Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mercredi, avril 25, 2007

XVI e FESTIVAL DE MUSIQUE SACRÉE Mars-Avril 2007 Sacré et consacré

Plus de 20 ans d’existence pour les Festes d’Orphée de Guy Laurent, directeur de cet ensemble baroque, 16 ans pour son Festival de la Semaine Sainte à Aix : consécration d’une démarche originale. À l’inlassable quête musicologique en bibliothèque de partitions anciennes, oubliées ou perdues, du continent presque immergé du patrimoine de la musique baroque provençale, Guy Laurent joint leur patiente restauration et complète cet intense labeur en les faisant généreusement connaître au public par ses interprétations remarquables d’exigence stylistique, confiées à un chœur, à des solistes vocaux et instrumentaux mêlant harmonieusement des professionnels et des amateurs dignes de l’être par leurs qualités. Une cinquantaine d’œuvres ont ainsi été sauvées du naufrage du temps, présentées en nombreux concerts durant toute la saison (Les mardis musicaux), heureusement mémorisées par des disques.
Le Baroque, auquel se voue Laurent pour sa part musicale, né à Rome, migrant dans toute l’Europe et émigrant outre-mer avec l’expansion coloniale espagnole et portugaise (jusqu’au Indes et même le Japon) est devenu, de la sorte, comme nous l’avions défini en 1992 pour fêter le 400 e anniversaire de « La rencontre de deux mondes » à l’UNESCO, le seul art aussi universellement répandu, le plus grand facteur commun entre toutes les cultures : la plus belle et noble mondialisation, la plus exemplaire, par l’Art.
On saluera donc Laurent qui, loin d’en rester à une exhumation régionaliste et nombriliste, identitairement étriquée et confinée, confronte sans affrontement ces partitions locales, les met en écho harmonieux avec d’autres productions de ce même répertoire tant françaises qu’européennes et même latino-américaines : leur intérêt et leur spécificité s’en trouvent éclairés à la lumière de cette confrontation. Régionalisme universel, donc, et intemporel aussi puisque ouvert par ailleurs à la création contemporaine : découvertes et redécouvertes, jeu de réponses, de répons au sens musical et liturgique, entre cultures et époques.
Ainsi, cette année, l’événement du Festival fut, dans le lieu qui la vit éclore, la Cathédrale Saint-Sauveur, la re-création du grand motet Dixit Dominus de l’Aixois Claude-Mathieu Pelegrin (1682-1763), repris dans la miraculeuse acoustique de Saint-Victor à Marseille. L’œuvre d’hier faisait paire avec une œuvre d’aujourd’hui, Découverte, de Michel Pascal. Bach, Campra l’Aixois et Archambaud l’Avignonnais se partageaient aussi la riche affiche,
Sous les voûtes en berceau et les croisées d’ogive de l’abbaye, le Dixit dominus (1723) de Pelegrin, pour quatre solistes et chœur à cinq voix, séduisait par son énergie roborative, l’expressivité de ses parties (symphonie, récit de soliste, chœur) dans une écriture figurale collant au texte, rythme iambique à la française pour l’entrée, vigueur effervescente du chœur tourbillonnant, torrentiel, jubilant, un céleste Gloria patri en duo : l’aigu de la voix (lumineuse Laure Bonnaire), sur laquelle voletaient deux violons ailés planait en extase au-dessus du sombre tapis onduleux de l’orgue (Brigitte Tramier) et de l’ambre chaleureux et profond de la basse (René Linnenbank), dans un sentiment d’une pure et voluptueuse élévation de l’ombre à la lumière.
Même sentiment de « peinture éloquente » du In convertando de l’autre Aixois, André Campra, déployant tout l’éventail d’une riche et puissante polyphonie, jouant des contrastes rythmiques, avec un superbe violoncelle obstiné (Franck Lespinasse). Les deux Provençaux ne pâtissaient pas du voisinage de Bach et son Christ lag in Todes Banden (BWV4), un chœur majestueux, syllabique au début puis aux diminutions polyphoniques, un duo soprano/alto (Béatrice Lièvre) au prélude déchirant de cordes dramatiques et au soutien d’un ostinato fatal et, dans d’autres parties, une véloce course poursuite entre cordes graves et aiguës, des vocalises de l’espoir comme autant de volutes ascendantes, d’une sublime et simple grandeur.
La découverte, pour beaucoup, c’était Esteban Salas y Castro (1725-1803), maître de chapelle à Santiago de Cuba, le premier compositeur cubain dont une partie de l’œuvre soit arrivée jusqu’à nous, découverte par l’écrivain et musicologue Alejo Carpentier. Le programme « Passion baroque à Santiago de Cuba » était un hommage à la production de ce dévot de la Vierge, large éventail qui va des teneurs grégoriennes glosées dans une austère tradition hispanique, de sombres Lamentations de Jérémie à un rayonnant Salve Regina émancipé des formes liturgiques, soulevé d’ondes lumineuses, traversé d’une allégresse à la Pergolèse, très en faveur alors à Cuba, qui illustre bien l’écoute attentive de l’Europe, au-delà des mers. Un délicieux villancico populaire, rendait la Vierge à sa nature humaine et féminine, par une musique enjouée, propre à ce genre.

