniment touchante et humaine. On aura aussi des travestis, le Docteur, curieuse voix féminisée, le marchand juif. Tous les acteurs sont remarquables de présence physique, dont le matamore tambour-major acrobate. Le fou à genoux, verre en équilibre sur la tête pendant très longtemps, celui qui fait l’arbre droit dans ce monde renversé, l’enfant sur la chaise et son cri aigu, sont des images belles et fortes, très significatives. On n’en regrette que plus que cette expressive économie de moyens internes soit contredite par un excès redondant d’effets hors-texte et hors-jeu : avalanche, explosion de la vitre qui dérangent de quelques rires de surprise l’émotion de l’ensemble.

Photos :
1. La Tambour-major bien dans sa peau et celle des autres ;
2. Corps à corps de la chair triste ;
3. Scène de désolation finale.



BRITANNICUS


BRITANNICUS
de Racine,
Théâtre Toursky,
14 janvier 2012

Monstres naissant et finissant
Que faut-il pour faire du bon théâtre, une salle pleine et un public heureux ? Une bonne pièce, de bons acteurs et une mise en scène simple et intelligente. On en a eu la preuve au théâtre Toursky avec cette représentation de ce texte de Racine qui passe ainsi sans problème la rampe du temps et tient le public haletant jusqu’au bout.
L’œuvre
Le sujet est moins celui du titre puisque Britannicus, le héros malheureux, l’objet et victime de la jalousie de Néron, qui lui enlève Junie avant de l’empoisonner, importe moins que son frère adoptif criminel et bien moins encore qu’Agrippine, la terrible matrone, matriarche, mère abusive de cet empereur qu’elle a fait en épousant et tuant son oncle Claude. Véritable pivot de la tragédie, Agrippine a un lourd passé : ayant eu Néron d’un premier lit, après avoir poussé l’empereur Claude à tuer sa femme Messaline, mère de Britannicus et d’Octavie, elle lui fait adopter Néron (l’adoption et non la naissance était l’ordre de succession au trône impérial), lui faisant écarter Britannicus son fils légitime au profit du sien, auquel elle donne pour épouse Octavie pour resserrer le lien familial et dynastique. De crainte que Claude ne se repente et n’annule son testament en faveur de Néron, elle l’empoisonne d’un plat de champignons préparé de sa main et, son fils empereur, Britannicus écarté, poussé dans les bras de Junie, descendante d’une autre grande famille décimée pour l’éloigner du pouvoir, Agrippine règne pratiquement au nom de son fils. Du moins jusqu’au lever du rideau dans la pièce puisque Néron, à qui elle a donné deux excellents précepteurs, le philosophe et auteur de tragédies Sénèque (absent de la pièce) et Burrhus le militaire, après sept années de règne salué par tous, s’émancipe de la férule de ses maîtres et de sa mère.
La pièce de Racine suit exactement les historiens romains Suétone et surtout Tacite et prend Néron le jour de son premier crime. Il se signalera par les meurtres de Sénèque (contraint au suicide), probablement de son épouse Octavie, et, entre autres, de celui de sa mère. Racine, comme une fatalité, fait planer et peser sur la tragédie en route tout le poids de l’histoire à venir de Néron que connaissaient ses spectateurs, et même la fameuse prédiction de son meurtre par son fils faite à Agrippine qui répondit : « Qu’il me tue, pourvu qu’il règne ! » Il oppose ici Agrippine et sa passion du pouvoir à Néron qui met son pouvoir au service de sa passion pour Junie : monstre naissant contre monstre finissant.
Mais cette tragique histoire de famille antique fait oublier celle, contemporaine, peut-être prudemment entre les lignes. En effet, le jeune Louis XIV, marié contre son goût à l’infante d’Espagne Marie-Thérèse en 1660, a pris le pouvoir, s’est mis à régner sans partage, à la mort en 1661 de son parrain et tuteur politique Mazarin, qui gouvernait jusque-là sous couvert de la Reine Mère Anne d’Autriche, désormais écartée des affaires. Elle était loin d’être une Agrippine, mais avait solidement assis le pouvoir de son fils. Elle mourra en 1666. Entre temps, le jeune monarque Louis est amoureux de sa belle-sœur Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur, son frère Philippe, homosexuel, mais jaloux de sa femme qui meurt, peut-être empoisonnée, en 1670. En sorte que Britannicus de 1669, baigne discrètement dans cet autre histoire contemporaine : un pouvoir personnel conquis contre une mère politique, une épouse dédaignée et un amour jaloux pour une même femme entre deux frères : Néron adopté par Claude était, pour les Romains, frère de Britannicus auquel il veut arracher Junie. Par ailleurs, Louis XIV, qui se donnait en spectacle dans des ballets faits pour sa personne, est bien une image du Néron qui chantait dans les théâtres, disputait des concours de chant et de char dans les cirques, indignes jeux pour un monarque comme le souffle la pièce.
Réalisation
