Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
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L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

samedi, novembre 26, 2022

JEHANNE, SANS BÛCHER MAIS TOUT FEU TOUT FLAMME


GIOVANNA D'ARCO

GIUSEPPE VERDI

Opéra de Marseille

Dimanche 20 novembre 2022

OPÉRA EN TROIS ACTES ET UN PROLOGUE
Livret de Temistocle SOLERA d’après Die Jungfrau von Orleans de Friedrich VON SCHILLER ; Création à Milan, Teatro alla Scala, le 15 février 1845
Première représentation à l’Opéra de Marseille

Yolanda  Auyanet

VERSION CONCERTANTE

         Personne ne reprochera à un créateur de chérir ses créations, qui sont ses créatures. Verdi estimait cette œuvre son « meilleur opéra ». En regard de toute sa longue et prodigieuse production, on peut ne pas partager l’opinion du maestro. Sans doute pensait-il à ce qu’il avait produit jusque-là. En 1842, trois ans auparavant, avec Nabucco(donosor), opéra qui passa pour patriotique, au point que l’hymne devenu fameux des Hébreux prisonniers devint pratiquement l’hymne national populaire de l’Italie libérée du joug autrichien, il avait triomphé à la Scala de Milan, puis il avait enfilé des succès moindres, tout en affichant et affirmant son nom avec une série d’œuvres en continu : I Lombardi alla prima Crociata (1843), Ernani (1844), cette Giovanna d’Arco (1845), suivie d’Attila (1846).

         Preuve d’attachement à sa Giovanna, ou marque de son esprit rancunier : le directeur de la Scala, en bon commerçant, preuve que l’opéra n’était pas si mauvais, avait cherché à vendre la partition de Giovanna d’Arco aux éditions Ricordi sans le consulter. Verdi, offusqué, devenu célèbre avec sa trilogie des années 1850 Rigoletto (1851), Le Trouvère et La Traviata (1853), refusera d’offrir à ce théâtre de nouvelles créations jusqu’à son génial Otello de 1887, soit quarante-deux ans plus tard.  On respectera donc son avis sur son œuvre mais tout en remarquant que le compositeur, si perfectionniste, ne cessant de remanier, de fignoler jusqu’à la fin de sa vie certains de ses opéras, considérés à juste titre comme des chefs-d’œuvre, ne retouchera jamais cette Giovanna d’Arco, et l’on doute que ce soit pour sa perfection définitive.                                                       

            DÉCONCERTANT LIVRET

         En effet : à version concertante, sur notre scène, œuvre déconcertante par le traitement infligé à l’héroïne nationale chère au cœur des Français. On en juge par le livret.

         Temistocle Solera, le librettiste, s’inspire de la tragédie de Schiller, en français La Pucelle d’Orléans (1801), qui inspirera l’opéra homonyme de Tchaïkovsky (1881), mais il réduit à trois plus deux comparses, le fourmillement de personnages de la pièce, une trentaine, condensation sans doute nécessaire aux contraintes lyriques et budgétaires. Cependant, aux libertés déjà grandes de Schiller avec l’Histoire, Solera ajoute une simplification psychologique et dramatique qui nous éloigne beaucoup, en France surtout, de ce que l’on sait de la paysanne (et non bergère qui dignifie l’humilité terrienne) de Domrémy, de la Pucelle d’Orléans. Et de ce que l’on connaît le mieux : les minutieuses minutes de son inique procès, ses réponses grandioses de simplicité rayonnante à ses juges, plutôt ses bourreaux, qui tentent de l’enferrer cyniquement, dans la sorcellerie.

         L’opéra évite le procès, nous épargne le bûcher de 1431 : on s’en réjouit pour la cantatrice incarnant la vierge martyre, réhabilitée par le procès papal annulant la condamnation en 1456, canonisée au XXe siècle, en 1922. Le plus original, hardi, insolite ou énorme c’est, qu’après avoir élagué à l’os les nombre de personnages, il y a l’ajout d’un personnage ignoble, Giacomo (Jacques), le père de la jeune femme, qui, à tant voir sa fille bavarder avec ses fameuses voix, la voit, la croit possédée, s’acharne à la dénoncer aux inquisiteurs avant de la livrer aux Anglais. Programme paternel : le salut de l’âme par le bûcher du corps. Revenu de sa folle erreur fillicide, il la délivrera à la fin mais c’est pour l’engager à sauver son roi dans une ultime bataille où elle perd la vie.