Dans la production discographique des Festes d’Orphée de Guy Laurent, on citera les trois volumes :

Les Maîtres baroques de Provence, Parnasse éditions
I. A. Campra, Ch. Desmasures, G. Poitevin, A. de Villeneuve
(Premières mondiales) ;
II. A. Campra, Ch. Desmasures, G. Poitevin, A. de Villeneuve, L. Belissen, J. Audiffren ;
III. Grands Motets Provençaux : Laurent Belisen, Pierre Gautier.

Parmi les autres disques gravés par Les Festes d'Orphée, voici le septième, avec les mêmes interprètes du concert de Saint-Victor :
Grands et petits motets de Jean Gilles (1668-1705) coll. K617, Harmonia mundi.

27 mars-8 avril

Photo : Guy Laurent à son pupitre.


mardi, avril 24, 2007

Ruy Blas, Théâtre Gyptis, Marseille

Ruy Blas

de Victor Hugo


LE SONGE DE RUY BLAS













Le rêve de Victor

En démocratie, on a les gouvernants qu’on mérite, au pays des médiocres, les imposteurs sont rois. Laissons-leur le fantasme étroit de Ministère de l’Identité nationale : les vraies patries son celles du cœur. « Le plus grand poète français » (« hélas ! » soupirait Gide l’étriqué), le seul qui mérita des funérailles nationales et vraiment populaires, comme Verdi en Italie, Victor Hugo, admiré dans le monde entier, se rêvait Espagnol. On connaît le début de sa biographie :

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, […]
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole…

Droit du sol, sinon du sang, Hugo se sent d’emblée une appartenance historique, géographique par sa naissance dans cette capitale de la Franche-Comté qui connut son âge d’or sous la domination espagnole. C’est justement l’invasion de l’Espagne par Napoléon, et le soulèvement populaire du « premier peuple qui osa se révolter » contre lui comme le dit admirativement Stendhal, qui amène le général Léopold Hugo à Madrid et, dans son sillage, en 1811, sa femme et ses trois fils. En 1843, « Totor » fera une brève escapade avec Juliette Drouet, l’élue de son cœur, dans la patrie de ses rêves.
Sur la route, la mère et les enfants font étape à Hernani, Torquemada…, deux noms des drames du futur dramaturge, dont le premier fit la célèbre « Bataille » du romantisme… À 9 ans, Victor et ses frères se retrouvent dans un fameux collège de jésuites, rue de Hortaleza, à Madrid. Ce souvenir traverse Ruy Blas qui s’attendrit sur la reine :

Elle va tous les soirs chez les sœurs du Rosaire,

Tu sais ? En remontant la rue Ortaleza.

L’enfant Hugo dut sans doute retrouver, de la naissance onirique, des racines inconscientes, en tous cas une nourriture de son puissant imaginaire dans cette Espagne dont il dit :

Beau pays dont la langue est faite pour ma voix.

Et tellement que sa fille Adèle rapporte dans son journal que son père, enfant, qui parlait mieux l’espagnol que le français, lui avait confié qu’il commençait à perdre le français au profit du castillan et que, resté en Espagne, il serait devenu un poète espagnol (Le journal d'Adèle Hugo, Éditions Lettres Modernes Minard, 2002). Cet amour de l’Espagne de Hugo est autant une structure affective qu’intellectuelle, qui imprègne son œuvre, au-delà de sa poésie, des Orientales à La Légende des siècles qui doivent tant au romancero espagnol que son frère Abel, aussi passionné que lui, traduisait en prose et que Victor s’empressait de mettre en vers, livrant que c’était la source de son Hernani. Abel, projetait une œuvre immense, Le Génie du théâtre espagnol, traduction du théâtre baroque du Siècle d’Or où Victor trouvera l’inspiration du sien, développant dans sa Préface de Cromwell, la théorie anti-aristotélicienne de Lope de Vega, Arte nuevo de hacer comedias,1609, (‘Art de faire du théâtre à notre époque’) dont il fera la manifeste du théâtre romantique de son temps.
Victor Hugo, toute sa vie, exprimera son admiration pour la culture de l’héroïsme du peuple espagnol, ayant repoussé Charlemagne, ayant chassé Napoléon, deux empereurs, mais qui avait possédé le plus grand des empires et le plus grand empereur de tous : Charles Quint. L’un des héros d’Hernani, l’un des fantômes de Ruy Blas. Et c’est le dramaturge autant que l’historien qui disait :

« Corneille n’aurait pas créé la tragédie et Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique » sans le peuple espagnol.

Il voyait même la décadence de Corneille dans son abandon de sa chaude inspiration espagnole pour le formalisme glacé de l’Antiquité romaine.
Hernani présente un Charles Quint (d’Allemagne) mais Charles I d’Espagne en gloire, né en 1500 ; dans Ruy Blas, c’est Charles II de la décadence, mort en 1700, sans descendance : deux monarques, un début et une fin de dynastie, les Habsbourg d’Espagne, deux siècles de l’empire espagnol, du sommet au déclin.

