Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mardi, juin 26, 2018

AIRS DE COUR, AIRS DE CŒUR



Mélancolie et préciosité 
 
Airs de cour de Michel Lambert

Sophie Boulin, soprano
Jean-Paul Serra, clavecin

Marseille, église Saint-Théodore

22 juin 2018

            Après le beau concert Guerra amorosa avec le baryton-basse sarde Sergio Ladu (voir blog en date du 11 juin), dans le chœur de l’église Saint-Théodore, Jean-Paul Serra, titulaire de l’orgue, nous recevait pour un dernier rendez-vous avant sa fermeture pour restauration de ce remarquable bâtiment baroque. C’était dans la sacristie, toute lambrissée d’un bois chaleureux, couleur miel, avec, au-dessus des lambris, quelques tableaux estompés par la patine et le temps, alternant avec des trophées en stuc d’instruments de musique enrubannés tels que les aimait le dit Grand Siècle dans sa gloire éblouissant trop les yeux pour qu’on en pût déceler immédiatement les ombres. Un grand cercle, obturé aujourd’hui d’un filet par précaution, devait ouvrir sur une petite coupole éclairant l’intimité du lieu. Des cierges tamisant de leur douceur le bois ambré, le clavecin : une atmosphère intime propre à ce programme de chant baroque, non plus italien comme le précédent, mais français, des airs de cour de Michel Lambert (1610-1696), un bouquet amoureux effeuillé délicatement et passionnément par une spécialiste du musicien, humble et généreuse servante de son style : Sophie Boulin.

         La soprano Sophie Boulin a suffisamment laissé son empreinte dans le renouveau français de la musique baroque pour qu’on défonce des portes ouvertes à la présenter longuement aux connaisseurs. Les plus fameux des chefs « baroqueux », du pionnier Malgoire à Marc Minkowski, en passant par William Christie et Renée Jacobs, ont fait appel à elle et nombre de disques témoignent de cette collaboration. Mais on rappellera aussi qu’elle n’a jamais dédaigné la création contemporaine de compositeurs tels que l’Argentin Alsina, le Slovène Globokar et l’Espagnol Diego Masson, dont elle a servi les œuvres en France et à l’étranger, tout en naviguant longuement à quai dans les productions originales de la sympathique Péniche Opéra, sans négliger une création personnelle. Bref, une riche culture musicale mise au service de son interprétation de Michel Lambert.
         Ce compositeur et chanteur réputé, beau-père et collaborateur de Lully, est ici convoqué comme représentant exemplaire du genre « air de cour » (disons, sinon cantate da camera à l’italienne, chanson de chambre, de salon) apparu en France au dernier tiers du XVIe siècle, épanoui et fané avec le XVIIe finissant. D’abord polyphonique il entre dans la monodie avec le siècle mais garde des traces de son origine, à plusieurs voix,  dans l’accompagnement pour cordes pincées, luth, théorbe, clavecin, donnant, comme dans la musique « rappresentativa » italienne contemporaine, théâtrale, la primauté à la parole, moule et modèle de la future déclamation lyrique à la française selon le Florentin Lully.
L’auto proclamé « Grand » Siècle (en fait invention rétrospective de Voltaire) n’a pas le sens de la poésie, répudiant les merveilles de la Pléiade, raillant, comme le Père Bouhours, les joyaux de la poésie baroque espagnole et italienne. Dans la recherche d’une langue compréhensible à tous, transparente, les théoriciens purgent les poèmes d’images obscures (même la traduction d’Homère), de métaphores « hardies », « outrées », condamnant toute licence verbale, dénonçant la moindre originalité (Racine fait grincer les dents des rhéteurs par certaines audaces), ce qui en fait de poésie, à l’exception de quelques poètes de la première moitié du siècle, de La Fontaine et Racine, n’a pour résultat que des « poèmes » réduits à de la prose rimée, exploitant à satiété tout un répertoire répétitif de métaphores lexicalisées, qui ont donc perdu leur poéticité. Il faudra attendre, à la fin du XVIIIe siècle, celle du tardif et malheureusement avorté André Chénier pour que la France, aveuglée de sa clarté, retrouve la poésie.
Les poèmes mis en musique par Lambert, comme ceux de ses confrères, tels Étienne Moulinié (1599-1676) ou Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), pâtissent et pâlissent donc en poésie, long registre rhétorique hérité des troubadours sur la cruauté de la Belle Dame sans Merci dont l’amant blessé, héros vaincu d’amour, soupire, gémit et pleure, se morfond dans la solitude, se meurt sans fin —avec une belle santé pour exprimer tant de faiblesse. Mais, justement, le mot le plus banal et convenu (larmes, douleur, mort…) par le miracle de la musique, des agréments du chant, s’irise de couleurs, de saveurs et le lieu commun accablant devient alors le lieu commun à tous qui nous a accablés ou nous accablera un jour, tristesse, abandon, chagrin d’amour, perte, deuil. Nous nous reconnaissons alors  dans l’envie de cette solitude, de cette nuit, nous retrouvons dans ce printemps inévitablement fleuri, dans la banalité ces affects qu’un jour ou l’autre nous avons tous éprouvés.
Pour l’interprète, le danger, l’écueil de ce genre de textes et musique, par son extrême raffinement suranné, drapé dans ses soyeuses conventions, est d’en faire une illustration précieuse, pleine d’afféterie, maniérée. Bien loin de la manière de Sophie Boulin : pas de prononciation à la baroque dont l’insolite, le pittoresque, distraient finalement de la musique. Ces morceaux avec peu d’introduction instrumentale, elle les attaque franchement, d’une voix solide sans mignardise, sans gracieusetés superflues, avec gourmandise, passion, leur insuffle chair et vie tout en les colorant à l’infini des agréments du chant les plus vertigineusement virtuoses, tours de gosier, accents, pincés, ports de voix,  tremblés, cadences ou chutes bien nommées sur un mot préparé par un silence infinitisimal qui le met en valeur comme une sentence fatale,  qui retrouvent, au-delà de la technique vocale, une fonction éminemment expressive, dramatique : théâtrale. La célèbre déploration Ombre de mon amant, avec son « double » orné, devient de la sorte un drame condensé.
Lambert, nous diront les interprètes, note avec minutie les ornementations de ses airs et de leur accompagnement, ce qui ne les empêche pas, avec la liberté aussi du temps, dans leur style même, d’y glisser les leurs. Ainsi, le clavecin est d’une richesse scintillante, variant sa basse continue d’une fine polyphonie que Serra serre et desserre en maître pour servir, par le dessous, le texte, le mot que la chanteuse exprime, double dentelle de la voix en haut doublée de ce ruissellement argentin en bas et enveloppée d’une auréole lumineuse comme un arc-en-ciel indicible au-dessus des cascades.

