Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

jeudi, juin 23, 2016

LE CRIME ET SES DEGRÉS


MACBETH
Livret de Francesco Maria Piave
  d’après la tragédie de Shakespeare
 Musique de Giuseppe Verdi
Opéra de Marseille,
15 juin 2016

L’œuvre
       Contexte théâtral : théâtre de l’horreur


   

Tout en s’en démarquant quelque peu, la tragédie de William Shakespeare (1564-1616), Macbeth (entre 1603 et 1607), demeure, par sa brutalité, les scènes de meurtre, dans la veine d’un théâtre européen de l’horreur à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles dont, en France, Les Juives de Robert Garnier (1583), par leur violence imprégnée de celle des Guerres de religion, demeurent un exemple. Shakespeare, avec son Titus Andronicus (vers 1590/1594), ne déroge pas à cette inspiration barbare des pièces élisabéthaines de la fin des années 1580, prodigues en scènes atroces (cannibalisme, mutilation, viol, folie). Il y renchérit même sur les œuvres plus que violentes de ses rivaux, tels Christopher Marlowe qui porte à la scène avec crudité la Saint-Barthélemy (Massacre de Paris, 1593) et la cuve d'huile bouillante de son Juif de Malte (1589) ou Thomas Kyd et sa Tragédie espagnole. Macbeth fut le plus grand succès public de Shakespeare, longtemps rejouée, traduite en allemand par des compagnies itinérantes. Mais ce mélange d'horreur et de pathétique, dérogeant aux règles de la bienséance classique s'imposant au milieu du XVIIe siècle, la pièce sera reléguée après avoir régalé le grand public.
    Le dramaturge anglais s’inspire librement d’une chronique médiévale relatant des événements historiques, la vie de Macbeth, roi des Pictes, qui régna en Écosse de 1040 à 1057 ; il monte sur le trône en assassinant Duncan, le roi légitime. Mais de cet événement, un régicide, le meurtre d’un roi, somme toute banal dans l’histoire, Shakespeare tire la peinture, le portrait d’un assassin ambitieux certes, mais timoré, freiné puis tourmenté par des scrupules moraux. Cependant, il est incité par sa machiavélique femme, Lady Macbeth, qui le pousse dans la marche au pouvoir qui ne se soutient que par l’enchaînement inexorable de crime en crime. Le couple maudit, rongé par la crainte d’être découvert et le remords, acculé à la surenchère criminelle pour se maintenir au sommet de la puissance, dans son escalade criminelle, trouve son expiation, son châtiment, lui, saisi d’abord d’hallucinations croyant voir même dans un banquet, au milieu des courtisans, le fantôme de Banquo, l’ami qu’il a fait assassiner, elle, Lady Macbeth, son âme damnée, sombrant dans le somnambulisme qui la trahit, dans la folie, lavant sans cesse des mains tachées du sang du régicide, avant de périr.
    Shakespeare ajoute au drame historique une dimension surnaturelle : ce sont des sorcières, qui, après une glorieuse bataille, saluant Macbeth, seigneur de Glamis, du titre supéarieur de seigneur de Cawdor, seront les agents de sa fulgurante ascension politique et de sa chute. En prophétisant ce titre inattendu de seigneur de Cawdor, que lui décerne sur le champ le roi Duncan pour prix de sa victoire sur les Norvégiens envahisseurs, et en lui prédisant qu’il sera également roi d’Écosse, les sorcières enclenchent la mécanique de l’ambition, qui déclenche la tragédie. Elles sont peut-être la manifestation de son inconscient. À son ami, l’autre général, Banquo, elles prédisent également que, sans régner lui-même, il sera l’origine d’une lignée de roi. Quoiqu’il en soit, Macbeth écrit ces prédictions à sa femme et met en route en elle l’ambition fatale qui les perdra tous deux.
    Sentences célèbres de Macbeth : « Ce qui est fait, est fait… », « Qui aurait dit que le corps de ce vieillard pouvait contenir autant de sang ? », dit la femme fatale, « Notre vie est une pièce de théâtre pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot, et qui n'a pas de sens » , conclut le héros maudit.
    Le livret de Francesco Maria Piave est remarquable de concision, supprimant des scènes qui s'éloignent du noyau du drame qu'il resserre, notamment celle, comique, du portier ivre, contraste nécessaire du drame baroque anti-aristotélicien qui mêle les registres. Le massacre de la femme et des enfants de Macduff est réduit à la plainte déchirante de l'époux et père, qui se dressera en vengeur valeureux. De la première version de Florence en 1847 à celle de de Paris en 1865, Verdi a aussi resserré et intensifié la musique d'un opéra qui, dérogeant aux conventions de l'opéra romantique qui exalte l'amour, en fait un drame lyrique nouveau où règne seul l'amour du pouvoir ou la volupté dans le crime et le vertige du remords dans un couple maudit. 