Le rêve de Françoise
Rêve par la réussite harmonieuse globale de la réalisation, mise en scène, jeu, décor, lumières, musique, de cette pièce si complexe dans sa simplicité : Françoise Chatôt. Intrigue sombre mais transparente d’une vengeance, d’un complot, dans une langue somptueuse, riche mais pauvre en psychologie, le méchant est toujours méchant, le bon, toujours bon, sans évolution ni doute, des personnages presque de façade dont la direction d’acteurs (tous remarquables, tous de la meilleure diction) arrive à faire des personnes. Personnages romantiques, tout en surface, à moins peut-être de prêter aux héros sur le plat de la scène, la profondeur implicite que suggèrent explicitement des mots, cette obsession dans les didascalies de « fond » (porte du fond), « profond », « profondément », vague trouée d’un ailleurs obscur et inquiétant avec des échos troubles dans les répliques : « sape profonde » du complot, « profondeur du puits », émergence de l’angoisse de l’inconnu dangereux, image noire antithétique de la pure lumière de l’amour du « vers de terre » « du fond de l'ombre », qui ne peut parler de que du « fond de [son] amour" : métamorphosé en ver luisant par l’illumination amoureuse. Il est comme éclairé, auréolé par la corolle blanche de la robe de la reine.
La scénographie simple et superbe (Claude Lemaire) en semble une traduction visuelle : porte ou porche comme une bouche d’ombre au fond, cadre sombre de vagues colonnes s’écartant ou se resserrant en menaçantes grilles carcérales, piège fatal sans issue sur un plateau en laque noire, impassible noirceur d’ébène des cœurs de la cour, de la rigide étiquette espagnole, que seule une tache rouge de sang anime de sa vive et mortelle couleur. Une trappe, les entrailles d’un monde clos infiltré par des ombres : défilé des membres du cabinet emportant ou détruisant les dossiers compromettants, introduction insolite de l’intrus, de l’incongrus solaire dans le règne de l’obscur. Les lumières (Jean-Luc Martinez) colorent doucement ou décolorent en clair-obscur les gradations du drame.
Dans ce cadre sobre, glacé, les trouvailles scéniques prennent un relief singulier : l’arrivée des automates de la cour sur « la marche au supplice » de la Symphonie fantastique de Berlioz (fidèle supporteur de Hugo), la saisissante scène de Bourse, l’encan, le cynisme ignoble des nobles, « ô ministres intègres » se partageant la part de gâteau d’un empire désintégré. Des images de toute beauté : l’arrivée lumineuse de la reine, la danse onirique entre elle et l’amant rêvé (réglée par Philippe Chevrier) dont les deux héros se tirent avec grâce et pudeur, la robe éclose sur le sol sanglant où s’étreignent les deux héros émerveillés d’amour…

Le rêve de Ruy Blas
Le nombre d’acteurs multiplie toujours les risques d’actions de dérapage. Mais tous restent sous contrôle, bien en place, même les comparses jouant plusieurs rôles Sébastien Todesco, Florian Haas, Pierre-François Doireau, cocasse ivrogne, Damien Rivalland, admirable en Camarera Mayor, pincée, desséchée, revêche, et marquis attentif à tout le plateau, vibrant à l’unisson du texte des autres. Julie Cordier prête à Casilda, type de la soubrette droit tirée du théâtre espagnol qui deviendra prototype dans toute l’Europe jusqu’à l’opéra, une fraîcheur juvénile délicieuse.
Don Guritan, vieux beau, vieux galant, vieux noble, amoureux transi de la reine mais toujours jeune de cœur (on a toujours l’âge de ce qu’on aime), toujours prêt à en découdre contre ses rivaux, est incarné par l’allure, la figure (comme on dit en espagnol) de Jacques Hansen, sa noblesse, son charme souriant, son panache à défier qui rendent plausible le passé d’aventures galantes dont il se targue.

Raymond Vinciguerra a la silhouette hautaine, la morgue blessée et meurtrière de Don Salluste, toute la noirceur dans sa magnifique voix sombre aux arêtes implacables. En contrepoint, son cousin Don César de Bazan est le trait de génie de Hugo dans ses emprunts au théâtre espagnol : du gracioso, le personnage comique du valet, parodie "prolétaire" du noble, il a fait un noble prolétarisé, encanaillé, un pícaro à la picaresque vie choisie par système pour le fuir justement, dénonciation vivante de la société, et le vrai noble de cœur. Dans ce rôle écrasant, central, Philippe Séjourné déploie une palette époustouflante, naïveté, roublardise, vaillance, dans un bonheur d’expressions qui fait le nôtre ; étourdissant de verve dans ses tirades, la scène de méprise avec Don Guritan , entre ces deux compères, est d’anthologie.
La reine, c’est, à tous les sens, Agnès Audiffren : elle paraît, quelque chose se passe, magnétisme, charisme indubitable de cette actrice, beauté du physique alliée à celle de la voix profonde, grave, maîtrisée dans la moindre inflexions, elle fait vivre le texte en émotion dans ses replis soupirés avec un naturel qui farde un art subtil. Partenaire de rêve de ce rêveur de Ruy Blas dont tant de didascalies soulignent l’attitude rêveuse qui se définit lui-même :

Au lieu d'un ouvrier on a fait un rêveur. (I, 3)
Il confie :
J'ai des rêves sans nombre (III, 3),

Émanation directe de La Vie est un songe de Caldéron, le héros subit aussi le transfert de rêve de l’ombre au palais (« Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé » III, 4) et le brutal réveil ensuite par Salluste : « Ah çà, mais-vous rêvez ! » (III, 5), dont il sort vaincu, sans lutter :

C'est fini. Rêve éteint ! Visions disparues ! (V, 1)

Retour insupportable à la réalité : « J’ai donc rêvé » avec, pour issue, le suicide. Le nom significatif portait déjà le signe de sa vie : Ruy (prénom noble, Rodrigue) pour un nom plébéien : Blas. Il n’est pas, comme Hernani, « une force qui va », c’est plutôt une force qui tombe lentement, qui sombrait doucement dans la neurasthénie triste des grandes âmes trahies par la vie, avant ce rêve qui le porte au sommet, avant la chute à laquelle il s’abandonne comme à la fatalité. Fabrice Michel, habitué des grands rôles, habite avec grandeur celui-ci : d’abord la voix atone, presque éteinte, dos vaguement voûté, démarche lasse sous le poids des illusions fanées, valet ployé dans la servitude, cultivant le jardin secret d’un amour qui illumine son sourire et sa voix quand il l’avoue à son ami, il se redresse au rêve offert par le cauchemar de Salluste, il brille, il ironise, il cingle les ministres, corrompus, s’attendrit, puis sombre devant la vie qui n’est pas à la hauteur de ses rêves généreux et meurt, presque sans déranger personne. En faisant pleurer Agnès et nous.

