DIALOGUES
DES CARMÉLITES
Opéra en trois actes de Francis Poulenc
Texte tiré de Georges Bernanos,
D’après une nouvelle de Gertrud Von Le Fort, La dernière à
l’échafaud et un scénario du Révérend-Père Brückberger et Philippe
Agostini.
Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon
28 janvier
Carmes, carmélites,
persécutions
L’Ordre du Carmel, créé de fait au XIIe
par des ermites sur le Mont Carmel de Palestine au temps des croisades, chassé
par la reconquête de Jérusalem par Saladin, cessa d’être érémitique en Europe
et devint monastique et mendiant un siècle après. C’est un Ordre contemplatif, voué
à la prière. Les turbulences et questionnements religieux du XVe
siècle sur les dérives papales et le relâchement des mœurs conventuelles,
culminant au XVIe siècle avec la Réforme luthérienne qui met en
accusation les accommodements de l’Église avec le monde, entraîne, avec le
Concile de Trente (1545-1563) voulu par Charles Quint pour concilier,
réconcilier protestants et catholiques, malgré son échec, une Contre-Réforme
catholique qui tentera de mettre de l’ordre en la demeure.
C’est dans ce contexte polémique entre chrétiens
que Teresa de Cepeda y Ahumada, Teresa de Jesús en religion puis sainte Thérèse
d'Ávila (1515-1582), première femme Docteur de l’Église, commence à
réformer le Carmel : revenir à une étroite clôture, une stricte pauvreté,
et « employer beaucoup de temps à l’oraison ». Elle crée des
monastères de Carmélites
déchaussées et fait appel au jeune Jean de la Croix,
écrivain et poète comme elle, le faisant directeur spirituel de son couvent, afin
d’en fonder le pendant masculin, les Carmes déchaux.
Tous deux se heurteront à la violente
opposition des Grands Carmes qui refusent leur réforme, et subiront, plus que
les tracasseries, les persécutions de leurs frères en religion. Thérèse, qui a
écrit le Livre de sa vie sur ordre de
son confesseur, où elle décrit ses premières extases, assimilées à une
possession démoniaque, assignée à résidence, se voit soumise à l’Inquisition en
1574, menacée potentiellement, donc, du bûcher. Jean de La Croix (1542-1591),
persécuté, torturé par ses frères chaussés qui refusent la réforme, est
emprisonné près d’un an, dans un cachot, obscur où il élabore un poème mystique, qu’il retient par cœur et met sur papier après
une rocambolesque évasion. Il sera même excommunié. Dessinateur de talent, il
adressait aux carmélites qu’il dirigeait des dessins éclairants expliquant
graphiquement les états d’oraison : de peur de l’Inquisition, elles les
détruisirent et il n’en reste que la Montée
au Mont Carmel de l’union avec Dieu (origine de La Carte du Tendre des amours profanes de Mademoiselle de
Scudéry…), et sa description d’une de ses visions, la Crucifixion de Jésus,
sorte de contreplongée, est si précise que Dalí en a fait un tableau célèbre.
Avant même la Révolution française, l’empereur
révolutionnaire d’Autriche, Joseph II, supprima dans toutes ses possessions
européennes couvents et ordres religieux contemplatifs, dont le Carmel. La Convention ordonne la
fermeture de toutes les églises le 23 novembre 1793.
N’ayant pu relire la nouvelle originale, qui
n’est plus au catalogue, je ne pourrai dire si c’est à elle ou à Bernanos qu’il
faut attribuer certains traits de la Première Prieure et de la seconde, Madame
Lidoine, qui semblent manifester une certaine connaissance du caractère de
Thérèse d’Avila.
L’œuvre
Poulenc, par son découpage du texte de Bernanos, et sa musique, semble désormais avoir définitivement fait sienne cette œuvre qui, sur un événement tragique de la Terreur, a pourtant subi diverses greffes. D’un récit d’une carmélite échappée de la charrette de seize de ses sœurs du Carmel de Compiègne guillotinées à Paris en 1794 (dix jours avant la chute de Robespierre qui aurait pu les sauver), Gertrud von Le Fort tire en 1931 une nouvelle Die Letze am Schaffot (‘la dernière à l’échafaud’), créant le personnage, fort dans sa faiblesse, de Blanche de la Force (sinon Le Fort comme l’écrivaine) qui va chercher au Carmel ce qu’elle croit un refuge contre la violence du monde : mais on trouve son destin à vouloir l’éviter.
