Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, mars 26, 2008

UN BAL MASQUÉ

UN BAL MASQUÉ
Livret d’Antonio Somma, musique de Giuseppe Verdi
Opéra de Marseille

L’œuvre
Le masque sied à l’amour et à la mort. Du moins au théâtre et à l’opéra mais, quand l’Histoire s’en mêle et s’emmêle comme lors du bal masqué où Gustave III de Suède fut assassiné en 1792, cela fait la plus belle des histoires pour la scène romanesque et romantique du XIX e siècle théâtral et lyrique. La pièce historique de Scribe avait déjà séduit Auber qui en fit un opéra fameux en 1833, suivi par deux autres compositeurs italiens qui transposèrent le sujet en des époques différents pour déjouer la censure : on peut assassiner, décapiter à la hache ou à la guillotine des rois, l’Histoire le montre, mais on ne peut le monter ni montrer à la scène. Verdi, en 1857, l’apprendra à ses dépens avec les avanies et avatars de son livret, refusé à Naples et Rome par la censure, trafiqué et défiguré, finalement accepté en 1859 par une transposition de l’action un siècle plus tôt dans la puritaine Nouvelle-Angleterre (guère adepte des légèretés des bals masqués galants), faisant du roi un comte courant plus politiquement tuable qu’un roi.

Un roi révolutionnaire
Scribe agrémentait le complot politique d’une histoire d’amour adultère entre le roi et la femme de son meilleur ami et ministre, fidèle jusque-là, qui deviendra le régicide. On ne saura malheureusement rien des raisons du complot de la noblesse contre ce monarque franc-maçon nourri en France des idées philosophiques des Lumières, qui, anticipant la Révolution française, avait depuis longtemps aboli la torture, réduit considérablement les droits de la noblesse, redistribué la terre et, en 1789, comme en France avec la Nuit du 4 août, accordé à tous les Suédois l'égalité des droits et l'accès aux fonctions publiques, préparant la modernité progressiste suédoise. Un vrai roi révolutionnaire dont on comprend alors, à la lumière de la vérité historique ici occultée, l’exécution programmée par la noblesse. Artiste aussi, il avait imposé en Suède le style gustavien, d’une sévérité de lignes néo-classique, toute luthérienne, caractérisée par une couleur grise typique.

Réalisation
Sans rien dans le texte pour se raccrocher à cela, Jean-Claude Auvray qui resitue l’action en Suède, joue subtilement sur l’effective solitude du mélancolique monarque singulier, symbolisée par un fauteuil de dos, souvent vide, tourné d’abord vers une bibliothèque imposante et austère, le monde du savoir et des rêves, derrière laquelle surgira, en transparence, la masse onirique menaçante des courtisans comploteurs, moutonnement de perruques blanches nébuleuses sur sombres costumes (Louis Désiré) souligné de lignes rouges sur les rabats, cols et boutonnages, dans un efficace décor gris (Alain Chambon), géométrique scénographie praticable, dessinant divers espaces intérieurs et extérieurs dans une sobriété bien gustavienne. Les chœurs sont superbement traités et, dans des lumières froides ou sombres (Philippe Grosperrin), leurs mouvements de foule, de houle, de rameurs de navires vêtus de noir, avec l’ondulation de la ligne des raides cols blancs, prennent des couleurs rigoristes de tableaux hollandais ou espagnols. Seules couleurs vives pour le bal masqué mais aux masques inquiétants de la mort déguisée sur le blanc gribouillis des figures : troupeau courtisan de moutons masqués de loups ou loups de cour déguisés du mouton de la perruque.