Réalisation et interprétation

    Théâtre baroque du monde, mais une scène au fond d'une salle classique livide aux rigidités linéaires de froid édifice d'architecture fasciste, éclairée de deux suspensions Arts Déco. Pilastres engagés, rainurés, accentuant l'angoisse des raides verticales, trumeaux aveugles au-dessus des portes latérales (scénographie, Jacques Gabel). Découpées en carreaux égaux  impénétrables, laissant filtrer une sulfureuse lumière, les mystérieuses portes frontales seront celles par où se glisse insidieusement à tour de rôle le couple meurtrier, lui, pour tuer le roi, elle, plus froidement, pour assassiner les serviteurs et leur faire porter le poids du régicide. La lumière glaciale (Roberto Venturi) tombe d'entrée, progressivement, d'une verrière géométrique aux vitres brisées sur l'ombre des murs : quelque chose de pourri, sinon dans le royaume du Danemark d'Hamlet, dans celui d'Écosse de Macbeth. Ombre et lumière comme clair-obscur de la lucidité trouant les ténèbres de l'âme, indécise pénombre de la conscience morale assoupie comme le sommeil goyesque de la raison qui engendre des monstres. Les éclairages seront ensuite plus généraux qu'individuels, comme à l'époque baroque,  avec ces fonds opaques et glauques de cloaque où grouille un cauchemar de choses inconnues, les sorcières consultées par Macbeth, incarnation objective d'une conscience subjective gagnée par le mal, mais ici surgies en nombre de l'ombre, scène intérieure extériorisée, démons intimes matérialisés, pour peupler une sorte d'asile d'aliénés à la Michel Foucault, théâtre où figure aussi, avec un poussah misérable, le Pape et le Roi près du gueux, image encore d'une vanité baroque de l'inanité des richesses, de la puissance face à l'égalité de tous devant la mort. Peuple « idiot » qui, s'il ne raconte pas cette « histoire de bruit et de fureur » qu'il a mise en branle, sera, tout au long, l'implacable spectateur, témoin de la farce tragique du pouvoir qui se joue devant lui. Lueurs de l'abondance du sang du meurtre et sa fatale multiplication.


    Une colossale colonne gagnée de mousse ou de pourriture, descendra lourdement des cintres pour s'encastrer, au centre, reliant ciel et terre, objet lascif d'enlacements de Lady Macbeth, phallique symbole de la puissance du mâle dont s'empare cette virile femme face à un époux veule et vil, peut-être impuissant, copulation monstrueuse à l'échelle de son ambition et de la volupté du pouvoir qui la hante et qu'elle chante, ou anticipation de l'écrasement du couple monstrueux sans descendance.
    Les sombres costumes (Catherine et Sarah Leterrier), hors de longs manteaux en général d'époque et les intemporelles robes des sorcières, pourpoints, hauts de chausses et bottes pour les hommes, s'ourlent au col d'une frise de fraises à la Greco de l'Enterrement du Comte d'Orgaz, et, élargis en délicate collerette au cou des enfants, progéniture sauve de Banquo mais promise au massacre de Macduff, en dit d'avance la fragilité de papillons épinglés plus tard par les poignards des sbires de Macbeth : têtes comme sur le plateau des larges cols à godrons de futurs décapités. Les robes des dames éclaireront de gaies couleurs les scènes de cour mais jamais éclairer la teinte obscure générale du drame. Les insolites fauteuils Louis XV sont-ils une métaphore de raffinement pervers dans la brutalité du reste du mobilier, d'intemporalité ou une coquetterie à la mode usée de mêler les époques? La table, un piano, renversés sont des signes connus de décadence et chute, de révolution, chez Frédéric Bélier-Garcia qui signe cette mise en scène.


    On admire la qualité plastique, l'agencement pictural des groupes, de ce chœur pratiquement omniprésent et admirablement préparé par Emmanuel Trenque, notamment les sorcières qui, sous la baguette nuancée et puissante de Pinchas Steinberg, passent du murmure sardonique au ricanement sarcastique, d'autant plus inquiétantes d'être traitées scéniquement en femmes banales, presque en voisines : le mal est parmi nous. Le chef, dès le prélude, donne aux cordes un frémissement de vol effaré d'effroi d'oiseaux de mauvais augure, trilles angoissants, pincements aigus de flûtes affutées et claquement effrayant de cuivres, un éclair, un éveil de cauchemar, glisse l'angoissante onirique et désolée de la scène du somnambulisme. Tout au long de l'œuvre, il nous fera goûter les mêmes qualités de relief délicat pour les détails des divers pupitres et de violence déchaînée sans jamais brouiller les lignes, les volumes d'une œuvre polie par Verdi pendant près de vingt ans.
    Le plateau est admirable. Tour à tour valet  servile de Macbeth, assassin à gages asservi aux noirs desseins du maître, une apparition puis médecin de Lady Macbeth, Jean-Marie Delpas, multiplie en peu de phrases une grande présence dramatique et vocale, sombre en timbre mais limpide en diction. Fils du roi Duncan assassiné, menacé lui-même, fuyant le danger et ne revenant que pour hériter de la couronne que lui ont conquise ses partisans, Malcolm est un personnage épisodique et falot, encore réduit par le librettiste, et l'on ne reprochera pas au ténor Xin Wang, timbre soyeux, un manque de présence que le rôle ne lui accorde pas. Beaucoup plus présente par le travail scénique que lyrique, Vanessa Le Charlès, suivante de Lady Macbeth est traitée, cheveux courts et habits masculins, comme son obsédante ombre portée virile, dont les attouchements furtifs de mains avec sa maîtresse laissent supposer une intimité plus grande que celle d'une simple femme (homme) de chambre. Lorsque on entend enfin les quelques phrases de son joli soprano le contraste est frappant.