Poulenc, par son découpage du texte de Bernanos, et sa musique, semble désormais avoir définitivement fait sienne cette œuvre qui, sur un événement tragique de la Terreur, a pourtant subi diverses greffes. D’un récit d’une carmélite échappée de la charrette de seize de ses sœurs du Carmel de Compiègne guillotinées à Paris en 1794 (dix jours avant la chute de Robespierre qui aurait pu les sauver), Gertrud von Le Fort tire en 1931 une nouvelle Die Letze am Schaffot (‘la dernière à l’échafaud’), créant le personnage, fort dans sa faiblesse, de Blanche de la Force (sinon Le Fort comme l’écrivaine) qui va chercher au Carmel ce qu’elle croit un refuge contre la violence du monde : mais on trouve son destin à vouloir l’éviter.
Une pièce américaine avait déjà traité le sujet puis, au sortir de la guerre, en 1947, Bernanos, mystique et malade, en tire le scénario d’un film dont sa mort empêche la réalisation, ajoutant le personnage du frère, le Chevalier de La Force. Le film sera réalisé en 1960 par Philippe Agostini et le Père Brückberger, authentique héros opposé à Pétain et résistant : les thèmes de la liberté, de l’oppression, de la résistance, de la collaboration, de l’obéissance à l’Ordre interne (à la Règle) ou externe (Politique) imprègnent l’œuvre.
Ces dialogues sont d’une écriture sobre et puissante,
traversée du sombre frisson de la mort, celle proche de Bernanos, infiltrée par
Blanche et la première Prieure, et par la lumière de la grâce et de son
transfert d’un être à un autre comme le dira, innocente prophétesse, sœur
Constance : on meurt parfois par soi, pour soi mais aussi pour un autre, qui en
aura sa rédemption, forte idée religieuse mais transposable laïquement, le
sacrifice politique ou moral n’est jamais vain. Mais, malgré la pièce et le
film (on n’oublie pas Jeanne Moreau en rigide Mère Marie), c’est à l’opéra de
Poulenc, créé en 1957 à la Scala, que restent désormais indéfectiblement
attachés les universellement appréciés Dialogues.
Comme toujours, la musique donne une ferme forme définitive à des textes
qu’elle magnifie et sublime émotionnellement.
Réalisation
On a peur, d’abord : rideau baissé, avant même que ne
commence l’action, ce personnage en smoking blanc, issu de quelque fête ou
mariage, assis sur le rebord du plateau, extérieur, comment va-t-il s’intégrer
à une action conventuelle féminine en gros ? Sinon sa justification
dramatique, il aura sa raison d’être technique en opérant quelques minimes
changements à vue, antithèse claire à Monsieur Javelinot en noir, éphémère
médecin inutile mais jouant aussi l’utilité scénique et symbolique d’instrument
de mort. Ange de la Garde, il guidera, à certains moments, une Blanche dans
l’obscurité de son rêve puisqu’il faut accepter le postulat que, la tête posée
sur le giron de son père dès la première scène, dans des vapeurs de songe
envahissant le plateau, elle rêvera le drame, en sera le témoin permanent,
présente et absente à la fois. D’où son omniprésence sur scène, ce qui ne gêne
pas si l’on veut bien admettre que, dans son chemin ascétique de perfection et
de dépassement volontariste enfin de ses peurs, elle revit sa vie, en fait
le bilan, tragique mais vainqueur, par le pas du sacrifice final, mais pose
tout de même un problème quand sœur Constance, son alter ego antithétique, se
demande où elle est, sans la voir comme nous près d’elle, peut-être pas assez
distanciée par l’ombre.
