Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

dimanche, octobre 30, 2011

LES BONNES de Jean Genet


LA BONNE ET LES BONNES
Les Bonnes de Jean Genet
Création Compagnie l’Egrégore
Théâtre de Lenche
26 octobre
L’œuvre
On connaît l’origine de la pièce de Genet, qui la nia toujours : l’assassinat atroce par les sœurs Papin, en 1933, de leur patronne et de sa fille. En 1943, l’une des deux criminelles, survivante, était libérée. Fait divers donc encore tout chaud lorsque Genet écrit son œuvre (1947). Mais, ses dénégations, si elles répondent à sa morale transgressive et provocante du mensonge, de la trahison et de la délation, correspondent bien à la réalité toute différente de sa pièce, en rien référentielle : un huis clos pratiquement sans vue sur l’extérieur, tout tourné vers lui-même, tournant exclusivement sur le verbe, le geste, sur lui-même, en somme  sur le théâtre. À certains égards, la pièce rappelle le roman de Cocteau Les Enfants terribles (1929), par l’enfermement fraternel du frère et de la sœur, leurs jeux et leur imaginaire, le poison de l’assassinat planifié et le suicide consécutif. Mais, chez Genet, le meurtre, n’a lieu que dans la parole, cependant pas assez cathartique pour sauver du suicide l’une des deux sœurs, ici Solange et Claire, meurtrières par vocation mais ratées dans l’exécution.

La réalisation
Un clair-obscur à la Rembrandt, pénombre généralisée : deux visages, des bras, des barreaux métalliques d’un lit, d’une console, d’une chaise aux volutes Art Nouveau, d’une rambarde, arrachés à l’ombre par les avides puis livides éclairages (Marie Lefèvre). Un énorme réveil, des fleurs d’un blanc funèbre aux quatre coins, des miroirs et, en perspective lointaine, seules notes de couleurs, quelques vêtements d’une garde-robe fournie (décor Christophe Goddet) et la robe rouge, matérialisation du rêve de sang des criminelles par vocation ou invocation suggestive réciproque. Il n’y aura, au mieux, pour deux personnes à la flottante identité, pour deux personnages indéfinissables, qu’un jour indéfini entre veille et songe, merveille et mensonge onirique des deux êtres qui vaguent, divaguent, jouent, créent, maugréaient des rapports hégéliens de maître et esclave, de maîtresse et servante, dans une sorte de ballet géométrique, mimétique, de gestes, de pas de deux bien réglé, duo calé et décalqué, doublé d’une théâtralisation caricaturale des voix, des accents, de la ligne des phrases. Passage de relais et des rôles surjoués d’un monde réversible : celui du théâtre.
Un rideau transparent tiré à la fin des actes souligne que nous sommes au théâtre et qu’on nous donne du théâtre dans ce théâtre, dans une mise en abyme parfois vertigineuse justement des noms, des dits et non dits, où seules les apparences, la grande, la petite, disent, sinon les identités, les identifications, Claire, Solange, ou Solange ou Claire, puisqu’on comprend ensuite que les deux sœurs jouent à tour de rôle à être Madame absente et que l’une joue aussi l’autre, que l’une est l’autre : l’une et l’autre. La même ? Le duo décalqué, défalqué à l’unité ? Ou le trio, puisque Madame a déjà été jouée par l’une et l’autre et que, l’une étant l’autre, par le jeu ou par l’amour mortel porté à Madame, faute de tuer cette dernière, il est presque logique que l’une des sœurs, identifiée à Madame aimée et haïe, meure à sa place.
Quant à Madame enfin parue et parée style année 30 (turban, pantalons flous à la Chanel, étole d’hermine, colliers en sautoir (costumes, Joëlle Brover), pomponnée d’appâts empruntés, telle une Jézabel qui, tente de « réparer des ans l’irréparable outrage », elle est aussi Monsieur absent, car c’est un homme qui l’incarne : sommet du théâtre, jouer ce qu’on n’est radicalement pas, puisque l’Une est l’Autre masculin, celui qu’on ne verra point. Un air de tango mélodramatique, une amorce de fado (Wilfried Rapanakis-Bourg) donneront le ton de ses véritables tirades théâtrales, parfois d’un bref piédestal de tribune pour la harangue scénique dans cette langue quotidienne soudain hérissée de métaphores alambiquées, de tournures précieuses. Tout, dans une réussite harmonique du ton estompé et de l’air, dit et souligne ici le THÉÂTRE, jusqu’au jeu des miroirs qui reflètent des doubles, ce qui est tout en n’étant pas : illusion. Réussite donc de la mise en scène d’Ivan Romeuf, homme de théâtre et de ce théâtre qui trouve sa matière et sa manière ici dans le théâtre lui-même.