    En époux et père douloureux, d'autant qu'on l'avait vu tendrement en scène avec son enfant, émouvante trouvaille, découvrant au milieu de la masse persécutée l'horreur du massacre de sa famille, Stanislas de Barbeyrac est bouleversant, déchirant son timbre lumineux de ténor de la déchirure de sa chair, retrouvant en jeune héros des accents vengeurs superbes pour terrasser le monstre. Autre père attentif, veillant sur sa progéniture, son fils, et réussissant à la sauver dans la forêt du piège, Banquo, auquel les sorcières ont prédit que, sans régner, il aurait une lignée de rois, est incarné par la noble allure de Wojtek Smilek. Dans son grand air assailli de noirs pressentiments sur la mort qui le guette, il déploie le sombre tissu de sa voix de basse, passant du murmure oppressé à son fils à l'éclat terrible de la révélation lucide du complot jusqu'à un éclatant mi aigu final.
    On sait que Verdi, toujours soucieux de vérité dramatique, voulait, pour sa Lady Macbeth, un timbre laid mais expressif, ce qui fut la chance de Callas selon son propre aveu quand elle fut choisie à la Scala par Toscanini soucieux de respecter le vœu du compositeur. On ne dira pas que la soprano dramatique hongroise Csilla Boross remplit le réquisit verdien de laideur vocale en revanche, même si l'expression dramatique dans la scène du somnambulisme semble paradoxalement trop sommeiller, sa voix charnue, immense, remplit pleinement toutes les exigences du rôle : largeur et couleur égale du timbre, passant avec aisance des notes les plus corsées de la tessiture terrible du rôle aux sauts d'aigus pleins et triomphants. Un triomphe assurément. À ses côtés, en Macbeth, scéniquement et vocalement, le baryton Juan Jesús Rodríguez, triomphe pareillement : égale aussi sur tout le registre, sa voix d'airain aux teintes bronzées se joue de la difficulté de ce rôle écrasant sans en être écrasé. Homme du doute, à peine entré dans le premier degré du crime, poussé par sa femme, il traduit si sensiblement ses remords qu'il en deviendrait humain et touchant. Un grand artiste que l'on découvre.

    Triomphale fin de saison à l'Opéra de Marseille.

Opéra de Marseille,
Macbeth de Verdi
Coproduction Opéra Grand Avignon
7, 10, 12, 15 juin 2016
Orchestre et chœur (Emmanuel Trenque) de l'Opéra de Marseille sous la direction de
Pinchas Steinberg.
Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia.
Scénographie : Jacques Gabel ; costumes : Catherine et Sarah Leterrier.
Lumières : Roberto Venturi.

Distribution
Macbeth : Juan Jesús Rodriguez ; Lady Macbeth : Csilla Boross ; Banquo : Wojtek Smilek : Macduff : Stanislas de Barbeyrac ; suivante de Lady Macbeth :   Vanessa Le Charlès ; Malcolm : Xin Wang ; serviteur de Macbeth, un sicaire, une apparition, le médecin : Jean-Marie Delpas ; un hérault : Frédéric Leroy.

Photos :© Christian Dresse :

1. Duncan et Macbeth ;
2. Ivresse voluptueuse du pouvoir;
3. La forêt des assassins de Banquo ;
4. Le spectre de Banquo ;
5. Cauchemar de Macbeth ;
6. Lady Macbeth somnambule et sa suivante ;
7. Lady Macbeth et le médecin ;
8. Macduff, père douloureux ;
9. Les lances terrassant la bête humaine.

mercredi, juin 22, 2016

CAMPRA, GLOIRE D'AIX

Enregistrement 11/4/2016, passage, semaine du 2/5/2016
RADIO DIALOGUE RCF (Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)
« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 223
Lundi, 12h15, 18h15, samedi à 11h45