Signe économique de temps de pénurie ou volonté d’ascèse
monacale, sans doute les deux, mise en scène minimaliste à l’extrême d’Alain
Timár qui signe aussi la scénographie : une austère boîte
rectangulaire, les murs de trois écrans qui s’animeront de projections (vidéos de
Quentin Bonami), superbes images de
draps blancs flottant au vent sur un ciel d’abord bleu, se couvrant
inexorablement d’orage pour la scène juvénile des deux novices, nuées
menaçantes, lueurs d’incendie, peut-être redondance excessive du dialogue entre
frère et sœur, deux mains immenses qui lentement se cherchent, se joignent puis
se séparent cruellement à regret
dos à dos pour la rencontre entre le Chevalier partant pour l’émigration et Blanche
qui se refuse à le suivre, l’Ange omniprésent tenant un ballon des jeux
fraternels enfantins ; des murs moelleusement capitonnés qu’on comprend
moins, à moins que cette apparente douceur cotonneuse ne soit l’image inverse
de la dureté de la situation interne ; à feu et à sang, ruines, murs et
grilles de la prison avec des transparences de vitraux, dans des lumières
dramatiques, angoissantes, toujours significatives, de Richard Rozenbaum.
Un
raide fauteuil pour le père noble dans un costume strict, fils sans cravate
écharpe au cou ; le même mais en plus grand—regard sans doute de Blanche—
pour la Mère Supérieure, devenant lit de douleur, tombe et autel ; une
corde à linge, un fer à repasser, à ces minces signes près, c’est d’une rigueur
d’épure, d’un ascétisme finalement monacal qu’on réfèrerait volontiers, plus
qu’à la souriante et joyeuse Thérèse, au rigorisme qu’elle jugeait excessif de
Jean de la Croix dont elle tentait de modérer les mortifications, au détachement de tout, à l’abandon, à la nuit de l’âme de ce dernier, à sa
théologie négative, sans images, alors qu’elle exprime, explique ses
expériences mystiques dans une écriture fleurie de métaphores, un style qui se
veut sans style qui anticipe de loin Nathalie Sarraute. Dans ce minimalisme
général, le moindre signe fait sens : l’écharpe flottante du frère au cou
libre, le seul qui réchappera par l’exil ; étole rose sur le fauteuil du
père, devenant celle de la première Prieure, comme une relique paternelle, une
amarre maternelle dont se saisira Blanche à sa mort, tel un passage de relais à
double sens : la Prieure, mourant dans les affres de la peur, garde pour
elle celle de la novice qui la perdra en assumant la sienne, et le drap blanc
dont elle se drape joyeusement peut paraître une anticipation du linceul du
martyre.
Décontextualisé
historiquement et matériellement, pas de scapulaire brun ni de guimpe et cape
blanche, blouses beiges, bleues pour les novices, bonnet sur la tête, costume
moderne pour le père et fils pas trop datés, anonymes soldats noirs aux fusils
rouges (Elza Briand), ce
que le drame perd en réalité concrète précise, historique, nationale, gommant
sinon absolvant la perversion de la Révolution par la Terreur, il le gagne en
universalité dramatique et humaine : questionnement de la foi, du
renoncement au monde, cheminement personnel, ascèse d’une âme écrasée par ses
inhibitions, terrorisée par la vie, faisant finalement sa révolution
personnelle, intérieure, sa libération, en s’affranchissant de la peur de la mort par le sacrifice mortel assumé,
christique héroïne vivant sa Passion.
À côté de ce parcours individuel,
plus ou moins convaincant du rêve ou cauchemar de Blanche qui la dépouillerait
du mérite concret du vécu, parallèles à cette ligne, il y a les antagonismes latents,
subtils, entre ordre et soumission, anecdotiques mais psychologiquement bien
vus entre les trois Supérieures différentes, toujours résolus en faveur de la
« sainte obéissance » monastique, malgré le coup d’état intérieur de
Mère Marie faisant voter le vœu de martyre aux carmélites en l’absence de la
souple Supérieure Madame Lidoine, sûrement roturière, qui l’assumera noblement
à elle seule et, surtout, le conflit entre Ordre interne et ordre
révolutionnaire, liberté intérieure et « liberté » extérieure imposée
tyranniquement et le droit, le devoir de non soumission, de rébellion face aux
décrets iniques qui conduira les réfractaires à l’échafaud : le texte de
Bernanos, lucide témoin indigné de la Guerre d’Espagne et de l’Occupation, inspiré par le dominicain
Brückberger, révolté, intrépide résistant de la première heure, pose le
problème fondamental de l’oppression et de la résistance.