                                                           Ramón Vargas

         On comprend que cet opéra de Verdi ait été boudé en France pour son historicisme fantaisiste pour les Français, mais pas plus que la fantasque Élisabetta pour les Anglais, que le fantastique Don Carlo pour les Espagnols, porté au moins, même fantasmé, par le conflit œdipien père et fils, cristallisé en archétypique rivalité amoureuse qui transcende l’Histoire pour atteindre l’inconscient universel. Ici, il n’y a guère de conflit sentimental, hors le tabou étrange des anges dont ont dit qu’ils n’ont pas de sexe, mais qui imposent à la pucelle la virginité non seulement du corps mais celle du cœur, condition sine qua non d’un destin glorieux si elle « ne s’ouvre pas à un attachement terrestre ». Le ciel jaloux la veut toute à soi. Mais Charles VII, amoureux de la jeune fille qui a sauvé son trône et le fait couronner à Reims, lui déclarera son amour. Et comment ne pas répondre à celui de son roi ? Giovanna/Jehanne cède ou semble vouloir céder tout en aspirant à sa calme neutralité sentimentale ou sexuelle dans la paix sylvestre des forêts d’autrefois.

         Cela nous vaut des chœurs opposés, féminins masculins, d’esprits divins suivant le cours du cœur de la jeune fille, l’alertant du tabou de l’amour tandis que les esprits infernaux se réjouissent en espérant la voir tomber dans le piège amoureux. C’est peu comme enjeu passionnel amoureux, dont tout le potentiel dramatique est finalement porté par l‘acharnement farouche du père, bloc de haine féroce sans nuance, sans celles, vocales, magnifiques que lui confère le chanteur.  

Juan Jesús Rodríguez

            CONCERTANTE MUSIQUE ET INTERPRÉTATION

         Si l’histoire du lyrisme verdien n’a pas consacré cet opéra comme « le meilleur » du maître, jugement, je le répète, sans doute circonstancié historiquement dans sa production jusqu’à cette date, il est loin d’être médiocre vocalement, musicalement, et même, orchestralement : il y a déjà une recherche instrumentale, bien mise en valeur par la direction dynamique et passionnée de Roberto Rizzi Brignoli qui renouvelle son exploit d’Élisabetta.  Verdi ne fera qu’enrichir sa pâte orchestrale et sa palette instrumentale au cours de ses compositions futures. Certes, on ne trouve pas le confondant génie mélodique de la future Traviata, son thème déchirant de l’ouverture malgré un accompagnement orchestral simpliste. Mais dans Giovanna, reconnaissons que, dès l’ouverture, la musique ne manque ni de douceur pastorale correspondant à la légende de la bergère, ni ensuite de panache guerrier pour l’épopée, deux aspects déclinés tout au long de l’œuvre, dans la fosse et sur la scène et ses deux héros en correspondance.

         Ainsi, le roi, s’avouant vaincu, se rend d’entrée dans une forêt – que l’on dit hantée par des forces maléfiques – afin de déposer ses armes aux pieds d’une statue de la Vierge, c’est l’air sylvestre, « Sotto una quercia », ‘sous un chêne’, comme saint Louis, auquel répond, fatalité de la rencontre, celui de Jeanne, tout de douceur pastorale et de fraîcheur aurorale, « Sempre all’alba », ‘Chaque jour, à l’aube’. C’est le même registre bucolique, mais dramatisé par la situation où elle se voit, tentée par l’amour du roi tempérée par son aspiration à retrouver sa calme vie d’antan d’avant sa rencontre avec Charles VII dans la forêt : « O fatidica foresta », ‘O fatale forêt !’ Elle a aussi son air héroïque d’affirmation guerrière.