LES FIGURES DE L’AMOUR
DANS L’ŒUVRE D’ANDRÉ CAMPRA


    En début d’année, je présentais  le disque Les Muses rassemblées par l’Amour,un CD des aixoises FESTES D’ORPHÉE, « Les Maîtres Baroque de Provence », vol. V, un inédit discographique du grand compositeur d’Aix, André Campra, une idylle chantant la fin de la peste en Provence, qui fut créée en 1723 et plus jamais donnée depuis, sauf en extraits. Voici maintenant que l’excellent label provençal Parnassie du marais, apporte une autre belle contribution à la connaissance et reconnaissance aujourd’hui de ce musicien, par ailleurs toujours bien présent dans son catalogue, avec un beau CD appelé Les Figures de l’amour/André Campra. On le doit à l’ensemble baroque Parnassie du marais, dirigé par la claveciniste Brigitte Tramier, avec au violon Claire Létoré, Sabine Weill, flûtes et hautbois, Sylvie Moquet à la viole de gambe et, en soliste vocale Monique Zanetti, avec quelque cinquante disques à son actif, une figure bien connue du chant baroque qu’elle enseigne par ailleurs au Conservatoire d’Aix où travaille aussi ce quintette de dames qui sont également des solistes réputées. Dans ce disque, voisinent des pièces instrumentales, interprétées aux claviers par Brigitte Tramier, de Lambert Chaumont à l’orgue, d’Henri Dumont et Couperin au clavecin, et de Forqueray et Jacquet de la Guerre par les divers pupitres de l’ensemble. C’est le fond contextuel de la musique au temps de Campra tête d’affiche du disque.
     D’origine italienne, André Campra est né à Aix 1660 et mort à Versailles en 1744, après une vie bien remplie : il occupe diverses charges, dont celle de maître de musique de Notre-Dame de Paris et de maître de chapelle du prince de Conti. Auteur d’opéras à succès et de musique religieuse, il est un maillon essentiel entre Lully et Rameau et un trait d’union entre la musique française et italienne. Les morceaux présentés ici, tirés de son opéra comme Le Carnaval de Venise (récemment donné à la télé) ou de cantates dramatiques profanes (L’Heureux jaloux, Didon) ou religieuses (Joseph) qui sont des opéras en réduction, a permis ce florilège. Il nous offre donc les figures, les faces, parfois les doubles faces, les visages, les rivages et les virages de l’amour, ses ravages, ses rives et dérives : une promenade amoureuse à travers les sentiers fleuris d’un jardin à la française bien peigné, même s’il affecte parfois le doux désordre faussement pastoral et tendrement bucolique, semé de roses mais aussi d’épines, avec ses déchirements passionnels et jaloux, la fuite et l’abandon, ses rêves impossibles, sa douceur fraternelle et même ses élans mystiques, comme une compensation à l’impossibilité des amours humaines ivres d’absolu.
    À Monique Zanetti, délicate voix, où nichent des gazouillis d'oiseau, sont confiés ces airs tendres ou tendrement âpres : sur le ruban lisse et soyeux de la tenue de la voix, elle tresse et trousse les fanfreluches, enrubanne les jolis nœuds de trilles ailés. Mais elle exprime aussi le drame que la douceur de sa voix rend encore plus aigu. Mais on peut en apprécier le dramatisme dans la rubrique « Amour jalousie » (plage 10), mettant en jeu un amant blessé par une ingrate beauté, affect exprimé par un rythme expressif saccadé, suffoquant.
     Certes, au Grand Siècle et au tournant du XVIIIe siècle libertin, la rhétorique amoureuse exprime dans l’élégance souriante le beau visage de l’amour. Mais le noir côté de la passion et ses déchirements, la cruauté de l’abandon, s’y expriment aussi avec une violence que nulle galanterie ne peut farder. Ainsi, la tragique figure de Didon. Tirée de l’Éneide de Virgile, la légendaire et belle reine de Carthage, suicidée par amour après l’abandon d’Énée qu’elle avait recueilli après la destruction de Troie, est presque un passage obligé de l’époque, qui a donné lieu à d’innombrables opéras en Europe et à une infinité d’airs, de cantates. Didon ne pouvait manquer en France d’avoir un écho concret avec les grâces et disgrâces successives des favorites de Louis XIV et Louis XV. Favorites qui étaient toutes loin de mourir d’amour comme la Lavallière recluse en un couvent. Mais l’exil de la favorite, sa chute après son ascension glorieuse, la condamnait aussi à une mort sociale. On comprend alors dans cette cantate de l'antique Didon (plage 20), l'actualité que pouvaient avoir ses intemporelles imprécations, appelant les vents à contrarier la fuite d’Énée sur ses vaisseaux, noblesse déchirée des récitatifs, très longs, expliquant l’action et concision cruelle de l’air, très court, qui exprime l'affect, le désespoir furieux de Didon en volées de vocalises tempétueuses voyant voler sur les flots les vaisseaux de son amant infidèle (plage 23)
     Mais ce disque alterne, avec le chant, de belles plages instrumentales, d’une grande fraîcheur, avec le pépiement d’oiseau des flûtes désinvoltes et joyeuses de Sabine Weill sur les traits langoureux de la viole de gambe dorée de Sylvie Moquet, sur la ponctuation d’argent, le scintillement lumineux du clavecin de Brigitte Tramier. La flûte affûte presse et tresse ses guirlandes autour de la tige tutrice de la voix humaine de la viole tandis que le clavecin mousseux, bouillonne, fredonne. La musique est presque visuelle et l’on devine souvent les pas des danseurs au son élégamment rustique des musettes sur un bourdon de viole tel un fredonnement de bourdon voletant, faussement sombre, gourmand de miel musical rafraîchi par l’onde fraîche du clavecin, clair ruisseau de certaines vignettes bucoliques. Mais ici, un extrait du Carnaval de Venise, c’est un sombre moment de l’intermède des esprits follets de l’Orfeo (plage 13), en italien comme il convient, chantant le désespoir d'Eurydice, dans les enfers, croyant ses appas méprisés par un Orphée qui lui refuse ses regards sur l'interdit fatal du dieu qu'elle ignore, humain sentiment de femme, d'épouse, mais coquetterie mondaine qui causera sa perte irrémédiable et l'impossibilité pour le demi-dieu de la musique de la ramener au monde des vivants.
  Éternelle variété et variations de l'amour, intermittences du cœur exprimées dans la permanence élégante et sensible de ce CD où règnent les dames.
     Après Aix exaltée par Campra dans le disque des Festes d'Orphée Les Muses rassemblées par l'Amour dont figurent ici quelques extraits, nous avons, par  ces artistes aixoises et ce label voisin, Campra exalté par Aix.

Les Figures de l’amour/André Campra. On le doit à l’ensemble baroque Parnassie du marais.
    La riche production discographique de Parnassie du marais dans le site : parnassie.fr



CAMPRA ET LA GLOIRE D'AIX


Enregistrement 4/1/2016, passage, semaine du 11/1/ 2016

RADIO DIALOGUE RCF (Marseille : 89.9 FM, Aubagne ; Aix-Étang de Berre : 101.9)

« LE BLOG-NOTE DE BENITO » N° 208

Lundi, 12h15, 18h15, samedi à 17h30



AIX EXALTÉE PAR CAMPRA (1660-1744)

 


     Je le disais dès l’annonce de ce disque l’an dernier : « une nouvelle heureuse, une nouvelle rose, en ces temps gris et moroses :  Guy Laurent, infatigable animateur des Festes d’Orphée, découvreur et explorateur des terres inconnues ou méconnues aujourd’hui de la musique baroque provençale d’hier, après avoir exhumé et ressuscité en 2014 dans un concert qui ravit le public, une œuvre perdue de Campra, le grand compositeur aixois (1660-1684), veut lui donner la vie pérenne d’un enregistrement. » Eh bien, malgré les difficultés financières, c’est fait, nous avons enfin en mains et dans l’oreille charmée Les Muses rassemblées par l’Amour, un CD précieux qui vient de nous arriver comme pour ouvrir de rose et heureuse façon une année nouvelle dont nous espérons qu’elle ne sera pas, je ne dis plus « grise et morose », mais qu’elle ne sera pas noire et triste des malheurs qui nous ont tous accablés en frappant Paris. Et ce magnifique disque d’une musique d’hier tellement vivante sonne comme un symbole revigorant de notre récente et sinistre actualité, fêtant l’amour, célébrant la fête, bref, chantant, affirmant la vie après des heures noires de fureur mortifère. Et il faut écouter ces vers du premier air de l’œuvre, chantés par l’Amour, le fils de Vénus, qui revient en des lieux ravagés par la mort :

         Une épouvantable Furie 
         A trop long tems désolé ces climas ;

         Qu’un doux repos succéde à tant de barbarie
         Et que l’image du trépas 
         De vos plaisirs nouveaux à jamais soit bannie. »


     On les croirait écrits d’aujourd’hui. Mais il suffirait encore d'écouter un bref extrait de la plage 6, un autre air —ils sont toujours très brefs dans la tradition imposée par Lully— où une Musicienne, ici, Catherine Soubrouillard, dessus, c’est-à-dire, soprano, fait encore allusion aux angoisses, aux dangers passés et exhorte l’Amour, grâce aux charmes du plaisir, à souffler, insuffler à un monde désolé, ravagé, l’espérance et le désir, bref, de rallumer la vie.