Costumes ?
Les costumes d’Éliane Tondut sont très beaux, raffinés et austères, (sauf la reine et Casilda), une superbe réussite eu égard aux contraintes budgétaires. Mais ils sont plus propres de la cour des Habsbourg d’Autriche au XIX e siècle que de celle d’Espagne deux siècle avant. Ils sont décoratifs mais pas significatifs et même « désignifiants » par le déplacement chronologique : l’invraisemblance de l'intrigue, acceptable dans la poétisation de la distance légendaire, est soulignée par ce rapprochement temporel à l’époque du positivisme et du réalisme : le romantisme est toujours éloigné, déplacé, dans le drame historique. Quand Alexande dumas fils écrit La Dame aux camélias, drame contemporain, c'est du réalisme et fait scandale comme sa version lyrique, La Traviata, comme le fera encore Carmen : les amours "romantiques", c'était dans le passé. Évoquer le démembrement de l’Empire espagnol de Charles Quint en plein XIX e siècle est lourd de confusion pour un public de jeunes. Je regrette que Chatôt ait sacrifié à la mode (qui a déjà 40 ans, inaugurée par Jean-pierre Ponnelle) de déplacer les œuvres à l’époque non de l’intrigue mais de la création. Ce qu’on n’ose faire avec Beckett, dont les pièces sont toujours abstraites, intemporelles et agéographiques, pourquoi le faire avec d’autres ? Mais il est vrai que, prudent, il avait frappé d’interdiction ces prétentions de metteurs en scène s’arrogeant des droits abusifs contre la volonté de l’auteur.
Le théâtre a perdu depuis longtemps sa fonction cathartique. Il est dommage que, pour de superficielles coquetteries de mode, il renonce non seulement à son rôle d’éducation populaire mais qu’il contribue aussi au brouillage de la mémoire collective et des repères historiques des jeunes. Un peuple qui renonce à l’Histoire est un peuple amnésique qui risque les plus grandes aventures.
7 avril 2007

Photos de scène : crédit François Mouren-Provensal
1. Rêve d'amour : Ruy et la Reine;
2. "ô, ministres intègres…" : la Bourse;
3. La colombe et l'oiseau de proie.
Photos de Madrid :
4. La maison où vécut Hugo enfant, aujourd'hui Calle Víctor Hugo, près de la rue Hortaleza où il allait en classe.
5. Cet ancien palais va être loti en appartements…
Photos 4 et 5 : Nelly Rajaonarivelo.

vendredi, avril 20, 2007

Lucia de Lammermoor, Marseille



Lucia de Lammermoor
de Gaetano Donizetti,livret de S. Cammarano
d’après Walter Scott
Opéra de Marseille

Folie des hommes
La folie, des civilisations l'ont célébrée, d'autres marginalisée ; d'autres ont aussi tenté de la soigner, souvent par la musique comme David calmant Saül de sa cithare. Dans l’Antiquité, le fou était assimilé parfois au voyant ; au Moyen Âge, il passait pour l’envoyé de Dieu ou du Diable : on était suspendu à sa bouche mais il débouchait souvent sur le bûcher quand c’était une femme, une sorcière évidemment. C’est le XVII e siècle bourgeois « raisonnable », à vocation rationaliste qui, faisant de la folie le contraire de la raison, la décrétant déraison, en généralise l’enferment dans des hospices, des asiles que l’on visite, faute de pouvoir les rentabiliser : la folie devient spectacle, qui se danse, se peint, se chante, s’écrit : Folies d’Espagne, Nef des Fous. Don Quichotte , dont une époque aveugle à sa générosité humaniste ne voit pas la grandeur, est le fou qui fait rire plus que rêver l’Europe.
Car la folie semble d’abord masculine : l’ Orlando furioso de l’Arioste, mis en musique par Lully, Hændel, Vivaldi, Haydn, et des dizaines d’autres compositeurs, est aussi le modèle de l’héroïsme déchu. Xerxès, Serse, de Cavalli ou Hændel, et de tant d’autres sur le livret de Métastase, est un général et roi des Perses fou qui chante son amour à un platane dans le célèbre « Largo ». Mais il faut attendre la fin du XVIII e siècle et Mesmer, le célèbre magnétiseur, puis Ségur au début du XIX e, pour attirer l’attention sur le somnambulisme féminin, référé à la folie et provoqué par la musique, l’harmonica en l’occurrence.