L’instrumentiste accompagnateur s’exprima en concertiste soliste, d’abord avec une sarabande de Louis Marchand (1643-1704) dont la grave noblesse fait sourire quand on sait l’origine picaresque de cette danse espagnole condamnée, comme la chaconne, le canari(o), par l’Inquisition pour indécence et dont nous avons conservé malgré tout le souvenir avec l’expression « faire la sarabande ». Ce fut ensuite la Lamentation sur la mort de S. I. Ferdinand de J.-J. Froberger (1616-1667) avec des gammes descendantes, des glissandi qui, en fait, comme nous l’explique l’interprète, traduisent la chute dans les escaliers causant la mort de cet ami du compositeur, qui lui offre, en conclusion de la pièce, comme un espoir de salut, deux notes étranges, anges purs montant au ciel. Plus solennel, du même Froberger, le Tombeau fait sur la mort de M. Blancheroche, efflorescence sonore somptueuse, sombrement scandé comme une fatalité, avec une coda brève et inexorable comme la mort.
Un grand moment intime de célébration généreuse d’une musique expressive, finalement figurale, pleine de chair aussi, d’expérience, de vie.

Marseille, église Saint-Théodore

22 juin 2018
Airs de cour de Michel Lambert
Musiques de Charpentier, Froberger
Sophie Boulin, soprano
Jean-Paul Serra, clavecin

SOPHIE BOULIN INTERPRÉTANT MICHEL LAMBERT
https://www.youtube.com/watch?v=4Lfd0hpKYn0

dimanche, juin 24, 2018

MANIFESTA 12 DE PALERME : MANIFESTE DE LA SOLIDARITÉ


Enregistrement 21/6/2018, passage, semaine 25/6/18
RADIO DIALOGUE RCF (Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 322
lundi : 18h45 ; mercredi : 20 h ; samedi : 17h30
Semaine 26

         Capitale de la Sicile, Palerme est, cette année, Capitale italienne de la Culture. À ce titre, elle reçoit la Manifesta 12, la Biennale européenne itinérante d’art contemporain qui, dans deux ans, sera à Marseille. Ayant l’honneur d’y avoir été invité, je salue la vitalité retrouvée d’une ville à la sulfureuse réputation —comme la nôtre— qui, grâce à l’art, renouvelle son image.
C’est une sorte de renaissance après de sombres années de tragédie mafieuse. Toute une cité, sa jeunesse, a accueilli avec bonheur cette manifestation artistique d’avant-garde, semée d’innombrables expositions disséminées dans les lieux les plus divers et, souvent, dans des palais somptueux dont regorge la ville, rouverts au public pour l’occasion. Des édifices, saisissants de grandeur, témoignent de la gloire ancienne, même, parfois, altérés par le temps passé et les difficultés des temps présents. Mais la Manifesta, l’engouement touristique qu’elle provoque pour la ville, devrait encourager à continuer leur restauration quand ils n’ont pas déjà été restaurés pour cette occasion.
Quarante artistes du monde entier ont été invités à la Manifesta 12 et, comme il y a à Avignon un Festival IN et un Festival OFF, leurs quarante expositions n’en épuisent pas le nombre puisque, à côté de ce IN, il y avait des expositions collatérales trop nombreuses pour être comptées et racontées. 

Fonction poétique et politique de l'art
Les artistes invités sont souvent de grands noms de l’art contemporain, dans ses aspects parfois les plus déroutants pour un public non initié. Mais tout reste accessible au regard curieux et à l’esprit d’ouverture, avec de très nombreux films et vidéos, des témoignages brûlants et glaçants sur les « migrants » —avec, peut-être au fond de moi, un peu la gêne, malgré la généreuse bonne volonté humanitaire, de voir humainement exploitée l'exploitation d'un filon filou si les actes ne suivent pas les discours et les images tragiques. Mais une consœur du Conseil de l'Europe me rassure un peu en me confiant le projet  d'apporter l'Aquarius, en toutes pièces, ce navire fantôme refoulé de tant de ports d'Europe, en plein Bruxelles pour  faire prendre conscience aux instances européennes de l'urgence de l'action au-delà des discours. L'art a aussi cette fonction morale.
Ils n’avaient pour seule contrainte que de traiter deux thèmes essentiels, au-delà de l’art, pour notre monde d’aujourd’hui et de demain : le changement climatique et la migration. En somme : le respect de la nature et de l’homme.
Évidemment, s’agissant d’art plastique et visuel, la musique n’avait pas de place et je le regrette. J’en comble la lacune en vous faisant écoutez ceci :

L'amour de moy s'y est enclose
Dedans un joli jardinet
Où croît la rose et le muguet
Et aussi fait la passerose.
Ce jardin est bel et plaisant
Il est garni de toutes flours ;
On y prend son battement
Autant la nuit comme le jour.

Jardin botanique
Ravissante chanson sur le jardin d’amour qui remonterait au XIVe siècle, interprétée poétiquement. Je l’ai choisie pour illustrer l’un des thèmes de cette Manifesta 12 de Palerme qui commençait, en effet, dans l’Orto botanico, le jardin botanique de la ville, nous invitant à réfléchir sur la coexistence, dans un même lieu, de plantes, d’arbres du cru et d’ailleurs, acclimatés par l’homme pour sa subsistance dans des jardins potagers, ou de plaisance pour son agrément.
On ne va pas ici compter tout ce qu’on doit à l’importation, à l’immigration d’espèces de plantes, de fruits de consommation : tomate, chocolate (tiré des fèves du cacao), maïs et  même, la grosse fraise moderne, importée par les Espagnols des Amériques (qui y exportèrent aussi le blé et le cheval, en passant soit dit), la pomme de terre ; et du Moyen-Orient, artichauts, aubergines, sans oublier le café et le thé plus lointain, etc, etc. Autant effeuiller la rose des vents que de nommer et dénombrer ce que notre agriculture, et notre culture moderne, doivent aux cultures d’ailleurs. Mais écoutons ceci :