Sergey Artamanov 

          Image d’Épinal, la cérémonie du couronnement de Charles VII à Reims, triomphe de Jeanne étendard à la main escortant le monarque devenu officiel, est sans doute le moment le plus dramatique puisque, dans l’exaltation, le roi lui déclare son amour, auquel on la sent tentée de répondre, bercée par le chœur, « tu sei bella », ‘tu es belle’, susurré par les esprits infernaux sur un rythme de valse manquant lui tourner la tête et lui faire enfreindre l’interdit des anges. Sans que celle des esprits mauvais soit une mauvaise musique, on est encore loin de celle des sorcières du futur Macbeth, mais on a tort de juger l’avant par un après dans une vision anachronique : c’est une ébauche. En tous les cas les deux chœurs opposés, avec aussi l’opposition hommes/femmes, ou leur fusion et confusion dans l’exécration et la malédiction de Jeanne est parfaitement construit en blocs homogènes par Emmanuel Trenque dont on va beaucoup regretter le départ pour la Monnaie de Bruxelles.

         Sortant de la cathédrale de Reims, le roi vaincu par les Anglais puis par l’amour qui en fait le vainqueur, veut élever à l’héroïne, la sanctifiant avec des siècles d’avance, une seconde cathédrale. Le fou furieux de père y voit une preuve satanique contre sa fille qu’il accuse devant tous. Le roi même l’exhorte à se justifier.  Jeanne, qui entend des voix contradictoires, reste muette, et ne se défend pas devant le peuple qui l’accuse de sorcellerie et la maudit.  C’est sans doute le sommet dramatique et vocal : le ténor mexicain Ramón Vargas, d’une stupéfiante jeunesse vocale, puissance, tendresse, déploie un éventail de nuances, de couleurs, qui donnent une consistance humaine à un rôle qui n’en a guère, aussi à l’aise dans l’air parfois doucement cantabile du chêne que dans la passion. Il est à la hauteur de la Jeanne d’exception que campe, sans effort apparent, la soprano espagnole Yolanda Auyanet, voix pleine sans lourdeur, ronde, charnue, d’une couleur et douceur de miel, égale sur toute sa longueur, qui plane sur des aigus pianissimi ou exprime avec une grandeur sans grandiloquence, naturelle, la vierge guerrière : et un sourire rayonnant appelant la réciprocité heureuse. Quant au père dénaturé, fou furieux qui veut livrer sa fille aux Anglais, au bûcher, c’est encore un Espagnol, le baryton Juan Jesús Rodríguez, voix tranchante, tonnante, d’airain, insolente d’aisance et même d’élégance, pliée aux demi-teintes mais non ployée par la force et son volume, effrayant et séducteur dans ce rôle d’imprécateur déchaîné. On regrette presque que, frappé soudain par la vérité, il délivre sa fille de sa prison, l’envoie battre encore les Anglais, sauver la vie de roi, et mourir dans le combat, tant on aime ce méchant grandiose et bien chantant.

Pierre-Emmanuel Roubet

         Un pour la France, un pour l’Angleterre, les obligés comparses des nouvelles bonnes ou funestes, Pierre-Emmanuel Roubet en Delil royal et Sergey Artamanov en Talbot british n’ont que la place — mais bien à leur place— que leur laisse l’œuvre, petite mais essentielle.

         Un autre succès de l’art des distributions d’exception dont nous gratifie encore Maurice Xiberras.

GIOVANNA D'ARCO

Giuseppe Verdi

Opéra de Marseille

VERSION CONCERTANTE

Direction musicale : Roberto RIZZI BRIGNOLI

Giovanna d’Arco : Yolanda AUYANET

Carlo VII : Ramón VARGAS
Giacomo : Juan Jesús RODRÍGUEZ
Delil : Pierre-Emmanuel ROUBET
Talbot : Sergey ARTAMONOV

Orchestre et Chœur (Emmanuel Trenque) de l’Opéra de Marseille

Photos : Christian Dresse

 

 

mardi, novembre 22, 2022

SOUVERAINE ÉLISABETH


AUTOUR

 D’ELISABETTA, REGINA D’INGHILTERRA

DE

GIOACCHINO ROSSINI

OPÉRA EN DEUX ACTES

Opéra de Marseille,

13 novembre 2022

             Je ne vais pas voler au secours de la victoire d’une représentation à juste titre partout acclamée, on verra plus bas. J’en profite pour exposer, avec son prétexte et pour répondre à quelques critiques entendues contre cette œuvre, quelques réflexions à la fois musicologiques et historiques.