Folie des femmes
La folie féminine est donc un thème à la mode lorsque Walter Scott publie en 1819 son roman, The bride of Lammermoor , qui fait le tour de l’Europe, inspiré d’un fait réel, histoire écossaise de deux familles ennemies et de deux amoureux, autres Roméo et Juliette du nord, séparés par un injuste mariage qui finit mal puisque Lucy, lors de sa nuit de noces, poignarde le mari qu’on lui a imposé et sombre dans la folie. Les grandes cantatrices, qui remplacent désormais les castrats dans la plus folle virtuosité, requièrent des compositeurs des scènes de folie qui justifient les acrobaties vocales les plus déraisonnables, libérées des airs à coupe traditionnelle mesurée. Bellini semble inaugurer la série avec son Imogène folle du Pirate (1827), suivi de Donizetti et son Anna Bolena (1830) qui perd la raison avant de perdre la tête sur l’échafaud. Bellini persiste avec la Sonnambula (1831), I puritani (1835) et Donizetti relève le défi avec sa Lucia di Lammermoor de la même année. Entre délire et folie, aux héroïnes de ces opéras succéderont la Lady Macbeth de Verdi (1847), la Marguerite de Faust (1859) sans oublier l’Ophélie de l’ Hamlet d’Ambroise Thomas (1865) . Héroïnes toutes, sauf Imogène (mais texte irlandais d’origine), venue des brumes du nord. Bref, sur scène, la femme perd la raison qu’on lui dénie souvent encore à la ville : à la fin du XIX e siècle, des savants, des phrénologues, concluent encore sérieusement que le moindre poids du cerveau de la femme explique son infériorité naturelle à l’homme.
Peut-être n’est-il pas indifférent de rappeler que, juste avant sa mort, Donizetti fut enfermé dans un asile d’aliénés à Ivry…

La réalisation
Après ses superbes Verlaine Paul, Don Giovanni ici même, avec la même équipe (Jacques Gabel pour les décors, Franck Thévenon pour les lumières, Katia Duflot déjà pour les costumes du second) Frédéric Bélier-Garcia signe encore une mise en scène exemplaire d’intelligence, de profondeur, de subtilité et de sensibilité : ensemble et détail y font sens, sans chercher le sensationnel, avec un naturel sans naturalisme.
Une scénographie unique justifiée par l’histoire et la symbolique des noms : la tour en ruine de Wolferag (‘loup loqueteux’) d’Edgardo, ruiné, est le présent et sans doute le futur de ceux qui l’ont ruiné et se sont emparés du château de Ravenswood (‘ bois des corbeaux’) des charognards, à leur tour menacés de ruine : deux faces d’un même lieu ou milieu social, façade encore debout pour le second, incarné par Enrico, nécessité de maintenir le rang, de redorer le blason, quitte à sacrifier la sœur, Lucia, Juliette amoureuse de l’ennemi ancestral, le trait d’union humain et lumineux entre les lieux et les hommes, victime du complot des mâles.
L’espace global, apparemment ouvert, pèse sur toute l’œuvre comme un paysage mental de l’enfermement, intérieur d’une indécise conscience, d’un esprit fragile sinon déjà malade, assiégé par l’ombre et les fantasmagories. Une nocturne et vague forêt de branchages enchevêtrés, brouillés, gribouillés sur un sombre horizon qui ferme plus qu’il n’ouvre, qui opprime et oppresse. On songe aux encres fantomatiques de Victor Hugo, à quelque cauchemar de Füssli, cohérence esthétique avec l’univers romantique fantastique de W. Scott, époque référée par les costumes, mais aussi à Caravage, à Rembrandt, peintres de la lumière et de l’ombre. Règne du « clair-obscur », au vrai sens du mot, mélange de clair et d’obscur, de l’ombre, de la pénombre, de l’angoisse de l’indéfinition ; un vague rayon diagonal, presque vertical, arrache du noir des groupes plastiques d’hommes sur des lignes diagonales et horizontales, flots confluents de corbeaux. Des ombres deviendront immenses, menaçantes. Seule lumière pour Lucia, astre lumineux de cette nuit, celle de sang de la fontaine, prémonition du meurtre final de l’époux imposé : une passerelle, balcon sur le vide amoureux ou le gouffre. Un étrange nuage flotte parfois vaporeusement sur un fond incertain. Des signes remarquables marquent la décadence : meubles sous des housses, déjà des fantômes pour l’encan des enchères, un lustre immense, au sol, déchu, enveloppé, se lèvera comme une lune de rêve pour les noces de cauchemar.
Les costumes, sombres comme l’histoire, sanglent les hommes de certitudes meurtrières, adoucissent les femmes de voiles et de teintes plus tendres ; le manteau clair de Lucia est un sillage de pureté qui prolonge son innocence.