Point de grand apparat de décor et décorum dans cette intelligente économie de moyens voulus par la mise en scène de Tatiana Stepantchenko et la scénographie minimaliste de Marina Filatova : dans un demi-jour inquiétant, deux grands rideaux tombants qui figureront, sous des lumières expressives, en transparence, une sorte de cage où tourne le fauve aux aguets Néron ou se love le vénéneux et visqueux serpent Narcisse : plis et replis de la cour et du cœur humain, ses ombres et pénombres trompeuses, et, en arrière-plan des personnages, arrière-fond des intrigues, clair-obscur des mots sous les mots à double entente, et tentures où se dissimule un empereur espion de la femme qu’il aime. Devant, recouvert du même tissu, une caisse rectangulaire, tour à tour banc, piédestal de l’arrogance, autel déjà du sacrifice ou pierre tombale.
On est soulagé de voir que ces faux Romains ne sont pas affublés de costumes contemporains à la Gucci, Prada, Hugo Boss ou en jeans et tee-shirt selon l’académisme à la mode depuis cinquante ans. Signés aussi par Marina Filatova, ils ont une beauté intemporelle qui ne jure pas avec la romanité : ample dessus blanc à la façon du drapé d’une toge sur une robe noire pour l’ambivalence morale d’Agrippine au sombre passé cherchant à se blanchir désormais, à l’inverse du traître Narcisse, blanc sur noir de son passage de Britannicus à Néron, simple robe claire de victime pour Junie, épaisse capote ou carcasse et cuirasse militaire sombre pour Burrhus, expressivité des tissus froissés serrés au corps de Narcisse et Néron, qui cache ses doigts –griffes ?- ou mains sous de longues manches, sorte de seconde et souple peau reptilienne aux furtifs éclats. Les bottes en cuir noir sont celles du pouvoir qui soumet ou écrase sous la beauté des étoffes.
En arrière-plan, venue d’on ne sait où, entre bruit et silence, une musique inquiétante baigne de sombre lumière sonore cette atmosphère oppressante maximum en signes économes minima (Gérard Hourbette) . Les maquillages blancs, épais sont ceux des étiquettes et prudences de cour qui masquaient les émotions des visages habitués à dissimuler.
Interprétation
Dès le premier tableau, apparemment écrasée dans l’ombre sur le sol, cheveux et voiles répandus, attendant le réveil de Néron qui lui interdit sa porte, puis se relevant de toute sa morgue, se redressant impérialement sous l’injonction impérieuse d’Albine, dès sa première note donc, Claire Mirande se révèle, sans se démentir jamais tout au long de la pièce, en Agrippine de grande stature : parfois presque la statue hiératique et noble qu’on en connaît sur la Piazza della Signoria de Florence, mais une allure souvent agitée comme ses voiles par les élans tempétueux de la passion, les gestes outrés de son indignation, de ses imprécations, soudain apaisées amèrement par la lucidité acide de ses analyses politiques et psychologiques :
« Je le craindrais bientôt s’il ne me craignait plus. »
Hautaine, méprisante, sèche, séduisante incestueusement pour reconquérir son fils et le pouvoir, elle rugit, martèle, assène, murmure les mots avec toujours la même superbe diction qui sert musicalement le phrasé racinien.
À ses côtés, le Burrhus de Laurent Letelier, n’est pas le frustre précepteur bourru, confit et confiné dans sa vertu : il a une grande noblesse d’allure et de ton, une chaleur qui fait pièce à la froideur et fureur politique d’Agrippine. Terrorisé par sa mère, tiraillé par le mentor modèle et tenaillé par la duplicité sadique de l’énigmatique Narcisse insidieusement pervers de Damien Remy, encore instable entre le bien et le mal, Jacques Allaire, est un Néron impressionnant non par la brutalité de ses appétits mais, au contraire par sa malléabilité, sa perméabilité maladive aux diverses influences : on sent la névrose, le rapport œdipien qui le lie, on le lit sur son visage et son corps recroquevillé, à cette mère castratrice à laquelle il doit tout : comme les faibles, il coupera brutalement le cordon ombilical qui le ligote.
Face à ce quatuor impressionnant, les autres personnages, bien que plus pâles, ne sont pas écrasés pour autant. Magaly Godenaire campe une Junie un peu en retrait, faible mais fière et forte face à Néron. Dans le rôle titre, Mathias Maréchal n’est pas le Britannicus faiblard de la tradition : face à ce Néron velléitaire et valétudinaire, il a une vigueur juvénile, une chaleur et une puissance qui feraient de lui un empereur par le physique sinon par la pratique, mais il pâtit, avec une belle voix mâle, d’une diction molle. Quant à Albine, Catherine Mongodin, que l’on a appréciée dans sa première tirade qui ouvre la pièce, elle la termine mal en jouant de ses bras, dans l’ultime scène conclusive, les sémaphores et les tourniquets, victime des a priori de mise en scène déclarés dans la note d’intention qu’elle vient tardivement illustrer : il est bien et bon de faire jouer physiquement, par le corps, le texte émis par la voix. Cependant, on s’interroge encore sur le « travail chorégraphique » annoncé de Geneviève Mazin : si la gestique peut servir la déclamation tragique, à outrer certains gestes, on tombe dans la gesticulation et, de la tragédie, comme avec cette dernière tirade, dans la comédie.