Interprétation
À la tête de l’orchestre de l’Opéra au mieux, Nader Abassi exalte les couleurs du drame, nappe d’ombres la trame, fait gronder sourdement les basses menaçantes, tonner la menace et gémir le violoncelle comme une âme en peine, menant, sous la légèreté du menuet, l’implacable rythmique du bal funèbre et, dans cet opéra de chœurs, Pierre Iodice leur donne une présence obsédante et inquiétante, du murmure grondant, de l’ironie à l’effroi. Sur la présence notables des voix graves bien en place (Jean Teitgen, Patrick Bolleire, Olivier Heyte), tranchent les voix claires (Julien Dran) et la lumineuse Laura Hynes Smith, timbre fruité et flûté pour le futé travesti du page Oscar, gazouillante de vocalises rieuses et périlleuses, juste dans son jeu d’instrument joyeux et inconscient du destin. Voix intermédiaires, en sorcière Ulrica, Eugénie Grüneval va du sombre grave de sa voix à l’extrême aigu de ses déchirements prophétiques avec une égale somptuosité du tissu vocal et Marco di Felice, Renato peu confidentiel dans son conseil au roi d’abord, laisse ensuite éclater toute la fureur de son désir de vengeance avec une arrogante égalité de volume superbe. Le roi, seul face à ses masses menaçantes, a le timbre limpide, égal, incisif ou introverti de Giuseppe Gipali, émouvant dans la tenue grise de Gustave III. L’héroïne amoureuse sans trahir son mari, Amelia, est Micaela Carosi, certainement belle et grande voix capable encore de demi-teintes. Mais, victime de sa générosité vocale, elle « donne » trop vocalement sans se protéger elle-même et ses aigus sentent un peu la fatigue en cette dernière. Elle semble tellement chanter pour emplir la salle qu’elle paraît se vider d’intériorité, remplissant les oreilles sans combler toujours le cœur : un son qui va trop à l’auditeur fait barrière et l’empêche d’aller le chercher lui-même pour en goûter la musique et l’âme.

21 mars 2008

Photos Christian Dresse, légendes B. P. :
1. Amelia et Ulrica ;
2. Amelia et le roi ;
3. Amelia et son époux ;
4. Loups déguiséss en moutons : la cour;
5. Mort du roi entre les bras d'Oscar .

lundi, mars 24, 2008

COLETTE L'INSOUMISE

L’INSOUMISE ET L’AMOUREUX
Piano et jeu, Édouard Exerjean,

Théâtre de Lenche




L’insoumise, bien sûr, c’est Colette (1873-1954), écrivain majeur du XX e siècle français, épouse mineure d’un usurpateur Willy de son talent, femme divorcée, émancipée, libérée, dissipée, scandaleuse par fidélité à soi dans une époque et un milieu aliénés de conventions mondaines et morales momifiées, romancière, critique, esthéticienne, après avoir été actrice de pantomime et danseuse nue, osant clamer :

«Je veux danser nue si le maillot me gêne et humilie ma plastique. Je veux chérir qui m'aime et lui donner tout ce qui est à moi dans le monde, mon corps si doux et ma liberté. » (Dialogues de bêtes).

Et proclamer :

« Faites des bêtises, mais faites-les avec enthousiasme. »

Amoureuse émerveillée de la vie :

« Le monde m'est nouveau à mon réveil, chaque matin.»