    Car cette idylle, un texte pastoral dans la tradition poétique mythologique, située à Aix, est une allégorie du retour à la vie par l’amour, après un fléau sans que ce dernier soit dit, nommé, explicité, auquel il est fait allusion par des périphrases que nous avons entendues : « Une épouvantable Furie » qui a désolé ces climats, cette région, en fait, la Provence, qui a semé les trépas, causant toutes ces alarmes. Les contemporains ne s’y trompaient pas si, pour nous, il ne s’agit que d’un souvenir historique, parfois illustré dans quelque tableaux terribles, ou symbolisé par telle statue, celle du Chevalier Roze. Il s’agit de la terrible peste de 1720 qui ravagea à partir Marseille eet la Provence, causée déjà par l’appât du gain de marchandises contaminées débarquées indûment d’un navire en quarantaine.

     Et cette œuvre, élégante, pleine de charme, de gaîté, Les Muses rassemblées par l’Amour à Aix, sont comme un vœu exaucé, ex-voto rétrospectif en quelque sorte pour le salut de la cité. Composée et jouées en 1723, elles sonnent telle une éclosion, résonnent de la résurrection de l’espoir après la cataclysme : c’est une gracieuse action de grâce comme on les conçoit au XVIIIe siècle, délicatement enrubannée de vocalises et de guirlandes de roses. Et il faut entendre, dans le style de Campra, magnifique synthèse de la musique italienne et française de son temps, ces ornements joyeux qui ondulent avec virtuosité dans la grande voix de basse de Guy Laurent se faisant joliment légère, qui incarne le dieu Mars, et le chœur foisonnant, frissonnant, qui se lance aussi dans des notes piquées du plus bel effet. Mais il faut aussi entendre, comprendre l’Amour, qui par la voix de Laure Bonnaure, dessus, expose, pratiquement un projet culturel pour la ville d’Aix, en rappelant son passé romain, n’oublions pas que son nom latin était Aquæ sextiæ, les eaux thermales de Sextius (on connaît le cours Sextius) :

           Les Romains, autrefois, ornèrent cette ville,
           Elle doit plaire à vos regards,
           Je veux qu’elle serve d’asile
          Aux jeux, aux plaisirs, aux beaux Arts. (Plage 9)

     Un vrai programme urbain digne déjà de l’Office du Tourisme : Aix, ville d’eau, ville d’art… et ville de jeux avec son casino ! Et rappelons que l’âge d’or de l’architecture d’Aix est justement ce XVIII siècle, l’époque de Campra et de son librettiste.

     Non seulement le passé romain d’Aix est évoqué au détour d’une phrase, mais, également, en une époque où revient dans la littérature et la musique un goût du Moyen-Âge à travers les inusables romans de chevalerie espagnols et les opéras tirés de l’Arioste et du Tasse, l’Amour, par allusion rapide, évoque d’un simple mot « rime », le temps des troubadours provençaux qui inventèrent et enseignèrent les Leys d’Amor, la rhétorique de la virtuosité poétique de l’amour courtois et rêve de ressusciter son ancienne Cour d’Amour où les dames jugeaient les cas d’amour, les délits amoureux des amants policés. Les seigneurs maris partis en quête de croisade laissant à leur femme les rennes du pouvoir, celles-ci, comme les villes libérées du poids féodal, font la conquête de leur émancipation : la femme, qui n'est plus le simple butin de guerre du chevalier triomphant, règle et régit enfin l'amour où le héros n'est plus le brutal guerrier vainqueur mais le vaincu et blessé d'amour soumis au service envers sa Maîtresse, au sens littéral de ce mot galvaudé depuis.

     Sous sa brièveté, d’une durée d’une heure à peine, après l’horreur de la peste, cette idylle est une ode à la gloire passée et présente d’Aix. En effet, commande de l’Académie d’Aix au plus grand compositeur de la ville célèbre à Paris, également académicien, l’œuvre fut composée sur un texte de l’académicien aixois Denis-Marius Perrin, par ailleurs premier éditeur des lettres de Madame de Sévigné. C’est donc une œuvre triplement aixoise par sa genèse et sa finalité explicite : exalter l’exception, l’excellence d’Aix. Aix, Aix, Aix. Campra viendra lui-même dans sa chère patrie blessée en diriger la création.

     Cette idylle musicale, allégorie du retour à la vie par l’amour, sinon inédite, était restée inouïe jusqu’au miracle de sa redécouverte et enregistrement par Guy Laurent.

En une époque où le statut des femmes est insidieusement grignoté par les intégrismes, où la peste de la barbarie mortifère nous assiège, le seul refuge vivant, c’est l’art, la culture, et leur quintessence, la musique.

     On pourra savourer aussi, comme un autre chant aux couleurs de la Provence, les accents provençaux de l’air interprété par Bastien Caillot, contre-ténor (Plage 19).

     Un régal.



Les Muses rassemblées par l’Amour, un CD PAR LES FESTES D’ORPHÉE, « Les Maîtres Baroque de Provence », vol. V.