Interprétation
Evidemment, autre homme du lieu et de théâtre, Maurice Vinçon, en Madame femme du monde et se rêvant du demi-monde du banditisme, diction outrée, outrageusement affectée dans ses gestes et diction, douce voix de tête, fine et finaude, toute bonne envers ses bonnes mais prête à griffer, bref, toute chatte et chattemite, incarne à lui seul l’essence de la théâtralité. Irrésistible en Madame se rêvant avec de délicieux frissons et trémoussements en complice de Monsieur arrêté, en héroïque amante accompagnant au bagne le condamné, en veuve éplorée, voyant déjà à chaque nouveau rôle,  un nouveau décor et de nouveaux costumes.
En machiavéliques, maléfiques ou malheureuses sœurs, toujours l’une ombre portée de l’autre, ou double, implacables Parques si elles étaient trois (mais ne le sont-elles pas avec Madame ?), de noir vêtues sauf du rouge et du blanc des robes du travestissement en Madame, elles sont inquiétantes à divers titres : Solange (Manon Allouch), grande, sèche, noir regard, semble une sombre et farouche instigatrice débordante de haine, tentant d’y engluer Claire (Claire Calvi), plus petite, apparemment plus faible, même douce, regard ailleurs. Mais les rapports s’inversent dans l’ambiguïté des pores des corps et la porosité des sentiments et l’on ne sait plus où trouver de repères moraux pour les jauger et juger. Cependant, si l’accord physique se fait et passe dans les entrelacs des bras et des corps, une certaine retenue de l’expression, si loin des interprétations hystériques habituelles de ces deux personnages, laisse un sentiment en demi-teinte comme ces éclairages pour ce drame de l’excès.

Photos Joëlle Brover :
1. Un étrange ballet (Manon Allouch) ;
2. Ambiguïté des corps (Manon Allouch enlaçant Claire Calvi) ;
3. Sous un regard mortifère, Madame en proie au doute (Manon Allouch, Maurice Vinçon).

vendredi, octobre 28, 2011

SOIRÉE LISZT


MARSEILLE CONCERTS
Soirée Liszt, Lamartine, Pétrarque
Pascal Amoyel, piano,
Pauline Courtin, soprano,
Brigitte Fossey, récitante
Marseille, Théâtre du Gymnase, 24 octobre 11