Théâtre Toursky, vendredi 13, samedi 14 janvier 2012
Mise en scène : Tatiana Stepantchenko ; assistants : Catherine Mongodin, Mathieu Boulet ; scénographie et costumes : Marina Filatova ; travail chorégraphique : Geneviève Mazin ; réalisation costumes : Léa Drouault ; montage sonore : Gérard Hourbette ; régie générale : Thibault Dubois.
Distribution : Mathias Maréchal : Britannicus ; Claire Mirande : Agrippine ; Jacques Allaire : Néron ; Magaly Godenaire : Junie ; Catherine Mongodin : Albine ; Damien Rémy :  Narcisse ; Laurent Letelier : Burrhus.
Photos : Didier Crasnault, légendes, B. P.
1. Raideur militaire et souplesse politique,Burrhus et Agrippine ;
2.Homme de l’ombre, Narcisse ;
3. Manipulateur et marionnette, Narcisse et Néron.

mercredi, janvier 11, 2012

Des madrigaux aux premiers opéras

 
MUSIQUE AU TEMPLE
Temple Grignan
13 novembre et 9 décembre
BEATA MUSICA
Des madrigaux aux premiers opéras.
Si rien n’assure de l’avenir, rassurons-nous, à l’aube de cette nouvelle année, par un regard rétrospectif sur quelques cailloux blancs culturels qui ont marqué l’année 2011.
Blanc, tout blanc, ou d’un blanc cassé délicat le Temple protestant de la rue Grignan, non simplement « Parvis du protestantisme », mais, rénové, éclairé, parvis culturel nouveau dans le riche paysage artistique marseillais. Lieu d’échange fraternel d’idées, c’est devenu aussi une fraternité culturelle, musicale, toute auréolée par une acoustique des meilleures.
Six austères colonnes doriques latérales par côté soutiennent une grande galerie également à six colonnes. Entre les deux étages, court une petite galerie à balustre en guirlande métallique. Le tout, couronné d’une grande verrière à géométrie Art Déco qui donne sa belle luminosité à cet espace parfait pour la parole, la musique. Au-dessus de l’entrée, trône un orgue Kern aux lignes néo-classiques pures, longues verticales qui semblent prolonger encore les tuyaux et les colonnes comme si sa musique puissante et délicate, tombant comme une pluie sans pesanteur sur les épaules des fidèles ou du public, montait aussi vers les cieux et la lumière des claires-voies.
Le 9 décembre dernier, Radio Dialogue y recevait ses amis pour une soirée musicale. À l’orgue, Philippe Gueit, voix large et sombre, éclairée de doux aigus, sans visage, tombant du haut pour commenter le programme, donnait figure à des Noëls somptueux de divers compositeurs. Dans une seconde partie, il accompagnait une poignée généreuses de chanteurs des chœurs de l’Opéra de Marseille, sous la direction de Pierre Iodice leur talentueux chef attitré, voix somptueuses enfin solistes ou duettistes, dont une magnifique mezzo offrant un mémorable Minuit chrétien plein de ferveur et de plénitude vocale. On aimerait réentendre au plus vite ces ténor, baryton et soprani admirables, non plus anonymes mais individualisés par leur nom dans un programme digne de leur talent.
La dernière partie était confiée à Pedro Aledo et à sa guitare, chanteur, compositeur marseillais d’origine espagnole, au charme poétique, à la fois diseur et interprète, improvisateur amical et chaleureux. À côté de chants vibrants populaires de son lointain village espagnol, âpres et déchirants, Aledo, qui sait être doux sans être douceâtre, proposa une bouleversante version personnelle du fameux Cant dells ocells, ‘Le Chant des oiseaux’, qui nous vient du XV e siècle, hymne du cœur national de la Catalogne, que le grand Pablo, Pau Casals, le mythique violoncelliste, considérait digne de Bach. Enfin, Aledo, offrit en première un simple et tendre Noël en Dialogue avec un chœur d’amateurs, dédié à Christian Apothéloz. Belle soirée musicale et fraternelle.