            La musique et le sens

            La musique n’a pas de sens : elle est pléthore de sens imprononçable ; sans dire rien, elle peut dire tout. Ce n’est que par la parole que lui prête un texte qu’elle prend un sens et signifie et, bien sûr, par la convention culturelle que nous avons immémorialement intériorisée d’une musique figurale, imitative où, par exemple, le majeur dirait la joie, le mineur, la tristesse, l’aigu dirait le haut, et le grave, le bas. Ainsi, l’on associera spontanément la voix claire d’une soprano à un ruisseau cristallin, alors qu’une étude scientifique montre que le spectre sonore du ruisseau est grave. Mozart a exprimé tous les sentiments pratiquement en majeur. Et l’on pourrait parler des conventions musicales spécifiques d’autres cultures même si l’ouverture du monde nous a ouvert aussi les oreilles aux différences.

         On rappellera que l’air de désespoir de l’Orphée de Gluck, tragique par les paroles, « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale ma douleur… », dans la version française, fut trouvé fort guilleret, pouvant exprimer n’importe quel sentiment en lui collant parfaitement un autre texte, même badin. Monteverdi prêtera la musique de son Ariane  à son lamento de la Vierge dans ses Vêpres.

    Sans chercher si loin, les traditions populaires ont toujours mis, sur les mêmes musiques, des textes très différents. Dans l’inquisitoriale Espagne un même air pouvait avoir une version a lo divino (‘religieuse’) et l’autre a lo humano (‘profane’) : personne ne s’indignait que l’air de la Vierge appelant les bergers pour son accouchement (« C’est le bon moment… ») devienne, hors de l’église, le signal de la femme adultère pressant son amant de la rejoindre en profitant de l’absence du mari. En France, en chantait sur le même « timbre », air connu, des textes très divers. Au Portugal, on n’a jamais cessé de donner au même air de fado, des paroles nouvelles. Et de nos jours, Brassens mettra sur  son Je vous salue Marie (La Prière) de Francis Jammes la musique qu'il avait écrite pour Il n'y a pas d'amour heureux d'Aragon, communiste, qui en fut furieux.

 

         Ouverture

         Il en va de même de l’ouverture de cet opéra de Rossini de 1815, réemploi de celle d’Aureliano in Palmira de 1813, où le mélomane averti entend avec surprise celle du postérieur Barbier de Séville de 1818, comme, plus loin, des phrases de la cavatine de Rosine, étonné par ce qui paraît une erreur de couleur, de saveur, de genre, tant la verve bouffe du Barbier global a imprégné après coup sa musique d’ouverture que l’on a du mal à l’accepter rétrospectivement dans la veine dramatique de cette Elisabetta. Si Rossini, homme de théâtre, avait vraiment assigné un sens théâtral à cette pièce orchestrale, s’il l’avait enfermée dans une unique signification, comique ou tragique, on comprendrait mal qu’il l’emploie indifféremment pour une comédie ou un drame : cette musique, donc, est polyvalente. Or, même si déjà Gluck, sans parler de Mozart, a déjà une conception moderne de l’ouverture, anticipation de la teneur de l’œuvre scénique, ou celles des romantiques annonçant même les thèmes de l’œuvre, Rossini en est encore à une conception baroque italienne de la production industrielle d’opéras pour une consommation rapide (comme nos films), où la toccata, sinfonia, ou fanfare, appelée plus tard ouverture —qui n’était pas le lever du rideau— était justement l’ouverture des portes, le signal pour un public souvent turbulent de rejoindre sa place. C’est donc un anachronisme de ne pas replacer cela dans son contexte et la pratique du temps.