L’interprétation
À la tête de l’Orchestre de l’opéra en pleine forme, Luciano Acocella fouette cette musique, la cingle, lui donne un cruel tranchant, gomme des langueurs romantiques pour ciseler le drame. Le chœur, aux sensibles progrès (P. Iodice), bouge, joue, armée de l’ombre inexpiable ou attendrie, existe individuellement. On retrouve avec plaisir Murielle Oger-Tomao, voix dramatiquement étoffée en Alisa, Christophe Berry, délicat Normanno près du sombre Enrico, brutal baryton de bronze, arêtes tranchantes dans la voix (Fabio Maria Capitanucci). Le pasteur, qui participe aussi à la conjuration des hommes, c’est Wojtek Smilek, timbre d’ombre, d’outre-tombe, grandiose et inquiétant homme prétendu de Dieu. Le rôle bref et ingrat d’Arturo, l’époux assassiné, Sébastien Guèze l’enrichit d’un physique de charme, d’une belle expressivité dramatique et d’un timbre séduisant, très convaincant. Salvatore Cordella, Edgardo, révèle une voix large, au grain serré, lumineuse, atteignant les aigus de ténor avec facilité, douceur : c’est l’amoureux malheureux, romantique qui n’a pas besoin d’excessive véhémence pour émouvoir et toucher par la seule grâce de sa voix.
Mais, voix et jeu, physique, Patrizia Ciofi, les possède et transmet, miraculeusement. Orange, écrin de titans, avait consacré, sacré cette frêle silhouette dans cet étau de pierre. Ici, cette fragilité corporelle, toute de légèreté, cette tendresse de la voix, aux aigus extrêmes d’une extrême douceur, sans arêtes, qui se joue des pires difficultés, si musicale, nous arrive avec une évidence sensible qui va droit au cœur : les vocalises ont du sens, les soupirs sont des hoquets de douleur, avec un naturel confondant : on redécouvre la partition archi-connue. D’entrée, on sent la faiblesse de l’héroïne, dans la fébrilité, dans le regard égaré, hagard dans la folie, colombe harcelée par la horde, le vol nocturne des oiseaux de proie mâles : on a envie de la protéger, de la prendre dans ses bras, mais on se dit égoïstement que le malheur va si bien aux femmes dans l’opéra… Des ovations saluent ses airs, les coupent aux charnières : l’émotion de la salle la gagne et nous regagne . La salle salue debout, comme un seul homme, spontanément. Elle pleure, nous aussi. Sa dernière Lucia? Disons, pour nous, la première.
13 avril 2007

N. B. J’utilise au début des éléments de mes interventions dans la série d’émissions des Chemins de la musique de Gérard Gromer, France-Culture, juin 2002 , sur "La folie à l'opéra", diffusées à l’occasion de la reprise à Paris de Lucia de Lammermmor avec, justement, déjà, Patrizia Ciofi.

Photos : Christian Dresse.
Légende : B. P.:
"Lucia, du délire à la folie,
du rouge au sang."

lundi, avril 09, 2007

Mars en baroque, Marseille, Aix

RIVES ET RÊVES DU BAROQUE


Créé en 2002, le Festival Mars en baroque, sous l’égide d’Euterpes et du nouveau Centre Régional d’Art Baroque (CRAB), sous la nouvelle direction artistique du claveciniste Jean-Marc Aymes mais toujours sous la présidence d'Edmée Santy, après une éclipse en 2006, est revenu avec 6 invitations au « Voyage, voyages » sur les rives du rêve.

Rivages
Vaste période historique et culturelle, de son aurore glacée du maniérisme à son crépuscule rose et mousseux du rococo, du dernier tiers du XVI e au milieu du XVIII e siècle, le Baroque déploie un art vivifiant, chaud, théâtral, monumental, dans tous les domaines des arts. Cosmopolite et international, né en Italie mais art migrant, émigrant, immigré, s’adaptant partout et adoptant des modalités locales, hétérogène et métissé, le Baroque, en ses visages, virages, rivages, ses rives et ses dérives, fit escale logique chez nous : Mars à Marseille, ville de tous les mélanges, mais non le dieu belliqueux de la guerre mais celui de la Musique, de l’harmonie universelle.
Les ondes de la musique nous firent courir et voguer dans le temps de Venise à Londres, en passant par Rome et l’Allemagne à travers les vagues du rêve des grands compositeurs.

Visages
D’abord celui de la grâce souriante de Raphaëlle Kennedy, auréolée de la musique et du sourire gracieux sans gracieuseté de Pierre-Adrien Charpy à l’orgue en bois et de son ensemble Da Pacem, bien nommé, pour nous faire accoster sur les brumeux rivages de l’Angleterre de Purcell mais illuminés par ces merveilleux, ravissants et suaves visages évoqués, à travers la virtuosité rêveuse de ces Songs : femmes, amantes et mère aimante (la Vierge), pleurant, déplorant, implorant dans de longs ariosos aux contours rêveurs, non encore rigidifiés dans la géométrie de l’aria da capo, entre l’onduleux récitatif de Monteverdi et l’ondoyant récit de Lully, mais si caractéristiques de la déclamation de Purcell, adhérant souplement à la parole en ses longues phrases ourlées, aux mots bordés, brodés d’ornements d’une pure poésie et émotion faites musique. Attaques délicates, voix comme un archet satiné au legato bien tenu, au vibrato contenu, R. Kennedy, ouvre l’arc-en-ciel, l’éventail des affects, sans effet, avec un charme naturel qui se joue des difficultés. Le soubassement de l’orgue du continuo s’éclaire de la lumière du clavecin (Y. Varlet), de la poussière lumineuse des cordes égrenées du théorbe (M. Wolff), se colore du miel de la basse de viole de Sylvie Moquet, et l’harmonieux ensemble baigne la chanteuse d’une onde irisée de musique.