Beata musica
Mais auparavant, le temple avait accueilli , le 13 novembre,  un jeune ensemble vocal, Beata musica, ‘heureuse musique’ qui nous rendit vraiment heureux avec un programme ambitieux, Des madrigaux aux premiers opéras.
Je ne reviendrai pas sur les deux émissions que je consacrai en juillet à ce sujet. J’en rappellerai simplement quelques éléments d’alors pour éclairer ce programme.
Ce qu’on n’appelle pas encore « opéra » (‘œuvre’ en italien) naît à Florence d’une ambiguïté typiquement baroque, profane et religieuse : il y a d’un côté la volonté profane, érudite, artistique, le désir rétrospectif de retrouver la tragédie antique, chantée (on ne sait comment) mais aussi le souci d’une application religieuse du décret prescriptif du Concile de Trente, simplifier la musique religieuse pour rendre leur intelligibilité aux textes sacrés obscurcis par la complexe polyphonie aux voix superposées, mêlées de façons très sophistiquées, de la Renaissance.
A Florence, dans la Camerata, le salon du comte Bardi, artistes et érudits travaillent sur un nouveau théâtre musical, sur la nécessité de coller aux paroles que l'on doit parfaitement comprendre afin de suivre aisément l'action.
Divers compositeurs vont illustrer ce chant théâtralisé : Peri, Caccini, successivement mettent en musique Euridice (1600) sur le même texte mais c’est l’Orfeo (1607) de Claudio Monteverdi qui porte au sommet ce genre naissant.
Peri, dans la préface de son Euridice prônait « une forme intermédiaire » entre la mélodie du « parler ordinaire » et du chant. Ce sera ce fameux « recitar col canto», 'réciter en chantant', ce « favellare in armonia », ce 'parler en musique', souple et serpentine déclamation chantée qui épouse les accents de la parole dont la mélodie ne semble qu'une prolongation, qu'une naturelle accentuation.
La basse continue (accords plaqués au clavecin et frottés à la viole, en gros) soutient harmoniquement le chant, librement orné par l’interprète sur des mots-clés, toujours en accord avec les affects, les sentiments exprimés. Ce genere rappresentativo, genre théâtral, donne naissance à l’opéra qui n’a pas encore ce nom mais celui de dramma per musica : drame en musique, drame mélodieux, qu’on appellera encore melodramma.
Mais pour l’heure, les chanteurs de Beata musica, sous la direction  de Gilles Grimaldi, accompagnés attentivement par le titulaire des orgues de Sainte Marguerite, André Rossi, ouvraient tout naturellement leur concert avec l’Orfeo, favola in musica (1607) de Monteverdi, qui deviendra le modèle du genre.
Cela commence par la célèbre ouverture qui ouvre et clôt le Prologue et la personnification de la musique : « Io, la musica sono… » ‘Moi, je suis la Musique’. Cela sonne sans doute un peu fort à l’orgue.
C’est le magnifique manifeste du baroque musical dans lequel la Musique allégorisée déclame et proclame son pouvoir de mouvoir, d’émouvoir les « affetti », les affects, les passions. Monteverdi, et son génial librettiste poète Alessandro Striggio, au seuil de l’ère baroque, mettent la musique au cœur de l’émotion humaine. Le baroque sera sous le signe d’Orphée, le demi-dieu de la musique.
On apprécia les voix, la technique baroque de ces jeunes interprètes, qui savaient servir le stile recitativo, le récit d’avant le récitatif, les modulations permanentes, la sobriété des ornements, sur les cadences, s’efforçant même, avec plus ou moins de bonheur, à la quilisima l’ancêtre du trille, tremblement à la Caccini sur la glotte, sur la même note, différent du trillo italien postérieur, le trille, battement de deux notes en intervalles conjoints.
Ce début de l’opéra, du chant monodique, une seule voix accompagnée, était intelligemment mis en regard, en « oreilles » plutôt, en écho avec des madrigaux polyphoniques, antérieurs à la révolution de la seconda prattica, la deuxième manière (Io mi son giovinetta, Quel augellin che canta) de 1603, et Questi vaghi concenti à 9 voix de 1605, mais tout aussi beaux et expressif dans cette polyphonie et contrepoint savants hérités de la Renaissance. La superbe et grandiose Sestina (« Lagrime d’Amante al Sepolcro d’Amata », ‘Larmes de l’Amant sur le sépulcre de l’Aimée’) de 1614, malgré sa polyphonie, est déjà résolument de la nouvelle musique, de cette musica rappresentativa, musique dramatique, musique pour la scène.
Sous les doigts virtuoses d’André Rossi, une efflorescente Toccata de Frescobaldi à l’orgue, servait d’interlude à la seconde partie où nous fut offert un rare extrait de l’Euridice de Jacopo Peri de 1600 (1561-1633), immédiat prédécesseur de l’Orfeo de Monteverdi, et, encore plus rares, plusieurs scènes du postérieur La morte d’Orfeo (1619) de Stefano Landi (1689-1639).
Fort intéressante et sympathique soirée par cet ambitieux ensemble. Faute d’enregistrement de ce concert, on peut du moins écouter ce groupe dans un joli disque qu’ils ont gravé à partir d’autres concerts, Florilège de la musique baroque italienne, appelé Viaggio nell’Italia barocca. On y pourra constater que la vieille polyphonie n’est pas morte pour autant. À preuve, plus d’un siècle plus tard, on peut y entendre comment Domenico Scarlatti la traite avec noblesse dans O magnum mysterium au beau rendu musical par Beata musica.