Reste la pierre de touche de la scène finale de la montée à l’échafaud
des carmélites. Évacuée la
guillotine, on attend le traitement qui attend et atteint les carmélites montant
à l’échafaud. Sur un ciel gris constellé, ombres géantes de silhouettes découpées
comme au couteau, frappées d’un invisible éclair de la lame sonore, tour à tour,
chacune s’écroule. C’est saisissant, on a la gorge serrée, les larmes aux yeux.
L’émotion est là : certes, pour un public averti de l’œuvre. Mais il est
permis de se demander si des « primo-arrivants » à l’opéra, sans
autre forme d’approche explicative que quelques brèves lignes du programme, pas
forcément lues, peuvent capter le tout premier niveau, l’anecdote réaliste et
tragique de la montée à l’échafaud.
Interprétation
Un
sensible travail de direction d’acteurs privilégie les intenses dialogues au
dramatique crescendo, rapports humains humainement traités : Blanche et
son père qui tente vainement de la détourner de son intention d’entrer au
Carmel, Blanche et la Prieure moribonde qui teste sa volonté d’y entrer, cette
dernière gagnée par le doute de son salut après une vie de prières, révoltée
par sa mort, doutant de Dieu (« Dieu nous renonce ! »), et sœur
Marie de l’Incarnation tentant d’en étouffer le scandale, le frère partant pour
l’émigration essayant de sauver sa sœur, Sœur Marie essayant de rattraper
Blanche pour la sauver ou la rendre au vœu de martyre. Chacun tente d’infléchir
ou d’entraîner, dans une dramatique montée en puissance, la faible, peureuse et
inconstante héroïne, même dans le lumineux duo avec l’autre novice, Constance :
c’est juste, vivant, haletant, soutient un angoissant suspense. Les personnages
ne se contentent pas d’échanger des mots dans ces dialogues : vibrants,
même avec toute la contenance aristocratique impassible de Mère Marie,
frémissants sensiblement aux paroles des autres, comme le remarquable jeu entre
Blanche et Constance, ou encore Mère Marie, hiératiquement silencieuse et digne,
favorite au Priorat, mais non élue Prieure, la communauté lui ayant préféré
Madame Lidoine.
L’œuvre
est ardue, l’orchestration souvent massive, si complexe et si riche, que
Poulenc lui-même voulait la réduire tant elle éprouve les voix, très souvent
traitées avec des sauts expressifs dans l’aigu mais redoutables. Mais le plateau est d’une
homogénéité satisfaisante en gros, des derniers aux premiers plans.
Premier Commissaire, Alfred
Bironien, juste en quelques phrases bien posées, dans sa mise en garde
chuchotée à Mère Marie, incarne avec justesse l’opportuniste hurlant avec les
loups, le collaborateur à mauvaise conscience, laissant à la brutalité du
second, Romain Bockler (deuxième
Commissaire / L’Officier / Le Geôlier), le mauvais rôle du détenteur d’un
pouvoir tout nouveau qui l’enivre de jouissance sadique. Dans le rôle de
l’Aumônier, Raphaël Brémard,
silhouette frêle et voix délicate, semblerait un peu perdu dans cet univers,
aussi perdu, de femmes mais, a contrario, cette faiblesse d’homme en danger dans un
monde en péril accentue la dramatique impuissance de ses apparitions, et il
m’évoque la fragilité, apparente, d’un saint Jean de la Croix que Thérèse
appelait avec un tendre humour protecteur, « Mi Senequito », ‘Mon
petit Sénèque’ et, justement, ce sont les héroïques religieuses, prêtes au
martyre, même Blanche, qui lui offrent une protection qu’il ne peut guère leur
apporter. En marquis de La Force,
Frédéric Caton, est un père noble, à tous les sens du
mot, direct avec son fils, tendre et aimant avec sa fille dont il respecte la
liberté de choix qui le blesse dans son amour paternel. Rémy Mathieu est un Chevalier de La Force juvénile et
charmant qui se tire de la partie ardue de son rôle, ces aigus terribles, en
les négociant avec des demi-teintes qui font sens, fils respectueux du père
diminuant le volume de sa voix, et fraternellement affectueux et désespéré face
à une sœur rétive à le suivre.