Les instruments ont une âme : celle que sait leur insuffler le talent et le visage inspiré de grands interprètes. Ainsi, Mara Galassi, doigts de fée sur l’irréelle toile d’araignée de sa harpe triple, nouvel Orphée tissant, comme si elles naissaient sous nos yeux, les notes dorées, argentées, de ces musiques savantes sur les architectures populaires de danses, pavanes, gaillardes, passacailles, de l’Italie d’entre les XVIe et XVIIe siècles.
Un fauteuil, une rustique jarre de terre cuite, vernis jaune à moitié, argile rouge de l’autre, culture et nature, pour un bouquet immense de fleurs blanches ; une corbeille de fruits ; sur un plateau d’argent, un beau citron à moitié épluché, le couteau à côté : par la grâce de ces signes picturaux de Jean-Marc Aymes, (on pense au Caravage) l’écrin délicat entre gothique et baroque de la Chapelle Sainte-Catherine devient salon italien où Mara à sa harpe et Mady Mantelin, debout ou sur sa chaise, lisant des lettres imaginaires, semblent dialoguer, éveiller les traits perdus d’une réelle virtuose baroque de la harpe, Lucrezia Urbana, réveiller en nous, par la beauté et la délicatesse de la voix de la comédienne, des échos perdus des ombres d’autrefois.
Ainsi Hélène Schmitt, armée de la douceur paisible de son violon de 1702 dans l’austère temple protestant de la Rue Grignan : voyage en « violon profond » du rare Nicola Matteis à Bach. En ornements brisés, le premier déroule de voltigeantes volutes de gazes, gazouille, trille, large, serré : un violon ailé. La Seconde sonate BWV 1003 de Bach déploie la sévère suavité d’une somptueuse polyphonie d’orchestre au bout d’un seul archet, rémanence d’un son qui fait fleurir d’autres sonorités dans une efflorescence musicale inépuisable. La Deuxième Partita BWV, alternant les danses, joyeuse, jubile dans les vives et s’attarde gravement dans les lentes mais la chacone finale, aux demi-cadences et cadences vertigineuses de virtuosité, chante sur plusieurs voix que la violoniste, qui semble avoir plusieurs cordes à un seul arc, archet, maîtrisant ligne, métronomie et liberté, amène aux limites d’infinis finis indéfinissables.

Ravages
Les plus désespérés des chants sont les chants les plus beaux, disait Musset. Qu’y a-t-il de plus désespéré dans la musique liturgique que la douleur universelle, le Stabat mater, d’une mater dolorosa, d’une mère douloureuse, la Vierge, déplorant la mort de son fils ? Il est cependant traversé par l’espoir lumineux de la résurrection. Rien de tel dans Les lamentations de Jérémie : le prophète, entre lamentation et exécration, pleure le désastre de la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor et maudit le peuple d’Israël infidèle à son Dieu. Aucun espoir, à part un vœu de retour à Dieu. Rien d’étonnant que l’Église en ait fait les chants de deuil obscur des mercredi, jeudi et vendredi saints, avant le samedi du silence sabbatique et le dimanche puis le lundi de Résurrection et de soleil. Précédés des lettres de l’alphabet hébreu vocalisées, ces textes se chantaient lors des « Leçons de ténèbres », dans une rituelle extinction progressive des cierges.
À la tête de son Concerto soave, nécessaire suavité harmonique pour l’amertume du propos, J.-M. Aymes, direction, clavecin et orgue, S. Moquet à la viole de gambe, M. Galassi à la harpe, S. Alvares au lirone, dans la chapelle Sainte-Catherine réinvestie de vocation première, donna vie à ces chants de mort, vivifiés en frisson de chair par María Cristina Kiehr, grandiose soprano, et en frémissante sensibilité par le comédien Jean-Claude Nieto, voix ombreuse de prophète, déclamant en français les textes des lamentations que la chanteuse, sur la scène, dans le saisissant recitar cantando de ces musique romaines, plus qu’interpréter, semblait revivre, actualiser pour nous. Lui, évoquant la ruine de la guerre, du temps, (âge, rage, ravage) : la voix du drame humain ; elle, en latin, la détresse humaine, le malheur intemporel : la voix de la tragédie de l’homme. Lui, éteignant un cierge à chaque lamentation : l’obscurité, l’imprécation ; elle, illuminant de la beauté du chant nos ténèbres : la prière. Eux tous, nous, la ferveur, l’émotion d’un moment rare et fort.

Autre voyage
Et autre visage, rayonnant, de Stéphanie d’Oustrac. Et l’on croirait mirage à voir la simplicité royale de cette jeune déesse du chant, couverte de lauriers, Victoire de la Musique 2002, descendre sinon de son Olympe, de son « Permesso amato » comme dirait Monteverdi, pour clore en beauté et émotion ce Mars en baroque triomphant. L’Ensemble du Centre régional d’Art Baroque (CRAB), dirigé par le ductile, souple et attentif J.-M. Aymes, fit d’abord rutiler les couleurs instrumentales d’un concerto de Vivaldi pépiant d’oiseaux en folie, fit voguer un tonique concerto de Hændel a tutti, ou dialoguant entre concerto grosso et concertino; Amandine Beyer mit vélocement en valeur la vivacité versicolore du violon de Vivaldi.
Baignant dans ces instruments, la belle mezzo offrit un récital qui enflamma d’enthousiasme une salle pétrifiée par le froid, faisant briller avec un naturel confondant la palette si diverse de son talent. Un répertoire, trop souvent usurpé par les hautes contre, désincarné par ces voix irréelles et artificielles, alors qu'il était écrit pour des femmes, souvent les demoiselles de l'Ospedale della Pietà de Venise, est ici rendu à sa chair souffrante et suppliante, si engluée dans la terre mais si tendue vers le ciel : vraie voix pétrie d'humanité suppliante et jubilante. Ainsi ce motet de Vivaldi, Longe mala, constitué de deux arias da capo introduites et suivies par d’expressives ritournelles d’orchestre, séparées par un récitatif, concluant par un alléluia jubilatoire. Le premier air, zébré d’éclairs, baigné d’ombre et de lumière, de terreur et d’espoir, d’Oustrac le rend avec une vertigineuse virtuosité dans les passages volubiles, véloces, vocalisant, frissonnant, se brisant, se révoltant dans le velours angoissé et sombre de la voix, dans les sauts déchirés de la révolte contre le sort inique ; le récitatif, s’apaise d’astres scintillant dans le ciel nocturne de la voix, un vaste et large apaisement semble descendre du firmament après l’orage, avec la lumière : le second air manifeste ses qualités de ligne, de legato, de portamento, de tenue de souffle exceptionnelles dans les passages lents et ascendant en spirales d’espoir vers le ciel que tout le visage et le regard expriment dans le respect le plus absolu du texte et de la musique. La rarissime cantate de Hændel, « Agrippine conduite à la mort », quatre arias précédées de récitatifs et d’un long arioso obligé en font un véritable opéra où la jeune cantatrice sut être la mère de Néron condamnée par son fils, tour à révoltée, ivre de vengeance, puis résignée, abandonnée à la fatalité : une tragédienne lyrique. Qui rebondit en fils vengeur dans un air de fureur du Sesto du Giulio Cesare de Hændel qu’elle incarnera l’an prochain à Marseille.