2) DISQUE I : PLAGE 5

On aura reconnu, chanté par Marilyn Horne, ce qu’on nomme souvent le largo de Hændel, plus précisément l’air de l’opéra Serse, Xerxès, où le fameux empereur de la Perse déclare son amour… à un platane… Car cet arbre magnifique qui nous semble si typique, qui longe nos routes et ombrages tant de belles demeures provençales, et songeons aux trois-cent douze platanes du parc de Florans où se tient le Festival, justement « international », de piano de la Roque d’Anthéron, n’a été introduit chez nous qu’au XVIIIe siècle. D’où son apparition humoristique dans cet opéra de ce temps et dans les belles bastides provençales de la même époque.
Plantes migrantes donc, qui parfois se font la guerre, bien sûr, comme les pins dont les épines acides sélectionnent les plantes qui poussent à leurs pieds, hélas, comme les argelas, qui, très inflammables, occasionnent leur perte. Argelas, argala, plante bien indigène mais au nom d’origine arabe. Et ne parlons pas des algues qui colonisent nos rivages… Mais la nature a peut-être des raisons que notre raison ne connaît pas, pas encore en tous cas. Et l’homme, dont la puissance scientifique est si grande, au lieu de polluer les mers, de les suffoquer de plastique, de déforester l’Amazonie, poumon de notre pauvre planète asphyxiée, n’a-t-il pas le pouvoir, comme dans le jardin botanique, de faire coexister simultanément des espèces diverses mais nécessaires à la survie, justement, de l’espèce humaine ?

Jardin clos, jardin ouvert
Laissons-nous imprégner rêveusement de tout ce que symbolise, cristallise en nous, consciemment et inconsciemment, le mot, l’idée de jardin. Le malheur de l’homme, pour les croyants, n’est-il pas d’avoir été chassé du jardin d’Éden ? Jardin des Délices mais aussi Jardin des Oliviers : le meilleur et le pire. N’a-t-on pas le choix ?
Nous avons une tradition mystique et poétique, finalement amoureuse, du jardin, qui remonte au Cantique des cantiques de Salomon (4, 12), avec cette sentence :
« Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortus conclusus, fons signatus. » 
(‘Ma sœur et bien-aimée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source fermée.') L’hortus conclusus (‘jardin enclos’) est un thème iconographique de l'art religieux européen qui représente souvent la Vierge Marie comme dans la profane chanson l’« Amour de moy, ci est enclose dans un joli jardinet »). La Vierge sera la Dame parfaite des troubadours mais les belles dames, divinisées par le culte d’amour qu’on leur rend, sont aussi souvent peintes en leur jardin intime, secret. Et jardins secrets, silencieux, fermés sur leur mystère, de l'âme, des mystiques reclus, des besogneuses béguines.
La Renaissance donnera un autre sens, profane et humaniste à l’hortus conclusus : jardin enclos de murailles, crénelées souvent, aux allées de plantes taillées très géométriquement (sans être encore le jardin dit « à la française »). Cela métaphorise, symbolise la culture défendue jalousement par ses murs contre la nature inculte de l’extérieur du jardin, dont les fourrés touffus, les frondeuses frondaisons débordent par-delà les murs. Mais est-elle si inculte, si sauvage cette nature qui fait peur, que l’on veut contenir derrière des barrières, des frontières ?
 Les murs, les murailles, les barrières, il faudrait sans doute accepter de les abattre pour ne plus refouler l’Autre, mon pareil, mon frère, comme y invite la Manifesta 12 de Palerme.
Issue du désert, mais ayant assimilé et nous ayant restitué la civilisation antique, la culture arabe du temps de sa splendeur  ne rêve pas pour rien d’un Paradis à l’image d’un jardin : un carré avec, au centre, un jet d’eau et, aux quatre coins, quatre arbres symboliques de la Méditerranée, le figuier, l’olivier, le grenadier et le palmier. L’image même du cloître des églises et monastères chrétiens quand les cultures, comme dans l’exemplaire Palerme, se mêlent pour nous cultiver et captiver.
Nous nous quittons sur l’air des fleurs que je veux aussi symbolique de l’Indoue Lakmé rêvée par le Français Léo Delibes, chanté, en duo et non duel, par Mady Mesplé et Danielle Millet, sous la direction de Michel Plasson :

3) DISQUE 2 : PLAGE 2 

Photos Benito Pelegrín 
1. Comme un "migrant" sur son radeau, statue de l'Orto botanico de Palerme ; 
2. Magnolia tropical dans l'Orto botanico de Palerme ; 
3. Arabo-normande, byzantine et espagnole, la cathédrale e Palerme.