Les soirées aux programmes raffinés de Marseille Concerts sont dignes d’un meilleur sort. Le lundi serait-il un jour maudit pour les spectacles ou bien les Marseillais se reposent-ils du repos du dimanche ? Un théâtre pas assez plein pour un spectacle de la plus haute qualité musicale et poétique, sous le facteur commun de Liszt, servi magnifiquement, dans des registres divers mais unis par la ferveur, par le pianiste Pascal Amoyel, et deux femmes artistes en harmonie de sourire, la soprano Pauline Courtin et l’actrice Brigitte Fossey, en récitante inspirée.
Poèmes récités, chantés, alternaient avec les temps forte et piani du piano dans une suite bien construite que l’on doit ici,malheureusement déconstruire pour en parler spécifiquement.
Victoire de la Musique 2005, Grand Prix du disque Frédéric Chopin 2010, Amoyel brille également dans Liszt et en fit une démonstration sans ostentation dans ces extraits des Harmonies poétiques et religieuses (1834-1852) ,inspirées du recueil éponyme de Lamartine dont le compositeur ne retint que quatre des poèmes de l’ensemble dont il emprunte le titre. Son «Invocation », traversée d’éclairs, de fracas de tonnerre allusifs au texte, alliait la ferveur à une douceur qui auréolait une douleur méditative. La «Bénédiction de Dieu dans la solitude » est un sommet : sur le chant de la main gauche, la main droite, en arpèges de harpe céleste, sonnait, dans l’acoustique délicate et précise du Gymnase, telle une égale pluie bienheureuse d’un paisible ciel humain. Les « Funérailles », au contraire, obscurcies d’un ciel distant et cruel, martelait un glas dissonant qui répondait à la discordance entre foi et révolte du terrible poème « Gethsémani », l’enfant mort entre les bras d’un père ou d’une mater dolorosa, dont la récitation sensible et dramatique par Brigitte Fossey venait de nous serrer la gorge. Inévitable « Andante lagrimoso » trop mouillé de larmes sans doute, qui débouchera sur le final « Cantique d’amour » où Amoyel déploie force et délicatesse, somptuosité du son et finesse impalpable de piani fondus doucement dans le silence.
Efficace partenaire accompagnateur, le pianiste dialoguait avec la voix de rossignol de la soprano Pauline Courtin dont on aurait aimé entendre plus que quatre mélodies, trop séparées de plus dans le temps, ce qui ne laisse guère à la voix celui de se chauffer, de s’installer. La première, « Enfant, si j’étais roi », tirée du recueil Feuilles d’automne (1831) de Victor Hugo, est un chant d’amour bien convenu, au rythme galopant, mais dont la tessiture sans doute un peu basse, hérissée de sauts vers l’aigu un peu factices, ne parut pas trop convenir à la cantatrice. On la retrouva mieux dans « Oh, quand je dors… », extrait de Les rayons et les ombres (1840) du même Hugo, évocation et annonce de Pétrarque et Laure des fameux sonnets, poème qui ne survit que grâce à la grâce exquise dont Lizst, s’y incarnant poétiquement en pensant à Marie d’Agoult et lui, dote ce banal madrigal : atmosphère onirique, chatoiements harmoniques, grandes courbes de la voix et fondus de rêve. Sur un poème, cette fois-ci, de Heine, le lied Die Lorelei (1841-1856) est plutôt une grande scène lyrique dramatique et ici, Pauline Courtin, toute joliesse et délicatesse, se montra grande actrice, faisant vivre intensément, en allemand, par sa voix et son visage, chaque inflexion du texte, de la mélodie de cette belle et fascinante sirène du Rhin. Le Sonnet 104 met en musique celui célèbre de Pétrarque, « Pace non trovo… », ‘Je ne trouve pas de paix…’ Il fut l’occasion, pour Courtin, de démontrer encore ses dons d’interprète autant vocale que dramatique, avec une idéale rondeur de la voix et un vibrato moelleux ravissant, un aigu extatique sur « Laura », en belle harmonie avec sa personne.

Brigitte Fossey nous était connue comme grande actrice depuis ses merveilleux et enfantins débuts et nous l’ignorions comme, disons, récitante. Terme impropre tant sa récitation des poèmes, toute de naturel, conquête de l’art, sonnait comme l’évidence audible, qui se voit et s’entend, d’une grande artiste qui ne faisait que changer de registre avec le même charme (ne disons pas non plus le lourd « charisme »), la même immédiate séduction sans désir appuyé de séduire. Souriante blondeur des traits et du regard bleu, veste d’azur céleste, elle entre dans Lamartine et nous y fait entrer si bien que l’on en oublie nos préventions contre ces poèmes, pas toujours poésie, pauvres en métaphores, mais que sa grâce éclaire et justifie dans des ambiances pastels et des évanescences d’alexandrins associés à des octosyllabes légers. Elle brûle de passion dans le célèbre sonnet de Louise Labé, la Belle cordelière (1524 – 1566), de veine pétrarquiste. Elle intègre à son jeu, sans paraître jouer, sa chaise, le rideau, le pianiste, la musique enfin, le rythme du retour en coulisse. Tout est grâce sans gracieuseté, élégance de la manière sans maniérisme : poésie, en somme. Elle nous fait aimer ce Lamartine. Et nous l’aimons, elle.