Toute la discographie des Festes d'Orphée sur leur site :
www.orphee.org

vendredi, juin 17, 2016

LES DÉFIS DE CARMEN



CARMEN



Livret Meilhac et Halévy

d'après la nouvelle de Prosper Mérimée

Musique de Georges Bizet

Co-production de l'Opéra Studio Marseille Provence

et de l'Opéra de Marseille

Dôme de Marseille

4 juin 2016



Les défis d’une production

     Le pari était de taille : celle, démesurée, du Dôme. La réussite est à cette mesure ou démesure. Les défis : une œuvre fétiche, une salle, un plateau immenses, un nombre impressionnant de cent-vingt choristes et soixante enfants s’ajoutant aux chanteurs, acteurs, sur scène et un nombre nourri de spectateurs pour un financement sous-alimenté frôlant le zéro à cette échelle, n’était-ce la généreuse participation de l’Opéra de Marseille qui sent bien dans cette entreprise de l’Opéra Studio Marseille Provence de populariser l’art lyrique un moyen d’y attirer des gens qui n’y viennent pas ; former les futurs spectateurs par l’intéressement volontaire au projet des lycées et centres de formation professionnelle comme l’an dernier pour la miraculeuse Flûte enchantée qui charma un public nouveau médusé et respectueux, souvent des parents, plongés  dans le cœur de la création pendant les mois où leurs enfants avaient participé, sous la direction de maîtres à saluer, à la conception des décors, des costumes, sous l’œil bienveillant du chaleureux Richard Martin qui en signait une magique mise en scène sous la baguette du même Jacques Chalmeau, qui dirigeait déjà la Philharmonie Provence Méditerranée, soixante et dix musiciens en fin de cursus dans les conservatoire de région, auxquels on offre une belle expérience professionnelle.


     Ce noble désir de populariser sans démagogie l’opéra, modeste en moyens mais ambitieux dans ses vœux, était riche d’un fastueux plateau de niveau national et international.
Les deux compères, à la scène et à la fosse, Martin et Chalmeau, se retrouvaient donc de nouveau pour cette aventure d’autant plus périlleuse que Carmen est une œuvre patrimoniale, sacralisée et popularisée, qu’on ne touche jamais sans risquer de heurter un public qui a fait d’une œuvre publique une propriété personnelle. Autre risque supplémentaire, déconcerter des connaisseurs : par un minutieux travail de recherche d’archives en bibliothèque, Jacques Chalmeau nous offrit le luxe d’une édition critique originale de la partition de Carmen, telle qu’elle fut créée, selon lui, le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique, allégée d’ajouts, allongée de passages supprimés. On ne peut que saluer cette belle initiative musicologique, même si nous pouvons aussi la questionner plus bas.

Réalisation et interprétation


    Remplir l'immense plateau sans effet grossier de remplissage n'était pas le moindre défi relevé par Martin. Il le meuble sans l'encombrer et l'intelligente et sobre scénographie de Floriande Montardy Chérel joue le jeu avec une simplicité qui rejoint le naturel évident de cette production sans maniérisme : à jardin, au fond, des structures évoquant vaguement, autant qu'on puisse juger dans des lumières vagues, des murs —sans doute ceux de l'usine, la manufacture de tabac— peut-être des remparts, ceux de Séville où se nichera la taverne de Lillas Pastia, sur lesquels apparaîtra enfin Carmen, juchée, perchée, intronisée physiquement mais avec désinvolture, sur cette hauteur : la hautaine gitane ironique, les hommes à ses pieds cherchant vainement à l'atteindre, est d'entrée signalée on dirait par son altitude, une échelle littéralement supérieure par sa beauté au reste des femmes, bien au-dessus du troupeau des hommes qu'elle domine par son intelligence.

Quelques cubes, des murets au centre seront aussi banc de repos pour la pause des cigarières, pour des mères de famille, des grand-mères promenant le landau de la progéniture, ou, à cour, socle ou siège, pour les soldats, des gendarmes français des années d'après-guerre où se déroule ici l'action : forum antique d'une Séville au long passé romain, agora marseillaise d'une Phocée grecque, bref, vaste place, piazza ou plaza méditerranéenne « où chacun passe, chacun va », s'offrant en spectacle et commentaire à tous les autres, toujours témoins de la comédie et des drames en plein air, grand marché avec marchande des quatre saisons, étals de ventes diverses, une carriole avec des oranges des vergers andalous. Et, en fond, en graphismes scalènes par les vidéos suggestives de Mathieu Carvin, les toitures anguleuses d'un quartier ouvrier avec la verticale des cheminées en briques, et les grandes fenêtres hagardes de la manufacture de tabac, sans doute celle, marseillaise, de la Belle-de-mai, parfois traversées d'ombres chinoises. D'autres projections, dans des lumières oniriques, dessineront des épures mouvantes, linéaires, presque abstraites, de paysages urbains ou montagnards : la technique d'aujourd'hui pour évoquer et éviter les lourds décors d'autrefois.

    Sans faste inaccessible à ce monde ouvrier sauf pour les danses gitanes de la taverne, les costumes de Gabriel Massol et Didier Buro jouent avec justesse la mode des années 50, tabliers de travail des femmes sur les blouses simples, d'où se distinguent quelques robes à volants des Bohémiennes, suggérant subtilement, sinon la lutte des classes, celles des ethnies affrontées. Détail touchant : à la pause de la Manufacture, les ouvrières s'empressent d'allumer la cigarette mais une mère se presse, se précipite pour en profiter pour donner le sein à son enfant que gardait la mémé.