jeudi, juin 21, 2018

VÉNUS TOUJOURS VIVANTE


Enregistrement 19/4/2018, passage, semaine 21/5//26/5/18

RADIO DIALOGUE RCF (Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 316

lundi : 18h45 ; mercredi : 20 h ; samedi : 17h30

Semaine 21


         Voici un disque ambitieux :  Naissance de Vénus, 1 CD  label Paraty par le chœur mixte Arsys Bourgogne, sous la direction de Mihály Zeke. Ce programme exigeant et rare nous promène dans un domaine rarement exploré, celui de pièces chorales a cappella, sans accompagnement donc, composées par des musiciens du XXe siècle sur des « chansons » françaises, disons de courts poèmes. Les textes vont du médiéval Charles d’Orléans pour Debussy jusqu’à des poèmes du surréaliste Éluard mis en musique par Francis Poulenc, en passant par Ronsard pour Florent Schmitt, Jules Supervielle pour Darius Milhaud, des chants paysans d’Auvergne pour Joseph Canteloube. Maurice Ravel écrit ses propres textes, quant à Olivier Messiaen, il écrit aussi ses poèmes mais, dit-il « pour moitié en français surréaliste, pour moitié en langue inventée ».
         Chaque époque s’invente un passé idéal. La Renaissance, à l’évidence, redécouvrait l’Antiquité, qui fascinera encore par ses modèles artistiques le XVIIe siècle et partie du XVIIIe déjà moderne, mais le néo-classicisme s’inspire en ses lignes de la rigueur géométrique redécouverte avec les fouilles de Pompéi et Herculanum et l’on sait que la Révolution française se voyait dans les farouches exemples de vertu de la République romaine. Le XIXe siècle, historiciste exploite le filon du Moyen-âge, existant déjà mais en fera pratiquement une mode, ce qu’on appellera le « style troubadour » dont témoigne la littérature, même les meubles, et l’architecture, avec un renouveau du gothique, dont des monuments sont sauvegardés, restaurés par Viollet-Le-Duc, qui créée parfois plus qu’il ne recrée. Cependant, il faut souligner que la musique qui se joue à ces époques-là est toujours pratiquement strictement contemporaine on n’interprète que la musique du présent. On cite comme un cas Mozart qui se passionne pour des musiques de Bach, qui fait une nouvelle orchestration pour le Messie de Händel, mais ces deux compositeurs ne le précédaient que de deux décennies, le premier étant mort six ans avant sa naissance, le second trois ans après. C’est donc le XIXe siècle qui se penche enfin sur le passé musical, qui redécouvre et restaure le grégorien, la musique de la Renaissance et la musique qui précède la tonalité fixée au XVIIe siècle, la musique que l’on appelle modale. Par ailleurs, le nationalisme qui fera hélas des ravages au siècle suivant au niveau politique, a malgré tout l’intérêt, dans le domaine musical, de réfléchir sur ces « écoles nationales » et des formes, à l’origine populaires, comme ces chansons, qui sont élevées à un rang indubitable de niveau artistique parfois même sophistiqué. Ainsi, Debussy (1862-1918) dont la musique est, pour son temps, révolutionnaire et ouvre des recherches pour l’avenir, exalte ce patrimoine passé et s’en inspire. Ainsi, il met en musique entre 1898 et 1908 Trois chansons de Charles d’Orléans, le duc qui se tourna vers la poésie alors qu’il était emprisonné à Londres après avoir été capturé par les Anglais lors de la désastreuse bataille d’Azincourt de 1415. Nous coutons un extrait de la seconde Quand j’ay ouy le tambourin, évoquant le poète réfractaire à l’appel, décidé à ne pas se lever si tôt même pour aller au mai, à la fête comme les autres, et cela nous évoque aussi Brassens et sa chanson où le héros affirme « le jour du14 juillet ,  je reste dans mon lit douillet : la musique qui marche au pas, ça ne me regarde pas. » Voici donc un ancêtre médiéval récalcitrant à la musique grégaire :

1) PLAGE 2

         Le chant choral en France n’a pas la vigueur ni même le prestige qu’on lui connaît dans d’autres pays. La dissolution par la Révolution des congrégations religieuses avait entraîné la fin des maîtrises qui y cultivaient une tradition musicale chorale. Le terme même de « choriste » pâtit d’une réputation fâcheuse, semblant désigner un chanteur qui n’a pas accédé au rang noble de soliste, alors que la musique ne se fait jamais seul. Nous avons, chez nous l’ensemble Musicatreize qui défend la musique contemporaine, souvent la création et, à Toulon, l’ensemble les Voix Animées, animées par Luc Couadou, attaché à la musique polyphonique de la Renaissance et à des recréations inventives de chansons populaires contemporaines. C’est pourquoi il faut saluer et remercier le chœur Arsys Bourgogne, l’un des rares chœurs professionnels, dirigé par Mihály Zeke depuis 2015, de réveiller avec ferveur un pan ambitieux de la musique française peu connu. Le chœur est composé de seize chanteurs : quatre sopranos quatre altos pour les femmes, quatre ténors et quatre basses pour les hommes, effectif qui a l’intérêt de varier effets et couleurs.
         Le titre du CD, un peu racoleur, commerce oblige, Naissance de Vénus, avec une belle photo de belle dame de dos dans l’onde, est tiré de l’un des poèmes de   Jules Supervielle, de l’ensemble des quatre pièces brèves mises en musique par Darius Milhaud (1892-1974), dont le premier vers commence par de belles allitérations en m et r, « Je sors du marin murmure ». Nous l’écoutons par les voix féminines :

2) PLAGE 19

Et comme nous sommes pour la parité, nous cédons la parole, la voix, aux hommes qui, ici, chantent « le jeune homme » Vent qui pousse la conque marine de Vénus :

3) PLAGE 20

         Bien sûr, en un temps si court, les choix sont souvent cruels. Ravel mériterait aussi, avec ses propres, textes, de figurer ici, tout comme le miraculeusement inventif Messiaen et ses Rechants et sa langue imaginaire. Mais on peut à loisir les écouter dans ce disque vraiment original. Cependant nous nous quitterons sur un extrait du deuxième des Chants paysans de Haute-Auvergne de Joseph Canteloube, cette « Chaîne de bourrées » narrative qui conte la mésaventure d’une sorte de Perrette sinon au pot au lait, avec une oie et un pied d’agneau : Va, va petite fille, / Va, va te laver !/ Quand tu seras proprette,/ Alors tu danseras » :

4) PLAGE 23

Naissance de Vénus, Arsys Bourgogne ; direction : Mihály Zeke. 1 CD Paraty.

Claude Debussy (1862-1918) : Trois chansons de Charles d’Orléans. Maurice Ravel (1875-1937) : Trois chansons. Florent Schmitt (1870-1958) : À contre-voix op. 104 (extraits). Francis Poulenc (1899-1963) : Un soir de neige. Olivier Messiaen (1908-1992) : Cinq Rechants. Darius Milhaud (1892-1974) : Naissance de Vénus. Joseph Canteloube (1879-1957) : Cinq chants paysans de Haute-Auvergne (extraits).



 



        






 






lundi, juin 11, 2018

GUERRE (ET BEAUCOUP) D'AMOUR



DALLA GUERRA AMOROSA



Sergio Ladu, baryton-basse

Jean-Paul Serra, clavecín



Marseille, église Saint-Théodore



25 mai 2018

         Un lieu

         Angle rue d’Aix et rue Nationale : sauvés de justesse de la ruine, deux puissants atlantes musculeux soutiennent on ne sait quel ciel qui risquait de leur tomber sur la tête avant leur restauration. Ils sont de Pierre Puget (1620-1694), admiré au XVIIIe siècle comme « le Michel Ange de la France », mais célébré —de loin— en son siècle par Versailles, circonscrit à trois grands ports, Toulon et Gênes et Marseille sa ville natale qui en garde quelques magnifiques traces, telle la Chapelle de la Vieille Charité, un théâtre de la dévotion en pierre rose, digne de la monumentale Rome.