Photos :
1. Pauline Courtin;
2. Pascal Amoyel (photo  Jean Philippe Voidet) ;
3. Brigitte Fossey (photo Alvares Correa).



mardi, octobre 25, 2011

RÉCITAL OLGA BORODINA

LE FEU VENU DU FROID

Récital de mélodies russes par Olga Borodina, mezzo,
Dimitri Yefimov, piano
Opéra de Marseille

Riche début de saison lyrique. Fêtée de Moscou à la Scala de Milan, du Covent Garden de Londres au Metropolitan opera de New York, la grande mezzo russe faisait une autre escale, échelle internationale de notre Opéra, à ce Marseille qui l’avait ovationnée après sa mémorable Dalila de 2010. Chaleur d’une voix immense, large, généreuse, graves profonds et colorés, timbre somptueux, velours et soie dans les aigus, qui caresse et secoue dans les piani ou forte.
Beau programme en vérité de mélodies russes (titres étrangement écrits en anglais dans le programme…) qui commençait par quatre romances de Nicolaï Rimsky-Korsakov, extraites des opus 40 à 43 de 1897 : la première, est une élégiaque et nocturne chanson d’amour qui permet à la cantatrice de jouer de son beau legato soyeux ; la seconde, numéro 2 de l’opus 43, est tout aussi paisible mais la numéro 3 de l’opus 42, sur un texte de Pouchkine, est d’une saisissante grandeur lyrique, tourmentée, qui contraste avec la placidité des autres. On revient au charme champêtre avec le rythme pointé et les triolets joyeux de l’alouette, de la numéro 1 de l’opus 43.
Beau cadeau avec les trois mélodies de 1899, toujours sur des poèmes de Pouchkine, du trop rare César Cui (1835-1918), un Désir  qui nous vaut des piani sensuels et extatiques de la diva qui sait ployer sa grande voix aux émotions intimes de l’âme ou de la chair ; une Statue… toute en finesse de ligne comme la délicate éclosion de fleur de la dernière. Moussorgski, dont Cui, critique musical, n’aimais pas le Boris Godounov, n’est représenté que par Nuit (1871). Et Borodine par La Princesse [la reine ?] de la mer (1868). Mieux servi, Mili Balakirev est représenté par trois mélodies (1855) dont sa Chanson espagnole qui illustre, depuis Glinka et Cui, Dargomyjski, puis Rimsky-Korsakov, l’intérêt des compositeurs russes pour les couleurs et mélismes de l’Espagne.
Et, ce sont effectivement les Chansons espagnoles de Dimitri Chostakovitch, opus 100 (1956) qui ouvrent la deuxième partie dévolue à deux compositeurs russes du XX e siècle, en commençant par la simple harmonisation d’un air traditionnel de Barrera Saavedra, Adiós Granada, ‘Adieu Grenade’, chant d’exil et de deuil de la femme aimée morte, avec les caractéristiques roulades virtuoses du flamenco autour de la même note dont la cantatrice russe se tire bien.  Les autres sont aussi des arrangements d’authentiques airs espagnols chantés par une cantatrice espagnole à Moscou, vibrants et brillants de rythmes agiles de jota, séguedille, boléro, etc. Inconnu chez nous, Gueorgui Sviridov (1915-1998) fut un compositeur presque officiel, comblé d’honneurs par le régime soviétique et les quatre mélodies chantées ici sont simples mais belles.
L’on regrette, globalement, l’absence de notice ou de brévissime éclairage de tout ce récital en russe qu’en dépit de la voix somptueuse de l’interprète et de la beauté du piano de son complice accompagnateur Dmitri Yefimov, demeura lettre inconnue pour la majorité des spectateurs. En bis, la cantatrice donna une superbe et mystérieuse mélodie très vocale, la berceuse confidentielle, Nana, de Manuel de Falla, et, suppliée par le public, un magnifique « Réponds à ma tendresse… » le grand air du Samson et Dalila de Saint-Saëns.