     Un camion joyeusement traîné par les enfants de la garde montante, des gendarmes boutonnés jusqu'au col, l'armée gardienne de l'ordre et des travailleurs traverse ostensiblement, occupe l'espace et, groupe inquiétant de noirs corbeaux immobiles à cour et à jardin, deux chœurs de prêtres : l'Église, l'autre pilier d'un état répressif de fonctionnaires comme une oppressante famille qui fonctionnait comme l'état, celle de Don José avec la Mère et ses principes au centre, Mère Patrie et Mère Église, Travail, Famille, Patrie. Vichy n'était pas loin et la Libération, de passage au fond, peut être incarnée par la gitane libertaire et ses anarchiques hors-la-loi.

    On sait gré à Richard Martin, dont on connaît la fibre, d'avoir souligné cette présence inquiétante, non de la religion qui peut aussi libérer, mais d'une écrasante Église espagnole toujours au service des puissants : je rappellerai que l'Espagne, loin avoir écrasé « l'infâme » voltairien, après la parenthèse libérale due à la Révolution française, l'avait vue revenir, plus puissante et arrogante que jamais, avec le rétablissement même de l'Inquisition, à l'époque de cette Carmen, dans les bagages de Ferdinand VII, le pire monarque de son histoire, que les « 100 000 fils de Saint Louis », l'armée envoyée par la France et saluée par Chateaubriand, avait restauré sur son trône, assis déjà sur le massacre et l'exil des libéraux, comme fera, exactement un siècle plus tard le général bigot Franco. Et je ne puis m'empêcher de voir, dans ce dérisoire et luxueux trône de procession porté dans sa vacuité triomphale dans le grotesque défilé final des toreros, piètres héros d'un peuple asservi aux jeux de cirque sans pain, une allégorie de la sinistre mascarade franquiste qui se pavanait encore aux jours où Martin situe l'action.


    Les masques goyesques de sinistre carnaval tauromachique, le ridicule char de triomphe d'un Escamillo attifé de grotesque façon, dénoncent aussi clairement l'imposture de l'héroïsme de farce d'une corrida où le sadisme des spectateurs paie pour applaudir le sang versé, pour acclamer en direct la torture et le meurtre d'une vie : « Viva la muerte ! », 'Vive la mort !', le cri même du fascisme espagnol. Ce même public qui fera cercle pervers, avide du spectacle sanglant, mais immobile et indifférent au drame qu'il n'empêchera, pas autour de l'estocade finale de Don José à Carmen : dans ou hors de l'arène, la même soif de sang.


     La nécessaire sonorisation des solistes, du moins à la première, pose un problème de réglage spatial : les voix du fin fond de la scène, ou des coulisses pour Escamillo et Don José, paraissent plus grosses que lorsqu'elles sont devant où elles retrouvent un volume plus acceptable. Les vifs déplacements des personnages du délicat quintette, perturbant les volumes sont cause sans doute aussi d'une impression de décalage. La joyeuse chorale turbulente des enfants, avec cette distance et ce mouvement, était difficile à tenir à la baguette. Les chœurs, statiques, sonnent bien tout naturellement, emplissant l'espace, tout comme l'orchestre finement tenu par Chalmeau qui, avec une dévotion respectueuse, suit à la lettre les subtiles indications de dynamique et de nuances de volume de Bizet, parfaitement suivi par sa phalange.


    L'autre problème est le choix, discutable, au prétexte de fidélité originelle, de la version Opéra-comique de Carmen : les passages parlés imposent aux chanteurs un déplacement fatigant de la voix qui n'est pas toujours heureux, sans compter le jeu théâtral différent du lyrique. Seules les voix graves, en général parlent et chantent sur la même tessiture et le Zúñiga plein d'élégance de la basse Frédéric Albou, à partir d'un sol ou fa, garde la même égale et belle couleur sombre dans sa parole ou chant. Le handicap du texte parlé ne se pose pas pour les truculents et picaresques comparses, fripons fripés, pendards évidemment pendables, Jean-Noël Tessier, joli ténor, le Remendado, et Mickael Piccone, baryton, le Dancaïre, qui assument allègrement la part opératique comique de l'œuvre. Ce versant presque opérette était annoncé par l'air restitué ici à Morales, excellemment interprété par le baryton Benjamin Mayenobe, une histoire vaudevillesque saugrenue, d'ailleurs soulignée par la projection d'un Guignol.

     Autre retour à la version originale, le changements de tessiture de Mercedes, redevenue ici soprano léger, délicieusement et malicieusement incarnée par Sarah Bloch, avec sa digne complice en frasques, Frasquita, au timbre doucement voluptueux de la mezzo Hélène Delalande. Seule « étrangère » de cette distribution française, la soprano arménienne Lussine Levoni est autant une Micaela étrangère au monde grouillant sévillan et gitan qu'elle est intégrée lyriquement dans un rôle français qu'elle sert avec une voix tendre mais ferme, égale sur toute sa tessiture. 

    Le baryton Cyril Rovery, se tirant sans difficulté de l'air ardu du toréador qui nécessite autant de grave que d'aigu, les chanteurs sacrifiant en général le premier pour faire sonner le second, d'une voix égale, campe un Escamillo certes ostentatoire mais plein de panache, avantageux et généreux de son athlétique personne, vrai star qui ose un strip, lançant spectaculairement son débardeur aux fans, aux femmes, et l'on est heureux qu'il offre la beauté de sa plastique aux dames et à l'envie des hommes plutôt qu'à une brave bête de taureau qui n'en a rien à faire.