De l’ensemble des carmélites on
admire la cohésion vocale et la musicalité (Aurore Marchand), avec le regret de ne pouvoir citer les
remarquables voix qui s’en détachent par moments pour quelques solos, trop rapides
pour qu’on les identifie avec justice dans une distribution si nourrie. Blandine
Folio-Peres, mezzo, en allure et voix, campe avec justesse la raideur aux terribles
aigus acérés de Mère Marie de l’Incarnation, promise en vain à succéder à la
Prieure, âme aristocratique éprise de grandeur, avide d’héroïsme, de sacrifice,
entraînant dans son rêve sublime sacrificiel toute la communauté dans son vœu
de martyre, mais assez noble pour le soumettre à vote conditionné à l’unanimité
: sans doute une grande âme à l’acier trempé de cette
« générosité » au sens cornélien du terme, trahie par la vie
monastique, à l’étroit dans une clôture monacale faite d’humilité et
d’obéissance. Instigatrice du vœu, elle y échappe et s’écrie : « Je suis déshonorée ! »
quand l’Aumônier l’empêche de rejoindre ses sœurs sur l’échafaud, lui ordonnant
de vivre, mais au-delà de l’orgueil de l’honneur de classe, elle a aussi ce
cri déchirant d’amour : « Leurs yeux me chercheront en
vain ! » Avec une cruelle ironie de l’histoire, paradoxalement,
celle qui poussa ses sœurs au martyre fut la seule survivante mais la Relation qu’elle en fit, après avoir entraîné
la béatification des carmélites en 1906, inspira la nouvelle de Gertrud Von Le Fort, source de Bernanos.
À Madame Lidoine,
le Seconde Prieure dont l’élection évince Mère Marie, Catherine Hunold, prête
la rondeur maternelle de son physique et d’une voix de soprano large, chaude et
rassurante, pétrie d’humanité, surmontant sans peine les aigus saisissants qui
hérissent sa partie : servie admirablement par la chanteuse, on comprend le
choix affectif qu’en ont fait ses sœurs. Consciente de détonner dans ce huis-clos
de femmes presque toutes issues de l’aristocratie, sûrement roturière, elle
incarne une noblesse naturelle, humble, pleine de bon sens et bienveillance, loin
de l’altière contenance de Mère Marie et ses rêves d’héroïque grandeur : "Méfions-nous du martyre."
Sans doute
deux justes images de Thérèse d’Avila dont Bernanos devait à coup sûr connaître
l’œuvre : la première, grande amoureuse des romans espagnols de
chevalerie, ivre d’héroïsme dans son adolescence rêvant de martyre ; la
seconde, humaine, plus terrienne, prosaïque souvent, malgré sa culture, pleine
d’humour, pour rabaisser la dévotion exaltée, le zèle mystique excessif de ses
filles, dédaigneuses des tâches ménagères du Carmel pour ne se vouer qu’à l’oraison
et ses extases, elle disait : « Dios anda por los pucheros », ‘Dieu
est aussi dans les marmites’. Le vocabulaire simple, accessible, fleuri d’images de Madame Lidoine
est à l’image de celui de l’écriture de la sainte. La première Prieure, dans
une expression plus rude, semble aussi un autre avatar de Thérèse, en exprime la
doctrine : le fauteuil n’est pas un privilège de la charge, puisque la Mère
fondatrice les avait abolis entre la Supérieure et ses filles ; les carmels
ne sont pas « des conservatoires de vertus » ; « Ce n’est
pas la Règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la Règle » ; il
faut être « détachée de son propre détachement. »
On
avait connu Marie-Ange Todorovitch en
Mère Marie, hautaine et noble, rigide et frigide, puis fiévreuse, tendre envers
Blanche. Nous la retrouvons, registre plus grave, en Madame de Croissy,
Première Prieure, poignante de vérité, de sévérité, grande voix impérieuse mais
généreuse. Son fauteuil immense semble d’abord un trône pour cette noble douairière
féodale, béquille du magistère et de la maladie à la main, tel le sceptre d’un
spectre, bâton de justice arrimé au sol, ou même canne prête à frapper
éventuellement. Inquisitrice en ses questions aiguës qui percent à jour la
postulante d’un regard implacable, la voix s’infléchit, s’attendrit en jaugeant,
jugeant cette fragile et gracile jeune fille dont l’humilité semble enfin la
convaincre, la vaincre, et la voix se fait doucement enveloppante et
protectrice comme ce châle qui passera de l’une à l’autre, caressante même.