         Morphologie du dramma per musica

         Pareillement, c’est ainsi qu’il faut envisager, écouter les airs qui, d’un opéra à l’autre : ils sont interchangeables, n’exprimant que la généralité d’un sentiment et non la spécificité dramatique de l’action en cours.  Seul le récitatif, sec ou accompagné, porte cette action, l’aria qu’il précède ne sera que l’expression topique, convenue, d’un affect général, amour, haine, dépit, jalousie, rage, la plupart du temps métaphorisé par une comparaison (aria di paragone), orage, oiseau amoureux, beau temps, tempête, etc. : ces airs, simplement reliés à la situation par le sentiment générique du personnage, sont donc amovibles d’une œuvre à l’autre et les chanteurs qui ont  chanté en un lieu, amènent dans leur bagage l’air (aria di baule) où ils ont brillé, l’intégrant aisément  par sa généralité dans un opéra, dans lequel ils n’ont que le récitatif à apprendre, l’air étant forcément nouveau pour un autre endroit et un autre public en une époque sans disque ni radio, s’entend !

         Rossini est encore dans cette esthétique pour ses mélodrames, ses drames en musique, mais ses opéras-bouffes, même sans la plénitude humaine de Mozart où les personnages deviennent des personnes, tendent à la comédie de caractère. Ainsi, dans le futur Barbier, l’air d’entrée de Figaro peint une situation et un personnage bien caractérisé, le premier air de Rosina est presque un portrait psychologique, Bartolo et Basile sont également bien campés, tout comme la servante Berta avec une seule ariette. En revanche, la sérénade du Comte Almaviva ou la leçon de chant de Rosine sont des parenthèses, bien sûr en situation dans l’action, mais sans rien dire sur les héros et on sait la liberté que laissait cette leçon de chant aux cantatrices d’y mettre le morceau de leur choix avant que l’on revienne à l’air exactement écrit de Rossini.

         Rien de tel dans Elisabetta. Rossini en reste à ce schéma ancien pour l’air, toujours général mais répondant à une situation exprimée par le récitatif, non secco, simplement accompagné d’accords au clavecin —ce qui permettait, on l’oublie, de comprendre aisément l’action dramatique en cours— mais plus qu’obligé, c’est-à-dire renforcé par un ou plusieurs instruments, il lui donne, à la française, le soutient de tout l’orchestre, unifiant d’ailleurs récit et aria par la richesse en vocalises, moindres, naturellement dans le récitatif. Si l’on remarque aussi que les grands airs solistes des héros sont précédés d’une longue plage orchestrale d’introduction avec un jeu instrumental très riche et varié, cela fait de cet opéra, une œuvre particulièrement orchestrale, solidifiée par des chœurs puissants bien intégrés à l’action dramatique qu’ils présentent ou commentent, ou renforçant, en vaste écho, l’affect des airs.

         La nouveauté aussi, c’est que la Prima donna, pour les vertiges virtuoses vedettes, a remplacé les castrats, et les ténors, longtemps tenus hors du registre de héros nobles, dévolus aux voix graves, acquièrent de récentes lettres de noblesse. Mais il est vrai que les deux  ténors créateurs de l’œuvre, dont le fameux Manuel García, père de la Malibran et de Pauline Viardot, chantaient aussi le grave Don Giovanni, d’où sûrement l’anachronisme vocal aujourd’hui de faire chanter le rôle d’Almaviva du Barbier, dont il fut créateur, par des ténors légers.