L’amoureux, c’est lui, Édouard Exerjean, des notes, des mots, faisant des textes qu’il choisit et dit des partitions littéralement musicales et, des morceaux qu’il joue, des pages littéraires de musique.
Élève de Pierre Barbizet, lui-même professeur, longtemps partenaire à deux mains de Philippe Corre, applaudi à quatre par le public, dire d’Exerjean que c’est un grand pianiste, c’est défoncer une porte ouverte alors que ce Grand Prix du Disque ouvre grandes les fenêtres pour aérer au grand vent la formule du concert. Il ne lui suffit pas de bien jouer du piano, il élargit son clavier de son talent d’acteur, de diseur, pour mettre en vibration des textes amoureusement choisis, rares ou méconnus, avec des pièces de piano, tout aussi méditées qui en sont un horizon élargi vers le rêve, un indicible prolongement. Et là, c’était Colette, avec un subtil éventail de morceaux entre l’émouvante parenthèse du dernier Fanal bleu en prélude et final, allant des Claudines juvéniles à des lettres intimes, de l’aurore au crépuscule de la vie, en correspondance avec une palette de musiciens rares au piano, Chabrier, Pierné, Lecocq, Damase, Séverac, Aubert, Hahn, à côté des plus fréquentés Debussy, Ravel, Fauré, Poulenc.
Un piano, un bureau d’écolier, un fauteuil, des lumières et quelques gestes, à la suggestion délicate de Maurice Vinçon, et Exerjean, à lui tout seul est non seulement une personne mais les personnages de cette comédie, douce (Sido), rosse ou féroce en ses portraits, brossée par la plume pittoresque de Colette, attendrie à la nature, émue par les animaux, humaine infiniment. Et lui, tel les matous matois chers à l’écrivaine, avec la même gourmandise, presse, accélère, retient les mots pour en mieux distiller le suc et nous en faire partager la saveur : un régal.
Et un regret : « missing Missy ». Dommage que ce beau florilège ait oublié Mathilde de Morny, marquise de Belbeuf, fille du frère adultérin de Napoléon III, scandaleuse femme libre, lesbienne militante et amante protectrice de Colette, sa partenaire travestie en homme au Moulin-Rouge, qui osa même illustrer du blason de son illustre famille, l’affiche de leur pantomime Rêve d'Egypte qui déchaîna un esclandre mondain et policier.
Mais on retiendra, comme une promesse, ce magnifique final du Fanal bleu d’une Colette en fin de vie et d’œuvre :

« déposé l'outil, on s'écrie avec joie : « Fini! » et on tape dans ses mains, d'où pleuvent les grains d'un sable qu'on a cru précieux... C'est alors que dans les figures qu'écrivent les grains de sable on lit les mots : « À suivre... »


22 mars 2008

Photo de Christiane Robin :
Édouard Exerjean

vendredi, mars 21, 2008

SOMBRERO

« L’auréole de l’ombre à l’orée des lumières »
Sombrero
de Philippe Decouflé Grand Théâtre de Provence