Opéra de Marseille, 13 octobre.
Mélodies russes par Olga Borodina, mezzo, Dimitri Yefimov, piano.
Mélodies de Balakirev, Borodine, Chostakovitch, Cui, Moussorgski, Rimsky-Korsakov, Sviridov.


mercredi, octobre 19, 2011

BÉRÉNICE


TRAGÉDIE DES ADIEUX

Bérénice
de Jean Racine, mise en scène Jean-Claude Nieto
Théâtre Gyptis, 18-22 octobre 2010

L’œuvre
En concurrence avec Corneille qui traite le même sujet dans Tite et Bérénice qui se joue à quelques jours près, Racine crée sa pièce en 1670 alors que le souvenir de la rupture entre Louis XIV et Marie Mancini (1659) voulue par son oncle Mazarin et Anne d’Autriche, et sans doute, malgré ses pleurs, par le jeune monarque, est encore brûlante :
« Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! »
Ce vers célèbre prêté à la reine de Judée Bérénice abandonnée par son amant l’empereur Titus, est l’adaptation de la phrase connue de Marie  à Louis lors de son départ : la jeune et spirituelle abandonnée soulignait le paradoxe de la toute-puissance du monarque et son impuissance à se contrôler et à contrôler et surmonter les forces opposées à leur union. Le cœur a ses raisons que la raison d’état ne connaît pas. Marie est sacrifiée à l’alliance politique du mariage de Louis XIV avec sa cousine Marie-Thérèse en gage de paix entre la France et l’Espagne après plus de vingt ans de guerre ; Bérénice est sacrifiée à la tradition de la (fausse) République romaine qui n’accepte pas d’union matrimoniale avec des reines : Jules César, soupçonné de vouloir se faire roi et d’épouser la reine Cléopâtre en fit les frais. Le devoir prime le cœur et le désir des corps qui, ne connaissant ni barrières politiques ni morales, est fatalement subversif contre l’ordre social.
Toucher à Bérénice est délicat : cette délicate prose versifiée, faite de « rien » aux dires même de l’auteur, ne supporte justement rien qui pèse et qui pose. Souligner sa délicatesse, c’est la faire tomber dans la déliquescence ; en gommer les douceurs, c’est attenter à cette élégie des adieux plus que tragédie, faite de réticences, de soupirs, d’exclamations et interrogations affectives multipliées qui ponctuent constamment le texte (« Hélas ! » -plus de vingt fois et c’est le dernier mot de la pièce, « Ah! », « Ciel ! », « Hé quoi ? », « Mais quoi ?», etc) sur lesquelles, dans ce même théâtre, lors d’une causerie, j’avais pu montrer dans ce Racine prétendument « classique » toute l’expression théâtrale de la gamme sentimentale que le baroque appelait les affetti en italien, les ‘affects’, les passions en français, traduits tant dans la musique que dans la peinture, la sculpture et la scène.
Dans sa préface même, Racine déclare par deux fois avoir voulu peindre « la violence des passions ». Mais, malgré tout, une violence passionnelle contenue dans le corset d’un langage poli et bienséant, sans autre débordement que celui de ces exclamations qui parsèment le discours, nécessité scénique de traduire pour le public ces passions, mouvements physiques externes qui trahissent une émotion intime : invisibles, les passions ne sont pas indicibles puisqu’elles passent, sur la scène, par la langue. C’est pourquoi les personnages verbalisent constamment eux-mêmes ces passions, même Titus qui a pourtant du mal à les exprimer abstraitement laisse parler le langage du corps : « Je pleure, je soupire, / Je frémis » (« Piango, gemo, sospiro… ») , formule pratiquement rituelle qui abonde dans les opéras et cantates de l’époque.
Titus et Antiochus, amoureux transi de la reine de Judée, se définissent plusieurs fois comme des « princes malheureux » et Bérénice résumera finalement leur drame, sinon leur tragédie, victime tous trois :