         Amours de la Reine Vierge

         Les amours vraies ou supposées d’Élisabeth Ière vont nourrir la chronique du romantisme lyrique. Célibataire, c’est l’Histoire, vierge, la légende sans doute. On lui prête de « multiples amants », bien peu à mon avis sur une si longue vie ! On parle de Christopher Hatton, Lord-chancelier (1540-1591), Walter Raleigh, navigateur, explorateur, corsaire et poète (1522-1618). Robert Devereux, Comte d'Essex (1565-1601) est sans doute le dernier amour de sa vie ; elle a soixante ans, lui, trente : elle le fera décapiter pour haute trahison. Quant au héros de l’opéra de Rossini, Robert Dudley, Comte de Leicester (1532-1588), marié, il semble qu’elle ait rêvé de l’épouser, du moins quand la femme de ce dernier meurt opportunément d’une chute dans des escaliers, vrai ou faux accident déguisant un meurtre, mais libérant la place.  Car, l’opéra ne brillant pas par l’exactitude historique, la femme de Leicester n’était pas la fille de Marie Stuart, qui n'eut qu’un fils, qui devient ici Enrico (au lieu de Jacques), un supposé frère, paradoxalement figuré par une chanteuse travestie en garçon.

         L’ombre de la reine d’Écosse plane et pèse sur cet opéra, l’ennemie d’Élisabeth, légitime prétendante au trône d’Angleterre, occupé, aux yeux des légalistes, par « la bâtarde hérétique » qu’était Élisabeth, fille de la luthérienne Anne Boleyn, épousée par Henry VIII après le séisme, mal accepté, de son divorce d’avec la catholique Catherine d'Aragon, qui mourra reléguée, mais toujours aimée et respectée par le peuple.

         Bien que sollicitée par les grands noms d’Europe, même Philippe II d’Espagne —qui épousera sa demi-sœur Mary Tudor, sa grand-tante, fille de Catherine d’Aragon— il est plus probable, qu’Élisabeth soit restée célibataire, par aversion pour le mariage dont son propre père Henry VIII, offrait un calamiteux exemple : époux de six femmes, divorce fracassant d’avec la première pour épouser Anne Boleyn (la mère d’Élisabeth), qu’il fait décapiter trois ans après ; il réserve le même sort à Catherine Parr, deux ans après le mariage, la nièce du Norfolk de l’opéra, ce dernier devait suggérer à la catholique Marie Tudor, mourante, à laquelle succédera Élisabeth en 1558, de faire exécuter cette dernière, protestante : Bloody Mary, ‘Marie la sanglante’ (appelée ainsi par confusion avec la sinistre Mary de la légende), refusera d'assassiner sa demi-sœur. En somme, si son règne est hanté par les complots de Marie Stuart, la vie matrimoniale de sa famille a été rythmée par divorce, séparations, décapitations.

         Et puis, en ce temps-là, épouser un homme, même pour une reine, c’était pratiquement partager avec lui son pouvoir. Il avait fallu, moins d'un siècle plus tôt, une guerre entre les Rois dits Catholiques, Isabelle (Élisabeth en espagnol) de Castille et son époux Ferdinand d’Aragon (parents e Catherine, première épouse d'Henry VIII) pour que la reine obtienne ce qu’on appellerait aujourd’hui la parité, que lui disputait son époux, qu’elle obtint à faire inscrire par contrat même dans leur célèbre blason de pierre matrimonial, un chiasme égalitaire partout gravé :

         « Tanto monta, monta tanto

            Isabel como Fernando »,

         ‘L’un comme l’autre monte autant, /Isabelle et Ferdinand’. 

VERSION CONCERTANTE

            Suivre l’action

         L’intérêt d’une version concertante, c’est que l’oreille n’est pas distraite par l’œil, l’écoute dispersée par une mise en scène : l’épure du dramma per musica, ce qu’on n’appelle pas encore « opéra », apparaît avec netteté, et la pure vocalité du genre. Ainsi, il faut comprendre que les répétitions des airs da capo, qui agacent certains, en dehors de faire mieux ressortir les ornements libres des interprètes à la reprise des mêmes paroles, étaient des nécessités pratiques pour faire suivre le texte que seuls ceux qui s’étaient offert le luxe supplémentaire et préalable d’acheter le livret et l’avaient lu —dans la mesure rare où il était imprimé et vendu d’avance— pouvaient comprendre.