Plus lumineux que sombre, ce spectacle de Philippe Decouflé, créé en 2006, mêle heureusement danse, théâtre, cinéma, parole, avec un texte de Claude Ponti, foisonnant de rives, de dérives, de délires linguistiques qui font tanguer, danser les mots de jeux, d’échos, d’ombres qui les brouillent, embrouillent, débrouillent, sur le blanc du papier, sur la page de l’écran écru d’éclat, silhouettes et paroles à l’encre noire mal buvardée, étalée en taches, traces, faces, sons dégradés en sonorités qui font sens et sensations, couleurs vocales vocalisées en colorations même étranges et étrangères, qui créent un halo autour de chacun comme l’ombre n’est pas sécable de l’hombre (‘l’homme’), de la lumière, comme le solo lumineux appelle le pas de deux ombreux : chaque unité est un duo, chaque un a sa une, chaque être a le non-être du paraître de son ombre, émoi du moi : est-ce moi, ce compagnon, cette noire compagne, à géométrie variable, allongée, raccourcie selon l’angle du jour, du soleil, évanouie la nuit à moins de se faire paradoxalement blanche ? Je est toujours un autre ombreux qui ne se laisse pas prendre au filet de la claire raison et glisse savonneusement, savamment et savoureusement comme dans ce spectacle, sous les doigts : n'en déplaise aux rationalistes attardés, sur l'écran noir de nos nuits blanches ou blanc de la pâleur de nos sombres cauchemars, se projettent rêves et rêveries instillant l'ombre du doute, ombres majuscules ou minuscules, sur la stabilité lumineuse de l'être.
Ombres ombellifères de proustiennes « jeunes filles en fleur », « hombre sin nombre », aurait dit le Don Juan espagnol, ombres sans nombre, innommables autant qu’innombrables : la parole s’émet par la femme côté jardin et s’en remet, côté cour, à l’ombre du silence de l’homme qui la mime de ses lèvres muettes.
Avec une virtuose prestesse et prestidigitation technique, sur de variables écrans éblouissants de lumière, les pas dansés, les passages parlés, les suites en blancs de pures lignes balanchiniennes sur l’ombre, ou fluides et noires élasticités, ondes ondulantes sur le blanc, la bouillonnante verve de la musique de Brian Eno, piano, cordes, percussions, solidifiant ou liquéfiant les sons, les thèmes, parfois empruntés à Dvorak, au synthé, défile une synthèse de l'histoire de l'image, remontant à l’ombre platonicienne de la caverne, passant au théâtre d’ombre, aux ombres chinoises, à l’histoire du cinéma, Murnau et son vampire, le mélo muet et le moelleux western spaghetti ou nouille par une image louche, double, trouble, mal plaisamment « al dente », sans oublier les clins d’œil, sidération et lumière, aux dessins animés et à la BD.
Avec sans doute moins de danse que chez un José Montalvo et son vertigineux usage de la vidéo, dans ce spectacle tonique, à l’ombre vaste du sombrero des charros mexicains, prétexte et texte, images filmées et projetées, on a ici « L’auréole de l’ombre à l’orée des lumières », comme j’intitule le dernier chapitre de mon dernier livre sur l’incertitude, incertitude qui est un dégradé du noyau dur de l'antithèse, des angles tranchés du ténébrisme et luminisme, un ambigu clair-obscur de la certitude qui est une dissolution de l'absolutisme du dogme, reflets et réflexions sur l’être et le paraître, réalité et l’illusion. Tout ce qui est rassurant de nos claires assurances quotidiennes est ici gentiment, joyeusement bousculé en sons et images, en euphorie audible, visible, sensible. « Ombre heureuse » comme on eût dit dans les Champs-Élysées des Anciens et de l’Orphée de Gluck.
vendredi 14 mars


Photos Laurent Philippe, Légendes, B. P. :
1. Ombres majuscules ;
2. À l'ombre des sombreros en fleur.

mercredi, mars 19, 2008

L’ENFANT ET LES SORTILÈGES

HUMAINE CRUAUTÉ
L’ENFANT ET LES SORTILÈGES
Fantaisie lyrique en deux parties, livret de Colette, musique de Maurice Ravel Opéra de Marseille/théâtre du Gymnase