On monte la rue d’Aix et, à droite, rue des Dominicaines, immédiatement, même engoncée dans l’étroitesse de la voie, sur son piédestal fermé de grilles à deux accès à degrés, l’église Saint-Théodore impose la noblesse de sa façade classique, sa géométrie de style Renaissance, quatre pilastres coiffés d'un fronton triangulaire. La porte d'entrée est surmontée d’une statue de la Vierge flanquée de deux statues : Saint-Louis et sa couronne d'épines et la statue de Saint-Théodore.


L’intérieur, sous la crasse des ans plus que la patine vénérable, dans un état de dégradation qui serre le cœur, un joyau baroque. Mais le soulagement et le concert dissipent l’angoisse : après des années de tractations, l’église, bientôt fermée provisoirement, sera restaurée en 2021, dont ce toit, ce ciel, contenu d’un filet actuellement pour en éviter l’effondrement. On espère être au rendez-vous.  


On a beau connaître le lieu, même en l’évitant souvent pour s’épargner l’indignation de son abandon séculaire, on s’émerveille de découvrir ces chapelles latérales dorées, aux ornements rocaille, cet autel avec sa croix sur un nuage de chérubins à la chair tendrement caressée du marbre. Et cet orgue à l’admirable buffet, au pied-douche d’un bois de miel, galbé, sculpté de trophées musicaux dont Jean-Paul Serra s’est voué, dévoué à faire restaurer en sa qualité de titulaire.

Un ensemble


C’est en ce lieu, entre autres, que nous retrouvons Serra, fondateur de l’ensemble Baroques graffiti (voir site plus bas), organiste titulaire aussi du grand orgue de l’Église Saint-Germain-des-Prés à Paris, à la débordante activité dans des domaines musicaux divers, de haut niveau pédagogique (Le Voyage musical baroquePetites histoires de claviers), par ailleurs animateur du festival « Asse-Arcadie, des musiques anciennes et des arts plastiques dans les hautes vallées de l'Asse ». En maître de maison attentif, il nous reçoit comme dans un salon d’autrefois, mais sans rien de guindé, dans l’intimité accueillante de la musique, en compagnie du baryton-basse Sergio Ladu, une découverte.

         Le programme :  la guerre d’amour qui vaut certes mieux que l’amour de la guerre même si ‘la guerre amoureuse’ sonne aussi comme « la guère amoureuse », étant entendu, depuis les troubadours et leur éthique et esthétique de l’amour, prolongée à l’infini par le Baroque, que la Belle Dame sans Merci est d’une froideur à faire périr les plus ardents des chevaliers servants, dont, il faut bien le dire, l’arsenal métaphorique s’arme en guerre : assiéger la forteresse inexpugnable de la belle et faire fi , pour la fléchir, des flèches de ses yeux.

Donc, programme centré sur le titre de la cantate de Hændel, Dalla guerra amorosa, qui en est comme un magnifique résumé par son fond verbal mais aussi par l’exemplarité sa forme de l’aria da capo précédée et suivie de récitatifs. Serra ouvrait le feu, tendrement, noblement, avec la sarabande de Hændel, sur cette autre folie, amoureuse aussi, d’Espagne, se prêtant merveilleusement aux variations sur le thème exposé, repris avec ces tempi divers. Les deux concertistes alterneront de la sorte airs chantés et morceaux instrumentaux du « caro sassone », si italien, à Vivaldi, si européen de ce baroque sans frontières. À l’exception, autre magnifique découverte, d’un mouvement affettuoso de Fortunato Chelleri (1686-1757), un canevas, nous confiera Serra qui lui permet des variations étourdissantes de verve et de virtuosité, gammes, grappes de gruppetti, arpèges, trilles, tout le charme chatoyant du Baroque.

Photo: Gianandrea Ughetti

           Sergio Ladu, lui, était tenu au genre de l’opéra, « dramma per musica » essentiellement marqué par les affects scéniques de la douleur, comme le lamento sur le prince d’Ariodante de Hændel, aria di portamento, de longues tenues legato au noble phrasé, passant ensuite à un air de fureur de Tito Manlio de Vivaldi et l’inévitable aria di paragone, moralisante c’est-à-dire fondée sur une comparaison, ici le cliché de l’habile marin qui sait mener sa barque au port au milieu de la tempête, de la vie bien sûr tiré de l’Arsilda de Vivaldi. Il terminait avec la première partie de la cantate Piango, gemo… du même, en forme, naturellement d’aria di capo. Son bis était un hommage au plus aixois et italien des compositeurs baroques français, Campra, dont il détailla l’air italien tiré du Carnaval de Venise, une sorte de vengeance contre tant d’ingrates de cette guerre amoureuse, à qui vient enfin le tour de pleurer :



« Bella, non piangere,   ‘Belle, ne pleure pas,

non si puo frangere        on ne peut briser

un cor di scoglio… »     un cœur de pierre…’



         Et je donne ces trois vers pris à la dictée, comme j’aurais pu le faire d’autres airs n’était-ce la vélocité virtuose du chanteur, de sa bouche même tant sa diction était impeccable, nous rappelant que le chant baroque est du théâtre musical où la parole importe autant que la musique, sans dispute de prima la musica ou prima la parola : la voix large, aisée, égale du grave sombre à l’aigu de  Sergio Ladu, rendant naturelles les vocalises les plus artificieuses et avec une sobre expressivité des affects. Une leçon que la connivence musicale entre le clair clavecin de Serra et le velours sombre de ce timbre rendirent exemplaire pour notre bonheur.

         On se laissa bercer mollement, volupteusement, par cette douce guerre et nous pensions à ce vers du plus grand sans doute des poètes baroques, sans insulte à notre cher Marino,  Luis de Góngora :



« a batallas de amor, campos de pluma »

‘à bataille d’amour, champ de plume.’



DALLA GUERRA AMOROSA
Sergio Ladu, baryton-basse
Jean-Paul Serra, clavecín
Marseille, église Saint-Théodore
25 mai 2018
Hændel, Vivaldi Chelleri.