         Les paroles de l’aria, allongées démesurément par les vocalises, un sentiment général, étaient forcément très courtes, quelques vers convenus, où le compositeur s’ingéniait à mettre toute sa science musicale, tandis que le librettiste s’appliquait à soigner le récit, moteur de l’action dramatique, plus compréhensible par les spectateurs, en général dépourvus d’ornements qui compliquent la compréhension du texte, ou seulement ornés sur des mots essentiels ou en fin de vers. De la sorte, à peine le chœur au lever du rideau chante-t-il la joie du retour de la paix, exposant de la sorte la situation, que le premier personnage à parler exprime sa rage contradictoire dans un bref récit d’une phrase où seul le mot final, « alma », ‘âme’ est orné (« O voci funeste/che abborre quest’alma ! » ‘O clameurs funestes/que mon âme déteste’).

          C‘est la fonction des apartés : lui-même, d’avance, avouant au public qu’il abhorre cette paix, se signale par le sentiment contraire, avant même qu’il soit identifié, connu par son nom. C’est Guglielmo, personnage secondaire mais essentiel à la compréhension de la situation qui, faisant le lien entre la scène et la salle, identifie le traître, le dénonce au public lui permettant de suivre l’action et les agissements de ce personnage en particulier. Ce rôle des confidents permet de faire connaître les sentiments d’un personnage essentiel, tel celui d’Enrico, supposé frère de Matilde, fille inventée de Marie Stuart qui, ironie de l’Histoire, n'a qu’un fils, Jacques, qui succédera à Élisabeth qui la fit exécuter en 1587.

          Représentation marseillaise

         Classique et improbable histoire d’une reine amoureuse de qui ne l’aime pas et la rejette avec son trône, Leicester, général victorieux qui a vaincu les Écossais de la redoutable Marie Stuart qui lui dispute sa couronne. En récompense, devant la cour, elle lui offre sa main, offre qu’il lui paie de l’affront public de la refuser, marié secrètement à la fille de l’ennemie inexpiable Marie, Matilde qui, tout aussi secrètement, déguisée en homme l’a suivi jusqu’à la gueule du loup anglaise, escortée de son frère Enrico. Il y a naturellement le traître, Norfolk, faux ami auquel l’ingénu général a révélé le secret qu’il s’empresse de rapporter à la reine : amoureuse, repoussée, trahie, furieuse, c’est toute cette palette de sentiments qu’exprimera dans des airs acrobatique la souveraine, avec même la tentative extravagante de démarier les époux en obtenant de la fidèle épouse une renonciation à ses vœux et droits matrimoniaux, qu’elle refuse, lui préférant la mort. Ce qui ne l’empêchera pas de sauver la reine du traître assassin Norfolk qui sera le seul puni, la reine, magnanime renonçant à punir tous les autres. Et à l’amour. Et voilà pourquoi Élisabeth, pour l’éternité de l’Histoire, reste la Reine sans roi, célibataire. Quant à sa virginité, c'est une autre histoire.

         Le Festival d’Aix avant monté l’œuvre en 1975 avec Montserrat Caballé, Valérie Masterson, José Carreras et Ugo Benelli. Marseille, si rossinienne, ne la connaissait pas. C’était sa création, offerte par Maurice Xiberras à un public amoureux des voix, d‘une vocalité virtuose et voluptueuse dans une somptueuse distribution .

         À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Marseille au mieux de ses possibilités, le chef italien Roberto Rizzi-Brignoli, déploie magistralement et délicatement, toute la palette somptueuse d’une partition où la draperie orchestrale de velours ou soie sait s’alléger soudain pour faire rutiler les délicats éclats, les broderies des timbres instrumentaux, telles les souriantes flûtes chères à Rossini  qui viennent, oiseaux pépiants, après un air de sommeil dans la pure tradition baroque imposée par Cavalli, éveiller et égayer le rêve de Leicester dans sa prison (Scène 12, de l’acte II).

         Les chœurs nourris, sans être massifs, sont nobles et expressifs, et l’on salue toute la maîtrise et subtilité d’Emmanuel Trenque qui les contrôle.