Œuvre de la guerre

1916 : la Grande Guerre fait rage. On meurt sur le front, on s’amuse toujours à l’arrière. Le Directeur de l’Opéra de Paris demande à Colette un livret de ballet et en commande la musique à Maurice Ravel, artistes tous deux célèbres. Mariée avec Henry de Jouvenel, l‘écrivaine a une fille de trois ans : Divertissement pour ma fille sera le premier titre de cet argument…qui ne figure pas dans ses œuvres complètes, si le texte est bien publié sous le nom de l’Enfant et les sortilèges par l’éditeur de musique Durand en 1925, année de la création à Monte-Carlo. Dans la seule correspondance tardive échangée entre le musicien et la femme de lettres, qui en avait oublié son livret, le compositeur explique par la guerre, où il partit, le long délai de sa composition et suggère des modifications. On ne connaît rien de plus sur la genèse du texte, passé de mince livret de danse à dense et poétique « Fantaisie lyrique ».
Colette, la solaire et Ravel l’ombrageux ne se fréquentaient pas, mais s’accordent, dans cet ouvrage de près d’une heure, sur un même amour pour leur mère, lumineuse présence dans l’œuvre de l’écrivaine, ombre douloureuse et tendre pour le musicien nourri des airs espagnols de la sienne dont il ne surmonte pas la mort. Tous deux partagent aussi un regard attendri et lucide sur l’enfance (Ravel a écrit Ma Mère l’Oye, évocation au piano des contes de Perrault) et un fort attachement aux animaux, une passion pour les chats en particulier : le compositeur avait créé en 1906 son célèbre cycle de mélodies, Les Histoires Naturelles, sur des textes de Jules Renard et la romancière avait déjà à son actif ses Dialogue de bêtes (1905), son premier livre signé de son nom, augmenté en Sept dialogues de bêtes (1907). Et Colette, l’année même de ce livret, en pleine guerre, publie La paix chez les bêtes (1916), leçon d’humanité de nos frères animaux aux « deux-pattes » inhumains, les hommes, suivi de Les Enfants dans les ruines (1917).
Je crois qu’il faut dire ce contexte, qu’on oublie, pour comprendre les ambiguïtés d’une œuvre assez noire qu’un certain infantilisme réduit souvent à un enfantillage rose et merveilleux. Malgré une mère plutôt répressive, un enfant rebelle, révolté contre les devoirs, plus que paresseux vraiment méchant, saccage meubles (horloge, fauteuils), objets (tapisserie, théière Wegwood, tasse en porcelaine), persécute animaux (pauvre écureuil en cage), chat, grenouilles, oiseaux, insectes, blesse les plantes et les arbres : tous s’insurgeront contre lui dans une violence vindicative et cauchemardesque dont l’écureuil fait les frais avant qu’un seul geste de pitié de l’enfant et un appel à sa mère ne l’absolvent et sauvent. Sombre vision de l’instinct humain racheté in extremis plus que vert paradis d’innocence enfantine…

La réalisation
De cette œuvre à la complexe et riche orchestration, le pianiste et compositeur Didier Puntos, auteur d’un significatif opéra L’Enfant dans l’ombre (2003), avait tiré en 1989, pour l’Atelier d’interprétation vocale de l’Opéra National de Lyon, une version réduite pour piano à quatre mains (qu’il tient ici avec Frédéric Jouannais), diverses flûtes (ici José Daniel-Castellon) et un violoncelle (tenu par Valérie Dulac) qui réussit l’exploit de respecter les subtiles harmonies ravéliennes, transcrivant, par cette épure, des couleurs essentielles du tissu instrumental original.
On retrouve avec bonheur toute la palette stylistique musicale déployée avec science et humour par Ravel : récitatif de la Mère, duo galant Fauteuil/Bergère, ragtime Théière/Tasse chinoise câline nuit de Chine, débit mécanique de l’Arithmétique, modalismes médiévalisants de la Princesse, valse viennoise de la Libellule, des nuances subtiles de voix et tout le jeu de sonorités expressives, feulements filés de félins rossiniens, frémissements, frôlements feutrés de feuilles, coassements cocasses de grenouilles rappelant Platée de Rameau.
Après la reprise d’Angers, Nantes et Rennes de 2006, mise en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser, cette production nous arrive dans sa sombre fraîcheur.
Un rude rideau de scène gris métallique percé d’une fenêtre de prison : l’enfant, cheveux roux, ras, menu minois renfrogné. Il se lève sur la pénombre d’un monde déglingué : cheminée de guingois, dégoulinante, tapisserie lacérée telle une menace pendante, pendule, fauteuils, et un cheval planant de manège et de malaise surplombant le tout, dans des lumières irréelles, angoissantes parfois (Christophe Forey). Les costumes (Patrice Caurier) sont beaux, adaptés aux personnages, vieillard du fauteuil emmitouflé, bergère/bergerette XVIII e siècle, déshabillé coquin de la Tasse chinoise très Loulou de Pabst, et lumineuse robe abat-jour plissée pour la Princesse. Dans la deuxième partie supposée au jardin, issus de la nuit les personnages, mondains élégants, représentants des animaux, à part les Chats et aux lunettes et gants verts pour la Rainette près, ne sont guère identifiables et nuisent à la compréhension par un jeune public déconcerté et frustré de ne pas reconnaître la Chouette annoncée, ni l’Écureuil, ni la Libellule, le symbolisme des branches pour les Arbres étant plus parlant sinon chantant.