lundi, janvier 09, 2012

Mélodies : "Un Brasier d'étoiles", création


Benito Pelegrín
RÉCITAL DE MÉLODIES ET CRÉATION
Un brasier d’étoiles
De Lionel Ginoux
Par Cynthia Ranguis, soprano, Marion Liotard, pianiste
Le Parvis des Arts

Ce n’est pas tous les jours que l’on a le privilège d’assister à la création d’un cycle de mélodies. C’est pourtant le cadeau offert au public de Marseille, au Parvis des Arts, par le jeune compositeur marseillais Lionel Ginoux, né en 1978, avec la complicité souriante de la pianiste Marion Liotard et de la soprano Cynthia Ranguis, à la fois interprètes et dédicataires d’Un Brasier d’étoiles. C’est le titre de ces  huit mélodies d’Alain Borne (1915-1962, mort dans un accident de voiture comme Camus) mises en musique par Ginoux.
Lionel Ginoux a déjà à son actif un beau bagage musical : des musiques de scène, des pièces pour soliste, chœur, orchestre symphonique, certaines couronnées par des prix (« Défi jeunes 2008 » pour Préface en prose, « Sombres, clairs, Rouges, sélectionnée au Concours de composition de Nice). Son travail lui mérite de nombreuses commandes, dont celle de notre brillant concitoyen Raoul Lay pour son fameux Ensemble Télémaque (Litanies, couleurs de sable, créée en avril à Marseille en 2011 et reprise en septembre  à Utrecht) et une autre de l’Orchestre d’Avignon, pour orchestre symphonique et slameurs.  Bref, ce jeune homme talentueux, sans renier l’héritage musical classique intemporel, y intègre des apports de la musique de notre temps, de son époque, dont le jazz.
Ici, son cycle de mélodies était mis en regard, en écho, avec de grandes mélodies du répertoire, rien de moins qu’Henri Duparc (1848-1933), longue vie pour mince mais grandiose production, et Claude Debussy (1862-1918). Cette première partie cherchait sans doute moins l’originalité (ces mélodies sont très, ou trop connues) que la filiation : c’était dangereux de mettre ainsi en parallèle une création neuve avec des créateurs géants du passé, au risque de la comparaison entre les maîtres et le disciple proclamé. Mais on saluera l’audace ou l’inconscience, mais surtout la belle honnêteté de ce jeune qui ne cache pas ses sources anciennes et éternelles.
Mais s’il s’exposait, c’était sans doute moins que son interprète vocale, la soprano Cynthia Ranguis, soumise à l’épreuve de grands classiques de la mélodie française à son sommet, et à celle non moins exigeante d’une création qui la sollicitait beaucoup sur toute sa longue tessiture, souvent en force et en aigus tenus à pleine voix. On apprécia en elle cette façon de chanter la mélodie, très vocale, comme l’opéra, de même qu’il conviendrait de chanter souvent l’opéra comme la mélodie. La voix est longue, large, puissante, le grain serré, parfois gênée d’un petit vibrato sur l’aigu et peut-être, ce jour-là, d’un manque de souplesse charmeuse pour des mélodies sensuelles trop dramatisées comme Phydilé. On apprécie sa diction. Elle se coula au mieux dans le poème de Théophile Gautier Au pays où se fait la guerre, mis en mélancolique musique par Duparc, avec des modalités médiévales savoureuses. Les vignettes de Debussy sur les faux poèmes grecs de Pierre Louÿs, Trois chansons de Bilitis, trop confidentielles, convenaient moins à son grave et à l’ampleur dramatique de sa voix.