          Floriane Hasler, mezzo, très belle allure, n’a pas beaucoup à chanter mais ce peu donne envie d’entendre davantage son timbre chaud et lumineux. Dans un registre vocal plus central que les deux autres dans cette œuvre à trois ténors, Samy Camps, campe un solide Guglielmo, rouage nécessaire entre tous les acteurs du drame, au timbre mâle et cuivré.

         Tout élégance physique et vocale, Julien Dran se lance dans l’héroïsme d’une partie héritée de périls vocaux, peut-être un peu raidi, apparemment moins par la difficulté, qu’il aborde franchement, que par la noblesse empesée de la ligne requise par le personnage de héros, jeune premier de convention pétri de bons sentiments sans grand relief comme ceux de Racine.

        À l’inverse, le russe Ruzil Gatin ruse de toutes les couleurs de sa voix, même de ses inégalités, pour jouer, tout en se jouant des difficultés, un « méchant » d’anthologie, aux apartés expressifs comme venus d‘une autre voix, double face du traître rendue par cette dualité et ductilité vocales versatiles, faisant de l’aversion envers l’anti-héros, une fascination pour le seul personnage un peu complexe d’une œuvre psychologiquement simpliste.

         Le rôle-titre n’échappe pas à ce schématisme psychologique global : même si elle éprouve et exprime des sentiments contraires, amour ou haine, elle est toujours d’une seule pièce dans chacun de ses états d’âme, jamais dans l’entre-deux, dans la pénombre mentale, dans l’ambiguïté qu’on trouve ne serait-ce que dans l’ambivalence d’Elvire trahie envers Don Giovanni où une seule modulation du majeur au mineur de son air traduit toute l’incertitude amoureuse. Certes, on pourrait considérer que l’affolante efflorescence vocale qui lui est impartie relève d’un brouillage sentimental à la mesure de la situation amoureuse embrouillée, si la nécessaire maîtrise technique que cela exige ne disait, à l’inverse, un contrôle aussi diabolique que la satanique partition.

    Suivant  Karine Deshayes depuis longtemps, sa vocalité en ascension assurée depuis ses débuts, me rassurait sur sa trempe à incarner cette Reine à la virtuosité de laquelle, la mythique Colbran, Rossini rendait un hommage piégé, tout de même effrayant pour un admirateur de Karine : elle y est, littéralement, souveraine. Sa voix charnue et colorée de mezzo originel s’élève vertigineusement aux aigus, disons s’envole, survole sans apparence d’effort, moelleuse, en parfaite complicité avec cette musique, en osmose dirait-on d’esthétique, amoureuse bien sûr, avec Rossini et son égérie, sa muse bien nommée, musicale. Sinon un personnage concret, c’est concrètement un couple d’amants de génie chacun à leur manière, Colbran et Rossini, que nous avons le privilège d’entendre et comprendre.

         Mais révélation de la soirée, c’est la jeune soprano italienne Giuliana Gianfaldoni, toute pimpante, piquante, ravissante jeune première qui justifie ici les invraisemblables résistances de Leicester à la main qui lui offre la reine —le divorce étant possible chez les protestants à l’exemple fondateur d’Henry VIII,  père d’Élisabeth. Elle se joue, toute gracieuse, des audaces redoutables de sa partition.

         Un plateau sans une faille, signature solide de Maurice Xiberras.

OPÉRA EN DEUX ACTES
Livret de Giovanni SCHMIDT d’après la pièce Il paggio di Leicester (‘Le Page de Leicester’) de Carlo FEDERICI, d’après le roman The Recess (1785) de Sophia LEE
Création à Naples, Teatro San Carlo, le 4 octobre 1815
Première représentation à l’Opéra de Marseille

VERSION CONCERTANTE

Direction musicale Roberto RIZZI BRIGNOLI

Elisabetta : Karine DESHAYES
Matilda Giuliana : GIANFALDONI
Enrico : Floriane HASLER

Leicester : Julien DRAN
Norfolk : Ruzil GATIN
Guglielmo : Samy CAMPS

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille : Emmanuel TRENQUE

Photos Christian Dresse

Opéra de Marseille
Du 8 au 13 nov. : mar, jeu 20h - dim 14h30

 

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