« De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse »…

La réalisation
On remarque, d’emblée que, Jean-Claude Nieto a supprimé l’incongruité des premiers vers de la pièce où, pour satisfaire à la stricte unité de lieu imposée par les rigoristes des règles d’un Aristote mal compris, Racine enfermait l’action : un vague « cabinet » « solitaire » où l’empereur  « se cache à sa cour » pour rencontrer en secret la reine, vrai hall de gare puisque chacun y déambule, et d’abord Antiochus, rival amoureux de Titus.
Pour le décor (Édouard Sarxian), on ne peut faire plus minimaliste, avec  « un rien » que n’aurait peut-être pas renié Racine : à cour, un simple panneau, rideau ou colonne, blanc, et une sorte de monticule entre beige gluant ou sanguinolent qui s’avèrera une bâche cachant pour l’heure les marches du pouvoir où trônera Titus Imperator, vainqueur de lui-même, statufié, hautement drapé de la pourpre comme une traînée de sang, d’où Paulin, impérieux sinon impérial, tonitrue de son haut la loi romaine inflexible. Le reste se joue à l’horizontale, découpant les silhouettes claires sur le noir velouté du fond de scène, sous les lumières expressives de Bruno Prothon, tantôt sombrement confidentielles pour les aveux des deux amants déchirés, tantôt plus brutalement lumineuses en lame de couteau de la cruauté de la situation.
Ce fond sombre met en valeur les costumes d’une simplicité et élégance raciniennes de Katia Duflot, dramatiquement expressifs : Bérénice, blancheur immaculée des victimes, ceinture gainée d’argent, note liquide sur la blancheur aérienne de sa tunique en voilages blancs et long voile éploré de flottante mouette affolée, ou voiles déjà du navire de l’adieu ; Phénice, sa suivante, en élégante robe aux drapés de fleur à peine épanouie, beige clair ombré de gris, dont les plis semblent déjà les vagues de la mer du départ ou les replis des confidents soufflant à l’oreille des princes. Antiochus, grande et altière allure, est vêtu à l’orientale, en blanc et pantalons bouffants, en tissu léger, sans défense ; son confident Arsace a une toge blanche plus rude. Paulin, conseiller de l’empereur, homme de pouvoir, a une robe romaine d’un beige clair avec la stylisation d’une toge/écharpe en rayures en dégradés plus foncés, qui annoncent, peut-être, les couleurs fauves sombre, culotte noire ou marron foncé de Titus, baudrier guerrier sur le torse avantageux, et cape en cuir de bête ou reître à peine sorti de sa gangue : sans être cuirassé, l’amoureux fragile a la solide défense d’une tenue bien moins souple que les autres, déjà roide de la pose sculpturale de l’éternité historique. Le futur « délices de l’univers » peut-être poli et assoupli par l’amour, l’amant éploré, est l’impitoyable sanglant conquérant et massacreur de Jérusalem en 70 de notre ère, cause de la Diaspora juive. Pour honorer la mémoire de son père Vespasien qui l’avait impliqué depuis le début de son règne dans le gouvernement de l’empire, il finira la construction du Colisée où les massacres d’hommes et d’animaux dureront des mois. Ouf ! On craignait que le metteur en scène ne sacrifiât à la mode déjà vieille de cinquante ans, qui fait rage et ravage sur les scènes, de nous présenter Bérénice en haut de forme ou chapeau melon dans un asile psychiatrique ou un camp de concentration.