Prochain concert de Baroque Graffiti : 23 juin, Marseille, église Saint-Théodore.
Samedi 24juin, festival « Asse-Arcadie »
Église de la Mûre,
Airs de cour de Michel Lambert,
Sophie Boulin, soprano, Jean-Paul Serra, clavecin.

Photos 1 et 2 : B. Pelegrín
3. © Baroques graffiti ;
4. S. Ludo par Gianandrea Ughetti.



 



https://baroquegraffiti.blogspot.com

dimanche, juin 10, 2018

"DÉGRADÉ" MAIS PAS DÉGRADANT




ERNANI

De Giuseppe Verdi

Livret de

Francesco Maria Piave

D’après Hernani de Victor Hugo



Il n’y aura pas eu de « Bataille d’(H)ernani » à Marseille mais une grève grevant la première. Protestant contre la suppression de la prime de quatre-cents euros instaurée, semble-t-il, du temps de Gaston Defferre pour compenser des horaires de travail excédant celui de leur statut de fonctionnaires, des techniciens, une partie, prirent le parti d’une grève originale (la SNCF fait-elle école ?) qui cessa miraculeusement à 22 heures, après l’entracte. En sorte que seul le dernier acte put être donné dans la version longuement travaillée par la production. Le reste fut donc, avec la généreux accord des artistes et du metteur en scène, présenté en version dite « dégradée ». Une dégradation certes, mais qui permit tout de même d’en apprécier au moins certaines qualités.



L’ŒUVRE

L’Opéra de Marseille offrait donc Ernani, opéra de 1844 de Verdi, absent de notre scène depuis 1999. Le livret fut tiré par Francesco Maria Piave, futur grand collaborateur de Verdi, de la pièce éponyme, au H du titre près, de Victor Hugo qui fit, du nom de la localité basque où il fit halte avec sa mère en allant rejoindre son père général à Madrid, le pseudonyme de son mystérieux héros dont on ne découvre la véritable identité qu’à la fin.

Bataille d’Hernani

La pièce, on le sait, causa un scandale lors de sa création en 1830, marquant avec tambours et trompettes, presque littéralement, tant il y eut de chahut lors de la première, l’avènement du drame romantique. Il osait rompre avec la tradition académique figée de la tragédie classique momifiées dans ses fameuses règles des trois unités abusivement imputées à Aristote : un arbitraire même lieu où tous, amis, ennemis se retrouvent, un même jour pour des actions compressés en temps, et une même unité artificielle de ton d’un bout à l’autre,  alors que le vie, comme le disait déjà Lope de Vega au XVIIe siècle (dont Hugo s’inspire dans sa Préface de Cromwell où il définit son esthétique) mêle le rire aux larmes, le sublime et le grotesque, le dramatique et le comique comme dans Shakespeare aussi.

Hugo n’hésite pas à mettre dans la bouche de son héros s’adressant au roi Charles I d’Espagne, le futur Charles Quint, ce jeu de mots qui fit rire, ce polyptote, c’est-à-dire, cette déclinaison d’un mot sous diverses formes, littéralement, ici, cette suite de suivre :

Oui, de ta suite, ô roi, de ta suite, j’en suis,

Nuit et jour, en effet, pas à pas, je te suis.

 Hugo s’amuse aussi à briser le ronron du vers canonique alexandrin de douze pieds avec son hémistiche fortement marqué au 6e, mais non sans retrouver un ton « classique », emphatique, dès que l’action l’exige comme dans les belles tirades, notamment, celles de Silva, d’une grande noblesse. Surtout, de ce sera le scandale, il mêle les registres de vocabulaire (ô, très prudemment) de termes nobles et quelques uns, prosaïques : « concubine », « œuf », les expressions quotidiennes : « quelle heure est-il ?», etc 

         Cependant ce qu’on appelle la bataille d’Hernani entre la claque d’amis, la jeunesse « romantique », convoqués, invités à grands frais par Hugo applaudissant à tout rompre et ses détracteurs sifflant, huant, n’empêcha pas le succès de la première, même si cela s’envenima par la suite, les adversaires fourbissant au fur et à mesures des représentations leurs armes, mais sans nuire, au contraire, par le bruit, belle pub encore, au triomphe de la pièce.




D’Hernani à Ernani

         Évidemment, ces audaces formelles de style ne sont pas transposables dans sa version lyrique. Le livret condense forcément la pièce car la musique allonge toujours le texte. Des dix-neuf personnages du drame sans compter les comparses, on passe à sept dans l’opéra.


         On l’oublie, mais le drame s’appelle Hernani ou L’Honneur castillan, (même si rien de l’action n’a lieu en Castille) et le sous-titre est, en espagnol : Tres para una , ‘Trois pour une’ (trois amoureux pour une même femme). Hugo, qui a passé des années de son enfance en Espagne, en garde l’amour et la langue. Il prétend s’inspirer du romancero, cette Iliade du peuple espagnol comme le définissent les romantiques allemands, recueil de milliers de romances (mot masculin), brefs poèmes octosyllabiques, issus des épopées castillanes qui, pendant des siècles, inspirant théâtre baroque (le Cid en est exemplaire) et mentalités, ont façonné l’âme espagnole, et ce sens exacerbé de l’honneur. Trait passé chez Corneille dont Hugo est aussi débiteur.

         Le premier amoureux, le héros éponyme, qui donne son nom à l’œuvre, est (H)ernani. Nous sommes en 1519 dans les montagnes d’Aragon. C’est le chef d’une bande rebellée contre le roi Charles Ier d’Espagne, le futur Charles Quint, dont le père (alors Philippe le Beau) aurait tué le sien. Il est amoureux de Doña Sol dans la pièce (devenue Elvira dans l’opéra), que son tuteur, le duc de Silva va épouser. Il compte l’enlever.