Elle donna sa mesure en deuxième partie dans la création des mélodies de Ginoux, ce Brasier d’étoiles, sombres harmonies, dissonances, traitement parfois jazzy du piano, violentes vibrations des graves, gros bouillons d’arpèges, trilles obstinés, sur une ligne vocale cantabile parfois hérissée d’aigus comme les crêtes écumeuses d’une mer tourmentée. À part la mélodie 4, « Dis-moi… », d’une délicatesse intimiste, debussyste par la couleur transparente et la ligne simple de la voix et du piano rêveur, et la 6, trouée de silences étranges, l’ensemble est d’une violence qui n’exclut pas la langueur sensuelle parfois mais sonne de façon funèbre comme la 8, au long ambitus vocal, tragique (« J’ai vécu sans amour comme vivent les pierres… »)
Ainsi, comparée aux grands devanciers revendiqués, cette musique est contemporaine puisque d’aujourd’hui. Moderne ? le concept n’a guère de sens depuis que l’on sait que le progrès humain et artistique en ligne continue est un mythe généreux des Lumières. Aujourd’hui, on l'admet, il n’y a plus d’avant-gardes, qui étaient par ailleurs toujours dépassées : l’artiste post-moderne prend son bien où il le trouve (comme ce fut toujours le cas d’ailleurs), mais dans la conscience ironique de la vanité du prétendu progrès en art. Est contemporain ce qui m’intéresse, que ce soit des grottes de Lascaux à une création futuriste d’hier.
Pianiste maître de chant au CNIPAL (Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques), la pianiste Marion Liotard, rompue à la subtilité de l’accompagnement, était comme un poisson dans l’eau du début à la fin : du scintillement argentin ou ruissellement à l’infini, d’une rare délicatesse de touche dans l’Invitation au voyage au Brasier d’étoiles et ses fulgurances ombreuses, orageuses, capitaine faisant dérouler et déferler les flots presque wagnériens, orchestraux de ce piano de Ginoux, conçu à sa mesure et au large éventail de son talent.

Récital de mélodies : Duparc, Debussy, Ginoux.
Cynthia Ranguis, soprano, Marion Liotard, pianiste.
Marseille,
La Parvis des Arts, 26 novembre.

dimanche, janvier 08, 2012

LA BOHÈME DE PUCCINI


LA BOHÈME
 Scènes lyriques en quatre tableaux (1896).
Musique de Giacomo Puccini,
Livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa,
D’après le roman d’Henry Murger Scènes de la vie de bohème (1851)
Opéra de Marseille
3 janvier 2012

Vérisme en technicolor

À la hauteur, sinon sur les sommets : misère vériste non sous les ponts, mais sur les toits de Paris. C’est le pari tenu et gagné par le metteur en scène Jean-Louis Pichon pour cette versicolore Bohème, production de l’Opéra de Monte-Carlo, de l’Opéra Royal de Wallonie et de Saint-Étienne : drame festif pour fêtes de fin d’année.