L’interprétation
Quelque vingt rôles sont distribués entre un octuor de jeunes chanteurs, certains de l’initiale distribution, plus ou moins brefs mais aucun vraiment facile, le chant sollicitant des tessitures extrêmes du grave ou de l’aigu. En Enfant hargneux, teigneux, Gaële Le Roi arbore une mince silhouette assortie d’une limpide voix tenue, têtue, à l’impeccable diction, effeuillant enfin tendrement « Toi, le cœur de la rose ». En Mère sévère, Tasse chinoise aguicheuse, chuintante chatoyante, chichiteuse sensuellement, toute en jambes, jarretelles et soieries, Libellule grave épinglée, Lucie Roche (ancienne du CNIPAL) déploie l'étoffe d'un grave grondeur, puis voluptueux, satiné, mordoré. Révélation lyrique de l’année, Thomas Dolié (autre ancien du CNIPAL) est un Fauteuil feutré, calfeutré dans la chaleur de son large baryton dont il s’emmitoufle et un Arbre plaintif noblement blessé. Tour à tour Bergère, Pâtre, Écureuil, Sandrine Sutter fait une Chatte très chatte en chaleur et ronronnant duo érotique avec le chat très chaud de Simon Jaunin, par ailleurs Horloge démantibulée d’aigus déments comme Jean-Louis Meunier, le ténor de la Théière fêlée de fa, glapissante et glissante Grenouille et angoissante Arithmétique grimpée sur des aigus vertigineux d’insolubles problèmes. Gazouillante Pastourelle, Chouette et Rossignol rivalisant avec la flûte, Kareen Durand est le Feu fait flammèches de folles vocalises étincelantes. Avant d’être l’oiseau de l’ombre, la Chouette, Katia Velletaz illumine la nuit de son timbre, éclose dans sa corolle de lumière de sa robe de Princesse.
Avec ces chanteurs, musiciens et pianistes duels, on applaudit à quatre mains ce spectacle plus fantastique que fantaisiste et enfantin, plus cauchemardesque que féerique. Mais on regrette des surtitrages qui auraient un peu éclairci un sujet et un texte difficilement intelligibles, abandonnant les enfants désabusés sur ses bords.

15 mars 2008

Photos Vincent Jacques, légendes, B. P. :
1. L'Enfant en cage ;
2. Vengeance du Chat ;
3. Chats très chauds ;
4. Lumineuse Princesse.