Âge des protagonistes et vaudeville

         Hernani, dans la pièce, a vingt ans, Elvira/Sol a dix-sept ans, Charles, Carlo dans l’opéra, né en 1500 a donc dix-neuf ans, et le troisième amoureux, le plus âgé se dit vieillard de soixante ans. Les acteurs de la Comédie française qui firent la création, selon la règle de la maison où chaque sociétaire était titulaire à vie d’un premier ou second rôle, n’étaient pas de première jeunesse : celui qui incarnait le héros avait passé largement la cinquantaine qu’atteignait aussi Mademoiselle Mars jouant Doña Sol, qui refusait pour cela de dire à son partenaire : « Vous êtes mon lion superbe et généreux ». L’opéra ne s’occupe guère de l’adéquation de l’âge des chanteurs aux rôles, car les voix se forment tard. Remarquons qu’Elvira ou Sol, attendant fièvreusement dans sa chambre, la nuit, l’inconnu Ernani, espérant qu’il va l’enlever pour lui épargner le mariage avec son oncle et tuteur, st dans la même situation que la Rosine du Barbier de Séville.


         Mais là, coup de théâtre digne de la comédie, c’est le deuxième amoureux, le roi Carlo qui arrive au lieu de l’amant attendu. Dans la pièce, il n’a que le temps de se glisser dans une armoire et voilà qu’(H)ernani se pointe. Entendant par force le duo des amoureux, le roi amoureux jaloux sort de son trou et les deux hommes s’apprêtent à croiser le fer pour la belle, qui défrise. Patatras, voilà encore qu’arrive à l’improviste, comme dans du Feydeau, le duc de Silva, qui allait épouser sa nièce, suivi de ses hommes. On imagine sa stupeur en découvrant la pure vierge la nuit avec deux hommes dans sa chambre. Le digne vieil homme, amoureux tragique et non barbon comique, laisse exhaler sa honte et son désespoir. Seul personnage quelque peu complexe de cette œuvre sans psychologie, Silva a des tirades magnifiques et douloureuses sur l’honneur et, surtout, la vieillesse :

         « Au cœur, on n’a jamais de rides […]

         Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner. »

Verdi lui offre un air magnifique où il se demande pourquoi, quand la vieillesse couvre de neige les cheveux d’un homme, la vie ne lui fait pas aussi un cœur de glace. Mais, malheureusement, il perd ensuite, dans l’opéra, toute nuance humaine et la tendresse même qu’il manifestera pour Hernani, l’appelant « fils », devenant un simple vieillard aigri n’aspirant qu’à une basse vengeance.

Charles, Hernani, Silva, voilà donc les trois pour une du sous-titre, trois amoureux d’une même femme. Le roi, se faisant connaître à Silva, sauve élégamment (H)ernani en disant qu’il est de sa suite, d’où l’ironie d’Ernani dans l’aparté humoristique de « suite ».

 L’honneur castillan, c’est dans l’acte suivant, la grandeur d’âme de Silva. Habillé en pèlerin, (H)ernani demande l’hospitalité à Silva dans son palais. Découvrant les préparatifs du mariage avec Elvira, il se découvre mais le duc, malgré tout, un hôte étant sacré, le protège et, au péril même de sa vie, refuse au roi Charles qui survient de le lui remettre pour ne pas faillir à sa parole, à son honneur. Sauvé par Silva, (H)ernani, reconnaissant, estimant que sa vie appartient désormais au duc, lui offre son cor et lui donne sa parole que, honneur contre honneur, n’importe où, n’importe quand, il n’aura qu’à sonner ce cor et il se tuera.

Nous retrouvons ensuite dans l’incongruité du drame romantique, Silva et (H)ernani unis à Aix-la-Chapelle, dans la chapelle du tombeau de Charlemagne, avec des conjurés qui veulent tuer Charles avant qu’il ne soit élu empereur. Et il ne peut manquer Sol/Elvira dans ce lieu où chacun entre comme dans un moulin, comme dans l’anonyme hall de gare de la tragédie classique où tout le monde se retrouve sans se donner rendez-vous. Mais Charles I d’Espagne, devenu Charles Quint, comme un nouvel Auguste de Corneille, pardonne à tous ses ennemis et offre même à Sol/ Elvira à (H)ernani, qui révèle alors sa vraie identité, Don Juan d’Aragon, un grand d’Espagne.


Mais, lors de la fête du mariage d’(H)ernani et Sol/Elvira, Silva, pour se venger, en domino noir, vient sonner le cor fatal. (H)ernani ne pouvant faillir à sa parole donnée sans souiller son honneur, boit le poison que partage Elvira. Le duc se tue aussi dans la pièce. 

Ad Augusta per angusta est le mot de passe des conjurés dans le tombeau de Charlemagne, expression latine signifiant « Vers de grandes choses, vers la gloire, en passant par des voies étroites», tortueuses,  comme le chemin d’Auguste pour devenir empereur ou, moins tortueux, celui de Charles devenant Charles Quint. Pour plaisanter un peu le sombre drame romantique, on rappellera ou révélera que des farceurs, tronquant et non castrant l’expression, la transformant en augusta per angusta en font la devise humoristique de la sodomie : augusta (sexe glorieusement érigé) per angusta, ‘la porte étroite’.



RÉALISATION ET INTERPRÉTATION

Rideau de scène nébuleux, scène de bataille dont on ne sait dire si elle évoque un détail de celle de San Romano d’Ucello ou de Rubens.

Donc, la grève nous prive des lumières, que l’on découvrira plus tard fastueuses de Laurent Castaingt, pendant les deux tiers de l’opéra. Il en résulte un éclairage uniforme, comme autrefois, sans doute plus près de celui d’origine de la création de la pièce et de l’opéra, qui bénéficiaient cependant d’une rampe soulignant l’avant-scène.


Isabelle Partiot signe un magnifique décor à la beauté sacrifiée par la grève. Un immense miroir en angle avant au fond de scène, reflète un luxueux carrelage et démultiplie, en plongée raccourcie, la bande d’hommes en tenues de chasse ou de jacquerie paysanne, bruns, marrons, gris, des partisans d’Ernani, prostré au sol, sur son manteau. Avec ce miroir en facteur commun, les autres lieux sont figurés, pour le château de Silva, de quatre brèves colonnes surmontées de cuirasses couronnées de casques d’armure, jouant harmonieusement avec celles de quelques officiers, pour la dernière scène d’un ciel noir étoilé ; le tombeau de Charlemagne en devient grandiose mais, la proclamation en lettres lumineuses de l’avènement impérial de Charles Quint, sans doute excessive, fait un peu réclame de supermarché.