L’œuvre
Certains s’en sont indignés au nom du soi-disant «vérisme » de Puccini et de cette œuvre qu’on voit en généralement couleur muraille, grisaille et grisette, tristounette. Vériste la musique de Puccini, cela se discute autant que le naturalisme impossible de l’opéra où les gens ne parlent pas mais chantent. Le vérisme n’est donc qu’une convention artistique de choix de sujets proches du quotidien, le seul réalisme étant celui des sentiments, comme d’ailleurs l’exprimait Puccini lui-même :
 
« Il me faut mettre en musique des passions véritables, des passions humaines, l’amour et la douleur, le sourire et les larmes. »

D’ailleurs, à part la belle scène de jeu et de séduction entre Mimi et Rodolphe, où leurs mains se cherchent en feignant de chercher les clés dans le noir, comment croire, malgré l’exaltation née du désir et du contact, à l’explosion immédiate de leur amour clamé et déclamé ? Nous sommes dans le pacte théâtral qui joue de l’ellipse pour ne pas s’installer dans la durée de la démonstration. Quant aux protagonistes, ces jeunes artistes en attente de célébrité, le poète (Rodolfo), le peintre (Marcello), le philosophe (Colline) et le musicien (Schaunard) partageant une misérable mansarde glacée, comment croire au réalisme social et psychologique de ce « panel » trop délibérément représentatif ? Et brûler allègrement sa pièce de théâtre ou son dernier tableau juste pour faire du feu et des phrases enflammées, qui peut souscrire au réalisme de la scène ? C’est pratiquement du théâtre dans le théâtre : une mise en abyme de l’artifice.

La réalisation
 C’est pourquoi l’on sait gré à Pichon de n’avoir pas cédé au chantage chanté de la tradition et de ne pas nous avoir imposé une interprétation vériste du vérisme, surchargée en humidité lacrymatoire et couleurs de névrose misérabiliste. Le réalisme est dans l’excellent travail d’acteurs, les gestes justes, les regards, les rapports des personnages qui semblent quotidiens, avec l’insouciance de la jeunesse, le sourire, le dépit, l’espièglerie de Mimi au début, l’effectisme théâtral de Musette. Quant au drame, il suffit à lui seul et à l’efficace expression musicale et vocale d’une belle distribution pour nous arracher les larmes qu’il n’y pas lieu de retenir à la mort de l’héroïne. Pour le reste, avec quelque signes d’appartenance de classe dans les meubles de ces faux déclassés, il est clair, hier comme aujourd’hui, que pour ces fils de bourgeois qui peuvent se permettre de ne pas travailler pour vivre la vie d’artiste sinon encore vivre de leur art, « la bohème » n’est que les grandes vacances d’enfants gâtés : un luxe de nantis. La seule vraie prolétaire, c’est Mimi la brodeuse, la cousette, la grisette, et sans doute modèle posant nue, Musette, petite muse et amusette, de ces messieurs bien en parenthèses artistiques d’une vie dont on sent qu’elle rentrera dans le rang alors que l’une, phtisique, meurt, et que l’autre, ses appas fanés, sombrera probablement dans la prostitution.
Ce n’est pas un envers du décor que nous présente Alexandre Heyraud (décors), ni les dessous, mais le dessus (et même les pardessus cossus) des mansardes parisiennes, des soupentes vitrées, grises verrières aux armatures d’acier d’exacte architecture industrielle du XIX e siècle, dans la lumière grise et le vague éclat de Paris nocturne dans le premier tableau, au second féeriquement illuminées de couleurs pures, rouge, bleu (Michel Theuil), qui, sauf le vert qu’il détestait, avec les traits noirs horizontaux et verticaux qui les divisent, semblent des tableaux abstraits de Mondrian. Couleurs vives, stridentes, acidulées, qui se retrouvent dans les somptueux costumes irréels (Frédéric Pineau) pour cette terne époque bourgeoise : c’est le psychédélisme des années 60-70 qui éclaire la mercantile et charbonneuse ère industrielle. Dans ce contexte, avec, en arrière-plan un anachronique Sacré-Cœur de Montmartre très Américain à Paris de Minelli, l’air de Musette descendant bien l’escalier assistée de boys stylés, c’est un peu la comédie musicale dans la farce de la coquette à son amant, ou les Folies-Bergères.