      Don José, c'est le Marseillais international Luca Lombardo, qui a chanté le rôle dans le monde entier, incarnant et défendant le beau chant français. Il unit, à un physique d'homme mûr, blessé par l'existence, la fraîcheur juvénile d'une voix comme une nostalgie déchirante de la jeunesse qui rend plus poignant son émoi devant la jeunesse et la beauté de Carmen. C'est une autre dimension humaine du personnage qu'il apporte à l'œuvre, une vérité passionnelle qui n'est pas simplement l'incompatibilité ironisée par la gitane entre le chien soumis gardien de l'ordre et le loup épris de liberté : l'homme accroché à une jeunesse qu'il poignarde, cloue d'un couteau faute de pouvoir la fixer. Ligne de chant, tenue de souffle, sa voix se plie au nuances et nous offre l'aigu de l'air de la fleur en un pianissimo doucement douloureux, voulu par Bizet, que les ténors n'osent jamais en scène.

    Digne objet de ses vœux, allure, figure, jeunesse, Marie Kalinine, dans la tradition dépoussiérée par les grandes interprètes espagnoles du rôle comme Los Ángeles ou Berganza, est une Carmen de grande classe, non de classe supérieure aristocratique, mais de la noblesse innée gitane, ouvrière, cigarière, contrebandière, mais en rien roturière ou ordurière, ce n'est pas une cagole marseillaise. Comme dans Mérimée, elle se fera castagnettes des débris d'une assiette qu'elle casse pour accompagner sa danse, et qu'elle rejette ensuite avec dédain. Carmen, en latin et en espagnol signifie 'charme', sortilège : elle est l'intelligence de la femme qui toujours fut suspecte, d'Ève aux sorcières auxquelles l'assimile d'emblée le timoré Don José pour se justifier et s'innocenter de sa folle passion. Velouté coloré de la voix, grave profond sans effet vulgaire de poitrine, elle joint, à l'élégance de la silhouette celle du timbre d'une voix aisée sur toute la tessiture, un jeu tout en finesse, sans effet, qui rend plus terrible, celui comme un coup de poignard qu'elle assène à José d'un murmure cruel : « Non, je ne t'aime plus», allant au devant de son suicide.

   Mère et fille, sœurs par la beauté égale de leur silhouette, les chorégraphes et danseuses flamencas María et Ève Pérez, assurent et assument la vérité andalouse d'une Carmen que nombre d'Espagnols, en dehors des emprunts (Iradier) et inspirations (Manuel García) de Bizet, sentent comme vraiment espagnole.



Version originale de Carmen?

   Tout en saluant le travail musicologique de Chalmeau pour revenir à l'original de la création, on se permettra quelques remarques. D'abord, les textes parlés ne sont pas donnés, heureusement, in extenso. Même coupés, ils n'apportent pas grand chose sauf un détail de la vie de José qui a fui la Navarre après un drame d'honneur, un duel sans doute, et sont bien moins bons que les récitatifs concis et bien frappés de Guiraud. Les pages orchestrales rétablies sont naturellement belles mais leur légèreté, à une première et seule écoute, tire encore l'œuvre vers le versant Opéra-Comique et l'air rajouté de Morales, cette comique histoire de cocu, la fait sombrer, avec le pendant du quintette des contrebandiers, franchement vers l'opérette. Bizet fut sans doute avisé de les couper et, sans nier le plaisir de la curiosité, il n'y a sans doute pas lieu de sacraliser la première d'un spectacle vivant toujours appelé à bouger : l'intérêt historique n'est pas forcément esthétique.  Figaro s'était "mis en quatre", selon l'expression de Beaumarchais pour plaire car la version en cinq actes de la première fut un échec ; Mozart fit un deuxième air pour son Guglielmo de Cosí, plus court, et on ne chante pratiquement jamais le premier, sans compter les retouches d'autres œuvres ; on sait aussi ce qu'il advint du Barbier de Rossini à la première; Verdi n'a cessé de remanier ses opéras. Bizet aussi, de son vivant, retoucha le sien.

   Par ailleurs, si c'est là la version originale, on s'étonne de ne pas trouver la habanera initialement écrite par Bizet (enregistrée en « plus » par Michel Plasson dans un enregistrement) puisque il abandonna cette mouture et emprunta ce qui est devenu « L'amour est enfant de Bohème… » au plaisant duo entre un séducteur créole et une jolie mulâtresse, El arreglito de Sebastián Iradier, qu'il cite, musicien espagnol professeur de l'Impératrice Eugénie de Montijo, connu universellement par son autre habanera, La paloma.

Carmen de Bizet
Dôme de Marseille, 4 et 5 juin

La Philharmonie Provence Méditerranée, le Chœur Philharmonique et le Chœur Amoroso du CNRR de Marseille sous la direction musicale Jacques Chalmeau.
Mise en scène et lumières : Richard Martin.
Scénographie : Floriande Montardy Chérel ; costumes : Gabriel Massol et Didier Buro. Vidéo : Mathieu Carvin
Char et le costume d'Escamillo : Danielle Jacqui.
Distribution
Carmen : Marie Kalinine ; Micaela : Lussine Levoni ; Mercédès: Sarah Bloch ; Frasquita : Hélène Delalande ; Don José : Luca Lombardo ; Escamillo : Cyril Rovery ; Morales : Benjamin Mayenobe ; le Dancaïre : Mickael Piccone ; le Remendado : Jean-Noël Tessier ; Zúñiga Frédéric Albou
Ana Pérez et Marie Pérez : chorégraphie et danse flamenco.

Photos : © Frédéric Stephan
1. Zúñiga, plus polisson policier que policé face à Micaela;
2. José et Micaela;
3. Carmen et José ;
4. La pause des cigarières ;
5. Éva Pérez ;
6. María Pérez , Carmen Mercedes et Frasquita ;
7. L'idole des dames : Escamillo, Mercedes et Frasquita à ses pieds;
8.  Dancaïre assis, Remendado et ces dames ;
9. Goyesque  carnaval de mort ;
10. Grotesque procession d'un Dieu absent ;
11. Suicide de Carmen tendant le couteau.
 

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