Dans sa seconde scène, sur un lit dont l’immensité et la hauteur semblent à la
mesure de sa démesure, sans abdiquer son autorité, dans l’angoisse de la fin et
du doute terrible, elle fait frissonner de l’ombre d’une voix qui pressent les
ténèbres, révoltée contre Dieu, hallucinante, grandiose dans son
cri proféré : « Dieu nous renonce ! » Comme un acte d’amour
envers la jeune fille qu’elle fut aussi, elle a pris pour elle le nom en
religion et la vie agonique de la postulante : Blanche de l’Agonie du Christ.
De la première Prieure à la seconde
et troisième, voix du contralto à l’aigu de Madame Lidoine en passant par le
mezzo de Mère Marie, Poulenc traite tout le spectre du registre vocal féminin.
Les
deux novices sont les voix les plus hautes, Constance, la plus légère. Sarah Gouzy est
un joyeux pinson, une voix souriante et ravissante, pépiante, pétillante,
d’une fraîcheur qui nous glace quand elle affirme sereinement, en jouant, qu’elle
a la certitude que Dieu lui fera « la grâce de ne pas vieillir »,
innocente prophétesse du compagnonnage avec Blanche dans la mort. Quelques
aigus sont trahis par la légère sonorisation, mais elle fait jolie paire
contrastée, et pincée aussi, avec la sèche héroïne. Cette dernière, c’est Ludivine
Gombert qu’on espérait enfin dans
un grand rôle. Et quel rôle dans cette réalisation ! Présente, du début à
la fin, presque toujours débout, pieds nus, presque obligatoire pour des
carmélites déchaussées (en fait, elles portaient des sandales), supportant sur ses
frêles épaules tout le drame que Bernanos exprime au début de son texte
originel : la peur, cette peur inévitable que même Jésus éprouva dans le
Jardin des Oliviers, sur la croix, se croyant abandonné de son père. Blanche
est celle qui abandonne le sien, les siens, comme elle veut abandonner un monde
qu’elle ne peut affronter pour, finalement, se confronter à elle-même et à son
destin qui la rattrape dans sa fuite. Sa voix de cristal, limpide mais solide,
ne se brise jamais face à un orchestre souvent compact, n’accuse jamais la
fatigue, même dans les moments de paroxysme, qui pourraient presque logiquement
confiner à l’hystérie. Interprète privilégiée par la mise en scène, son corps,
dans une digne discrétion, et son visage sont comme un miroir mouvant,
émouvant, non seulement des sentiments qu’elle éprouve, mais écho visuel de
ceux des autres dont elle est le permanent témoin. La scène de séparation avec
son frère est bouleversante de tendresse blessée, d’impuissance vite coupable. Secrète,
ambiguë dans ses aspirations, le mystère reste entier de sa vocation, ou
simplement invocation protectrice du Carmel contre la vie.
La direction
musicale de Samuel Jean à la tête de l’Orchestre Régional Avignon-Provence et du Chœur de l’Opéra Grand Avignon est précise, claire, dans
une tradition française, attentive aux couleurs mais, sans qu’on puisse l’imputer
à ce grand chef, effet peut-être d’une fosse quelque peu surélevée et d’une
sonorisation, remarquable de discrétion pour les voix à quelques crachotements
près, elle sonne quelquefois un peu fort dans cette immense caisse de bois
sonore. En revanche, dans la dernière scène de la mort progressive des
carmélites chantant le Salve regina
en montant une à une à l’échafaud symbolique, le chant choral s’amenuisant en
proportion de la diminution de leur nombre, on ne perçoit peut-être pas assez
le diminuendo. Mais, honnêteté critique oblige, on n’oserait l’affirmer
catégoriquement : l’émotion est si forte dans ce climax tragique, que l’œil
trahit peut-être l’oreille. En somme, l’esprit s’abandonne au cœur, belle
preuve de la réussite musicale et scénique de cette réalisation.