Distribution
La distribution est homogène, crédible physiquement, d’une génération de chanteurs acteurs qui savent vivre la musique, le texte et les situations. Nathalie Manfrino incarne avec beaucoup de vérité et de nuances le rôle trop connu de Mimi, parfois réduit à la guimauve larme à l’œil. Elle est ce pinson parfois à tête de linotte même avec sa jolie coiffe : ce n’est pas une petite dinde innocente, victime d’emblée désignée, priant Dieu assez souvent dans sa chambrette, se faisant seulette la dînette. C’est aussi une coquette coquine et mutine, cousette qui sait piquer, tirer son épingle du jeu et souffler opportunément sa chandelle pour allumer Rodolphe. Cela passe dans l’expression scénique et le chant de Manfrino, évaporée et vaporeuse, qui construit admirablement son grand air comme une petite confidence piano, ménageant un beau crescendo, enflant dans le lyrisme sincère. La voix est moelleuse, ses pianissimi tendres, mais parfois pas assez tendus, au risque de l’instabilité. Elle sait toucher, émouvoir.
À ses côtés, le ténor mexicain Ricardo Bernal est un Rodolfo de belle allure, joli timbre au grain serré mais volume peut-être moindre en rapport de sa partenaire et de la salle ; cependant, ses aigus éclatent avec une magnifique plénitude et un beau fondu dans ces sortes d’apothéoses pucciniennes entre voix à plein et orchestre a tutti.
Personnage à, l’opposé de Mimi, ou revers de la même monnaie, la Musette de Gabrielle Philiponet, remarquée et primée déjà lors du concours de Chant de Marseille, aiguise et acidule son aigu pour ce personnage aussi piquant que tranchant. Sa voix claire et légère de bonne fille garce joue en contraste théâtral avec la sombre chaleur du Marcello baryton, bourru et bon enfant, de Marc Barrard qui joue comme il chante, avec un naturel confondant. Nicolas Courjal, basse noble pour le philosophe Colline, donne une humaine vibration à cet hymne ou marche funèbre, le plus beau des requiems, l’adieu à son adieu à son manteau, sacrifice pieux à la mourante. Baryton plus clair, le Moldave Igor Gnidii est aussi un Schaunard de grande classe dans ce rôle plus léger. Les comparses, chanteurs ou acteurs, sont aussi bien à leur place : François Castel (Benoît), Antoine Normand (Alcindoro), Wilfrid Tissot (Parpignol), François Guitera (un sergent), Frédéric Leroy (un douanier). 
Le chef irlandais Mark Shanahan, qui nous avait bouleversés dans Jenufa et ravis dans un concert, tire le mieux de l’orchestre et fait scintiller avec vivacité les harmonies vives et changeantes de la musique à la fois concise et alanguie de Puccini. On saluera encore les chœurs (P. Iodice) et les Enfants de la Maîtrise (S. Coquard).

Opéra de Marseille
La Bohème de G. Puccini
29 et 31 décembre 2011 ; 3, 5, 8 et 10 janvier 2012
Orchestre et chœurs de l’Opéra de Marseille ; Enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône, Mark Shanahan : direction musicale.
Jean- Louis Pichon : mise en scène ; Alexandre Heyraud : décors ; Frédéric Pineau : costumes ; Michel Theuil : lumières.
Distribution :
Nathalie Manfrino : Mimi ; Gabrielle Philiponet : Musetta ; Ricardo Bernal : Rodolfo ; Marc Barrard : Marcello ; Nicolas Courjal : Colline ; Igor Gnidii : Schaunard ; François Castel : Benoît : Antoine Normand : Alcindoro ; Wilfrid Tissot : Parpignol ; Un sergent : François Guitera ; un douanier : Frédéreic Leroy.

Photos : Christian Dresse, légendes B. P.
1. « Que cette main est froide… » (même gantée) ;
2. « L’ai-je bien descendu ?… »
3. Des bohèmes peu bohémiens. De gauche à droite : Courjal, Gnidii, Manfrino et Barrard (assis), Bernal.
4. Musette (G. Philiponet), splendeur et fureur.

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