mardi, mars 18, 2008

ÉMOIS TRAGIQUES

ÉMOIS TRAGIQUES
par l’ensemble Baroques-graffiti
Théâtre Gyptis

Jean-Paul Serra, ancien successeur titulaire d’André Isoir au grand orgue de Saint-Germain-des-Prés et désormais de celui de l’église Saint-Théodore de Marseille où il a posé en résidence permanente son ensemble Baroques-graffiti, anime la saison musicale du théâtre Gyptis depuis déjà quelque temps, avec des programmes raffinés de musique vocale et instrumentale. Ainsi, après les Tourments intimes sur un florilège des Songs de Downland et de Purcell, chantés par la soprano japonaise Kaoli Isshiki, avec à la viole de gambe l’excellente et polyvalente Agustina Merono, musicologue patentée par ailleurs, dans la veine de cette illustrations des affects baroques, il proposait le lendemain des Émois tragiques encore britanniques tirés de Purcell et de cet Allemand anglicisé, le plus européen des compositeurs de son temps, Händel. Cette fois-ci, c’est Jean-Christophe Deleforge, au violone, grande viole grave qui assurait, avec le clavecin de Serra, cordes frottées et cordes pincées, la basse continue canonique, illuminée, à l’aigu, par le vol du violon, virtuose aussi, de Sharman Plesner.
Ainsi réduite, l’ouverture de Didon et Énée de Purcell sonnait comme une épure, la ligne du violon dessinant la teneur de la mélodie tragique avec le contrepoint profond, argenté et doré du continuo. Deux chanteuses, interprétaient la longue scène d’exposition, un air de Didon encadré par deux autres plus brefs de Belinda, sa confidente, reliés de beaux récits accompagnés, avant de plonger directement dans les adieux à la vie de la reine de Carthage. Dès son entrée (« Chase the clouds… »), Émilie Ménard séduisait par son soprano à la fois charnu et aérien et la spontanéité joyeuse de son interprétation. Dans le rôle noble, Odile Bruckert imposait un timbre de mezzo chaud, doré pour l'héroïne tourmentée dignement (« Ah, Belinda… ») et un sens du tragique sans pathos dans l’admirable lamento en gammes descendantes (« When I am laid… »), prolongé en plaintes expressivement articulées par le continuo, gémissement des cordes et ponctuation implacable de marche funèbre du clavier. Françoise Chatôt, comédienne, troisième voix, mais parlée, se levait ensuite pour déclamer le passage de la mort de Didon de l’Éneide de Virgile et ponctuera ensuite de lectures émouvantes (tirade terrible d’Hermione abandonnée de l’Andromaque de Racine, une Iseult poétique d’Agnès Verlet et un extrait un peu passionnellement débordant de Claudel), beaux choix tragiques, beaux émois pour belle voix grave.
Les musiciens prolongeront l'émoi vocal et l'adouciront de pauses instrumentales hændéliennes lentes ou souriantes, extraits de sonates su compositeur.
Les mêmes qualités des interprètes féminines seront manifestes dans la suite du concert, airs de l’Alcina de Händel, riches en affects contradictoires, joie jubilante et vocalisante de Morgana (« Tornami a vagheggiar…), aveux, puis remords, toujours avec la même virtuosité différemment expressive par la soprano, et bouleversante émotion aussi acrobatique de la magicienne abandonnée et dépossédée de ses pouvoirs par la mezzo qui sut rendre toute l’humble poésie arcadique et anglaise d’un air d’Acis et Galathée.
On saluera, sur une scène nue, dépouillée de théâtralité, l’atmosphère prenante que surent créer ces artistes, malgré des enchaînements trop rapides empêchant l’effusion et la respiration des applaudissements entre les airs, pour déplorer l’incongruité d’exclamations déplacées (telles « Ah, les hommes ! »…) cassant de leur lourde inconvenance le charme émouvant de l’interprétation.

29 février

Photo : Jean-Paul Serra.