Fort heureusement, ni la mise en scène de Jean-Louis Grinda ni les costumes deTeresa ACONE n’ont sacrifié à la mode bien usé de la modernisation. Les costumes, sans être exactement d’époque, jouent à l’historicité à l’évidence : ils sont une variation sur la mode d’époque, manches à crevés pour les hommes, vastes manteaux ornés de fourrure, robes aux couleurs audacieuses pour les dames évoquant le vertugadin hispanique, chapeaux capelines, inspirés des tableaux sans doute des Flandres qui vont devenir espagnoles avec Charles. Cependant, effet malheureux sans doute du manque aplatissant de lumière, les hommes de Silva, lourdement accoutrés de manteaux gris, grisaillent à l’excès les reflets de l’impitoyable miroir d’une nuageuse masse confuse, le pauvre duc, déjà engoncé, affublé en outre d’une outrancière barbe plus prolifique et fleurie que celle mythique d’un Charlemagne qui n’en eut jamais, l’air embarrassé d’un yeti de l’Himalaya confondu avec un ours des Pyrénées. Ernani, mince dans son costume à lacets cintré de chasseur et une partie de sa jambe droite d’une autre couleur, avec les effets des crevés des manches prend des allures d’Arlequin, et lapin agile avec cette drôle de petite boule de poils en haut de la cuisse droite, telle la touffe d’une queue qui, par inadvertance, aurait glissé de place.

Avec une maestria et souplesse dans le maniement des foules,  les lignes harmonieuses de leurs entrées ou sorties exigeant une virtuosité évidente sous l’œil implacable et impeccable du miroir, la scène magnifique du bal du mariage est magnifiée encore par ce double regard en front et surplomb et les lumières revenues nous font regretter le sabotage des deux tiers de la mise en scène de Grinda.


L’Orchestre de l’Opéra de Marseille, aujourd’hui salué partout, qui fera l’ouverture du Festival de piano de la Roque d’Anthéron, invité par un René Martin qui ne tarit pas d’éloges, était exalté par la fougue infatigable de   Lawrence Foster qui tirait le meilleur de cette partition qui laisse présager le futur Verdi, mais encore affligée de ces accompagnements en valse lente ponctuée frisant les trois temps (zim-boum-boum) de fête foraine. L’essentiel était, bien sûr dans la générosité du traitement vocal pour les chanteurs que le chef, précis et précieux, ne mit jamais en danger.

Le chef de Chœur Emmanuel Trenque avait soigné ses troupes, qui le lui rendirent bien, pour notre bonheur choral et cordial

En Don Riccardo et déjà Iago respectivement, Christophe Berry, ténor et la basse Antoine Garcin, avaient fière allure dans leurs luisantes sombres cuirasses austèrement castillanes.  Un clin d’œil, si l’on peut dire, à la borgne Eboli à venir d’un Don Carlo dont nous avons ici l’aïeul, invoquant lui aussi un Empereur dans son illustre tombe, l’inévitable suivante, campée fièrement par Anne-Marguerite Werster, avait un œil bouché d’un bandeau noir, donnait un air aussi et pirate des amours clandestines à cette Giovanna complice et maquerelle comme il se doit.

De cette intrigue du début du XVIe siècle, il est vrai, Verdi semble regarder déjà ce dernier tiers du même, passant de Charles Quint à son fils Philippe II et la belle méditation sur le pouvoir de Charles dans le tombeau préfigure celle déchirante de son fils sur l’amour d’un homme supposé âge (digne de Silva) et la fragilité du sceptre royal. Revenu sur sa terre marseillaise, sur la scène de son opéra, Ludovic Tézier  donnait magistralement la couleur et la puissance de son majestueux baryton à Carlo, passionné, brutal, impérieux et enfin impérial avant de planer à des hauteurs sublimes au-dessus de la basse humanité.  Cette humanité du Silva de Hugo ne se manifeste, dans l’opéra que par l’air d’entrée du duc qui découvre deux hommes dans la chambre de sa chaste promise : « Infelice !… » ‘Malheureux !’La basse Alexander Vinogradov prend l’air dans un tempo trop lent pour traduire indignation et douleur, liant, dans des effets de souffle certes impressionnants, des phrases musicales pourtant hachées par la douleur, mais la voix est magnifique, noire et toutes ses interventions, nombreuses, sont remarquables. Mais l’on se demande encore comment il peut, épée brandie à la main, tant tarder à se faire vengeance quand les auteurs de l’outrage sont à portée de main et de glaive vengeur.

Objet du litige entre les trois hommes, la soprano Hui He est une Elvire au timbre onctueux, charnel et chaud, aussi puissante que volubile dans cette partie qui n’oublie pas le bel canto antérieur, vocalité épicée pour une héroïne fade sans histoire autre que celle, tirée par les cheveux ou la barbe, que lui offre le rôle. Dans le rôle-titre, Ernani, tout aussi d’une pièce, n’a guère non plus de densité psychique et l’on ne saura pas quel outrage à son père il doit venger sur le fils royal de l’offenseur, qu’il épargne alors même qu’il est désigné par le sort et les conjurés à l’assassiner. Mais ses airs vont au-delà de ce monolithisme humain et, d’entrée, Francesco Meli tire une vérité du chant au-delà de la pauvreté du texte : il est bien, comme il se désigne dans Hugo, « une force qui va » mais une force ici supérieurement contenue et contrôlée par l’art du chant : bravoure des aigus et douceur murmurée des demi-teintes sur l’éclat d’un timbre coloré. Ernani triomphant.


Opéra de Marseille
6, 10, 13 et 16 juin
Ernani de Verdi
Production Opéra de Monte-Carlo / Opéra Royal de Wallonie
Direction musicale :  Lawrence FOSTER. Mise en scène :  Jean-Louis GRINDA. Décors : Isabelle PARTIOT. Costumes :  Teresa ACONE. Lumières : Laurent CASTAINGT

Distribution
Elvira : Hui HE
Giovanna :  Anne-Marguerite WERSTER
Ernani : Francesco MELI
Don Carlo :  Ludovic TÉZIER
Don Ruy Gomez de Silva :  Alexander VINOGRADOV ; Don Riccardo : Christophe BERRY ; Jago : Antoine GARCIN
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille Chef de Chœur Emmanuel TRENQUE.

Photos © Christian DRESSE :
1. Ernani ( Meli);
2. Elvira (Hé);
3 Carlo (Tézier);
4. Silva (Vinogrdov);
5. Ensemble ;
6. Fin.



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