Opéra confluence Grand Avignon
28 et 30 janvier.
Dialogues
des Carmélites de Francis Poulenc
Direction musicale : Samuel Jean
Direction du chœur : Aurore Marchand
Études musicales : Hélène Blanic
Mise en scène et décors : Alain Timár
Assistante à la mise en scène : Irène Fridici
Costumes : Elza Briand
Lumières : Richard Rozenbaum
Vidéo : Quentin Bonami
Distribution :
Madame de Croissy : Marie-Ange Todorovitch
Direction musicale : Samuel Jean
Direction du chœur : Aurore Marchand
Études musicales : Hélène Blanic
Mise en scène et décors : Alain Timár
Assistante à la mise en scène : Irène Fridici
Costumes : Elza Briand
Lumières : Richard Rozenbaum
Vidéo : Quentin Bonami
Distribution :
Madame de Croissy : Marie-Ange Todorovitch
Blanche de La Force : Ludivine Gombert
Constance : Sarah Gouzy
Madame Lidoine : Catherine Hunold
Mère Marie de l’Incarnation : Blandine Folio-Peres
Sœur Mathilde : Coline Dutilleul
Mère Jeanne : Isabelle Guillaume
Sœur Valentine : Isabelle Monpert
Sœur Félicité : Laura Darmon-Podevin
Sœur Gertrude : Marie Simoneau
Sœur Marthe : Runpu Wang
Sœur Alice : Julie Mauchamp
Sœur Anne de la Croix : Ségolène Bolard
Sœur Catherine : Pascale Sicaud-Beauchesnais
Sœur Antoine : Pascale Vernassa
Mère Gérald : Vanina Merinis
Sœur Claire : Wiebke Nölting
Sœur Marie Saint-Charles : Béatrice Mezrich
Le Marquis de La Force : Frédéric Caton
Le Chevalier de La Force : Rémy Mathieu
L’Aumônier du Carmel : Raphaël Brémard
Le premier Commissaire : Alfred Bironien
Le deuxième Commissaire / L’Officier / Le Geôlier : Romain Bockler
Javelinot : Saeid Alkhouri
Thierry : Jean-François Baron
Constance : Sarah Gouzy
Madame Lidoine : Catherine Hunold
Mère Marie de l’Incarnation : Blandine Folio-Peres
Sœur Mathilde : Coline Dutilleul
Mère Jeanne : Isabelle Guillaume
Sœur Valentine : Isabelle Monpert
Sœur Félicité : Laura Darmon-Podevin
Sœur Gertrude : Marie Simoneau
Sœur Marthe : Runpu Wang
Sœur Alice : Julie Mauchamp
Sœur Anne de la Croix : Ségolène Bolard
Sœur Catherine : Pascale Sicaud-Beauchesnais
Sœur Antoine : Pascale Vernassa
Mère Gérald : Vanina Merinis
Sœur Claire : Wiebke Nölting
Sœur Marie Saint-Charles : Béatrice Mezrich
Le Marquis de La Force : Frédéric Caton
Le Chevalier de La Force : Rémy Mathieu
L’Aumônier du Carmel : Raphaël Brémard
Le premier Commissaire : Alfred Bironien
Le deuxième Commissaire / L’Officier / Le Geôlier : Romain Bockler
Javelinot : Saeid Alkhouri
Thierry : Jean-François Baron
L’ange : Cyril Cosson
Orchestre Régional Avignon-Provence
Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Photos : © Cédric Delestrade
1. Le rêve de Blanche endormie (Cosson, Gombert, Caton) ;
2. Blanche de la Force novice (Gombert) ;
3. Première,Prieure entre Blanche et Mère Marie (Gombert, Todorovitch, Folio-Peres) ;
4. Mort de la Prieure (Todorovich) ;
5. Dernière rencontre frère et sœur (Mathieu, Gombert) ;
6. L'Aumônier réfractaire et les carmélites (Brémard) ;
7. La sécularisation forcée des carmélites ;
8. Madame Lidoine rassurant ses filles (Hunold) ;
9. La prison :
10. La mort des carmélites.
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