samedi, mars 08, 2008

CONCERT DU CNIPAL

L’HEURE DU THÉ

Bel canto
L’expression bel canto, ou buon canto, le beau, le bon chant, qui remonte au XVII e siècle, employée souvent à tort pour toute l’expression lyrique, ne désigne, à proprement parler, que la technique vocale baroque où primait la beauté du son, la souplesse, le phrasé et toutes les ressources de la virtuosité portées au sommet par l’art extraordinaire des castrats. Rossini, tourné vers ce style, l’illustre encore au début du XIX e siècle et l’on peut encore parler d’un « bel canto » romantique avec Bellini et Donizetti et la plupart des « Verdi ». Cependant, le grossissement des salles, des effectifs orchestraux, le wagnérisme et le vérisme, entraînèrent la décadence de ce type chant, la disparition presque complète de ce répertoire, dont seuls quelques rares pans subsistèrent, transposés abusivement à l’aigu pour les divas, l’exemple le plus caricatural étant le Barbier de Séville, dénaturé de sa couleur originelle pour l’héroïne, au prétexte que les voix légères et hautes ont plus de facilité à vocaliser alors que la connaissance de l’époque baroque prouve que l’on vocalisait sur toutes les tessitures vocales, le sévère Benedetto Marcello reprochant même aux basses de « ténoriser » leurs ornements et aux ténors d’orner leur chant à la basse. La distinction entre « grandes voix », incapables de vocaliser et petites vocalisantes, qui ne passeraient pas la rampe orchestrale autre que légère étant démentie aussi par l’histoire : les castrats avaient des voix puissantes, les Malibran, Pasta, Nourrit, Viardot ne passaient pas pour de petites et, à notre époque, un Alfredo Kraus, dont la voix paraissait modeste, emplissait toutes les salles et une Sutherland ou surtout Caballé ont chanté avec bonheur tous les répertoires où Callas laissa sa fragile et ingrate voix, faute de technique suffisante comme elle le confessait elle-même, malgré sa professeur belcantiste Elvira de Hidalgo. Question de style et de technique, le vrai bel canto étant la santé de la voix, comme le disait aussi Gwyneth Jones.

Stagiaires belcantistes
Ceci pour dire que les quatre jeunes stagiaires du CNIPAL présentés, sans avoir une voix wagnérienne, avaient une voix parfaitement adaptée au répertoire qu’ils défendirent avec bonheur en première partie.
Ainsi, Manuel Núñez Camelino, qui n’est plus un inconnu, dont le grave s’étoffe et gardant l’éclat de ses suraigus, aussi bon acteur du grave au comique que souple dans son allure et dans sa voix, se coule avec aisance et légèreté dans les emplois de ténor di grazia, rossiniens (encore que Manuel García, le créateur d’Almaviva chantait aussi le Don Giovanni de Mozart), toujours convaincant dans diverses facettes.
Eduarda Melo entre avec une grâce souriante dans la Morgana de l’Alcina de Hændel comme dans une robe faite exprès pour elle, dans les délicates dentelles et broderies jubilantes des vocalises avant d’être una Despina cynique ou désabusée jouant malicieusement du chant et du texte, tout aussi crédible en Oscar de Verdi qu’en Sophie de Massenet ou Lætitia de Menotti, avec une égale fraîcheur et joliesse du timbre.
Douée d’un organe chaud, puissant, à la ligne bien conduite, Lea Sarfati a un tempérament qui s’impose irrésistiblement dans son catalogue de donjuane d’Offenbach, dans un extrait coloré et virtuose de zarzuela hispanique mais dans le tango-habanera Yukali de Kurt Weill, un excès de rubato et de lenteur, le désir de faire un sort à chaque mot, gomme les arêtes déchirantes de cette utopie désespérée, tragique par l’implacable rythmique qui nous entraîne de sa fatalité.
Élégante et racée, timbre assorti quand l’extrême aigu s’épanouira encore un peu, Marie Kalinine a une évidente forte personnalité qui tire les rôles à elle. Exacte vocalement et dans ses vocalises, timbre au clair satin, on a du mal cependant à imaginer cette jeune femme déterminée, autoritaire, en Rosine (même coquine picaresque) soumise à la tyrannie d’un barbon qui a de quoi trembler face à elle, allure de perverse maîtresse plus que de servante maîtresse. À la noblesse populaire de Carmen elle apporte une distinction et une distance ironique, un sourire froidement prédateur qu’un metteur en scène intelligent pourrait mettre à profit pour renouveler le personnage.
Prenant ses marques d'accompagnateur pour la première fois, Julien Le Hérisssier entrait brillamment dans les pas de ses prédécesseurs.
On hâte de réentendre ces talentueux jeunes chanteurs.

Vendredi 22 février 2008

Photos M@rceau :
1. Manuel Núñez Camelino ;
2. Eduarda Melo ;
3. Lea Sarfati ;
4. Marie Kalinine ;
5. Trio de Carmen.

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