L’interprétation
Le travail scénique, et musical dirais-je, de Nieto est remarquable. Physiquement, il joue sur une sorte de simplicité tragique sculpturale, avec une gestique stylisée des bras et des mains, que l’on dirait baroque si elle en avait la torsion et la contorsion alors que les poses sont ici d’un hiératisme d’une grandeur jamais figée. À cette bienséante distance de l’étiquette de personnages nobles, drapés dans la conscience de leur grandeur, s’oppose ce besoin éperdu du contact, mains qui se cherchent, frôlent, s’envolent, se touchent, jusqu’à la gifle de Bérénice à Titus qu’on dirait de comédie si le Cid n’en avait donné l’exemple avec le soufflet du Comte. Les personnages, souvent, s’adressent frontalement au public dans la tradition classique qui n’efface pas la distance entre scène et salle.
Quant à la déclamation de l’alexandrin, le grand problème aujourd’hui pour ce type d’ouvrage, elle est traitée justement comme une partition : cela coule, roule sans roucouler dans la préciosité ni ronronner dans la monotonie des douze pieds scandés par l’hémistiche. Pour déjouer ce piège, on comprend que le metteur en scène a découpé parfois les tirades en blocs de vers dont un est en porte à faux sémantique et syntaxique. Au début, cela a l’avantage de titiller l’attention par ce décrochement insolite. Mais, passant d’un personnage à l’autre, cela sent vite moins un jeu d’acteur qu’un parti pris trop systématique du metteur en scène et ce que l’on gagne en beauté du son, on le perd un peu en dissolution du sens. Le travail vocal est sensible sur les longues tenues de souffle, sur la diction remarquable des comédiens : on ne perd pas un mot de ce texte irréel de naturel et de vérité des sentiments.
Il est vrai qu’il est servi, en premier lieu, par une Bérénice d’exception aux grands yeux éperdus, Floriane Jourdain, venue du lyrique, dont la voix douce et sûre semble se fondre, se confondre avec la musique racinienne. Elle passe d’un forte sans outrance au piano le plus doux, au murmure, au soupir, sans perte aucune du texte. Par sa beauté, elle émeut, par sa voix, elle bouleverse, incarnation de la tendresse et de la cruauté raciniennes qui veut de telles victimes. Face à cette femme, Titus ne peut avoir le beau rôle puisqu’il est le bourreau malgré ses larmes : Fabio Ezechiele Sforzini, a un léger accent italien (mais nous sommes à Rome et même les empereurs venaient souvent d’ailleurs dans le vaste empire) qui, finalement, sert un peu les tirades embarrassées qu’il débite à la claire Bérénice, pour justifier ses moyens dilatoires, ses raisonnements parfois captieux pour justifier aux yeux de l’amante absolue, soit que son amour l’est moins que l’absolutisme espéré du pouvoir, soit que la raison d’état sera fatalement plus forte. Il a une stature et une gueule antique de guerrier romain dont la virilité est ici démentie par la lâcheté : il est, sinon veule, velléitaire, remet sa volonté à celle de son rival, de son conseiller. La force de son jeu est la faiblesse du personnage dont l’action contraste avec le physique.
Face à ce duo, l’Antiochus de Raphaël Gimenez est trop marmoréen : c’est une fière statue dont la grâce ne fait pas fondre la glace. Les autres personnages sont notablement bien traités : malgré un rôle un peu mince, Magali Lerbey, en Phénice, suivante de Bérénice, en une seule réplique sait finement instiller à l’oreille de la reine une analyse subtile de la situation. Aux maîtres princiers indécis s’opposent leurs confidents clairvoyants et décidés : Gérard Palu, Pharnace, conseiller d’Antiochus lui distille, avec un souffle admirable, une tirade politique et psychologique qui suffit à en faire un grand personnage. Jean-Serge Dunet, Paulin, est plus impérieux et impérial que l’empereur lui-même : d’une superbe voix, il semble graver dans le marbre la dure loi, mais loi malgré tout, de Rome la législatrice, dans son implacable rigueur : dura lex, sed lex.

Photos Christian Dresse :
1. Arsace, Bérénice, Antiochus, Phénice ;
2. Paulin, voix de Rome d'en haut;
3. L'inutile prière;
4. Titus en sanglante gloire, Bérénice vaincue.



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