Mars 2007

Un disque chez Harmonia mundi, Lamentazioni per la Settimana Santa, du Concerto Soave de Jean-Marc Aymes et María Cristina Kiehr pérennise et enrichit leur concert de Mars en baroque.

Photos : 1. Raphaëlle Kennedy.
2. Stéphanie d'Oustrac, phot. Philippe Baltel.

LE CRIME (DU BOULEVARD) ÉTAIT PRESQUE PARFAIT
Frédérick ou le Boulevard du crime
Théâtre Toursky

Boulevard du crime
« Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! », s’exclamait Musset, attendri sur ce théâtre populaire dont le Boulevard du Temple s’était fait une spécialité au XIX e siècle. On le surnommait aussi « Boulevard du crime », tant les nombreux théâtres qui le jalonnaient, la Gaîté, Les Funambules, Théâtre de l’Ambigu, (qui ont gardé ce nom) entre une douzaine d’autres disparus, prodiguaient « le sang de myrtille » (aujourd’hui, l’hémoglobine dégoulinante des films « gore ») dans ce « Grand Guignol » pour adultes amateurs de frissons. La liberté des théâtres obtenue en 1791 favorise la floraison de formes nouvelles arrachées aux conventions nobles et bourgeoises du théâtre classique momifié, pompeux, pompier, pompant, que les romantiques secoueront aussi en 1830 avec la « Bataille d’Hernani », année de la Révolution des Trois Glorieuses qui chasse l’arrogant et stupide Charles X de la Restauration, mais rate sa république pour placer sur le trône Louis-Philippe, vite durci par le pouvoir, traquant les républicains et rétablissant la censure.
La première partie du film classique Les Enfants du paradis (1954), de Marcel Carné, dialogues de Prévert, s’appelait d’ailleurs « Le Boulevard du crime », recréait ce lieu mythique du théâtre « à quatre sous », avec ses acteurs de légende, Frédérick Lemaître, le mime, Pierrot lunaire, Baptiste Debureau, le fameux assassin Lacenaire, la belle Garance dans sa loge, et surtout, son public populaire et turbulent dans le « paradis », le poulailler.
Adaptant l’œuvre d’Éric-Emmanuel Schmitt, c’est cette époque, ce film, cette mémoire du théâtre ancien du peuple qu’évoquait aussi, la magnifique troupe du Lensoviet renforcée par les étudiants de l’Académie de Théâtre de Saint-Petersbourg, dans une mise en scène de Vladislav Pazi.

Le théâtre du monde
Ingénieuse scénographie mobile (Alla Kojenkova) représentant les coulisses, coulissantes à vue, d’un théâtre, dont la scène fait face, en fond de scène, au fond d’une salle de théâtre avec sa loge d’honneur et ses balcons peints : les comédiens jouent de dos face à un public absent mais bruissant puis, le dispositif tournant sans un temps mort, nous devenons ce public : théâtre dans le théâtre, nous sommes à la fois dans les coulisses, parmi les acteurs, l’auteur, le directeur, le régisseur, les techniciens avec leurs angoisses, les ratés, le rideau qui tombe mal et, ensuite, nous voilà spectateurs des pièces qu’ils jouent. L’endroit et l’envers du décor du théâtre du monde baroque et romantique : effets spéciaux artisanaux, machines visibles, loge minable mais costumes somptueux. Tout est théâtre, du quotidien d’une troupe, les répétitions, les petites jalousies, les scènes que les vedettes cherchent à se voler, les premiers et seconds rôles, les rêves, les déceptions, les amours, les trahisons, jusqu’aux grandes envolées des mélos qu’ils jouent, surjouent, avec les outrances du genre qui perdurent jusqu’au cinéma muet.
Théâtre dans le théâtre, c’est aussi la mise en abîme inverse de la Bérénice de Racine : c’est le héros vieillissant qui, sous un faux prétexte (tel la Dame aux Camélias), se sacrifie, renonce à son amour, la jeune et aristocratique Bérénice, fille d’un marquis ministre, afin de la préserver de cette mésalliance d’âge et de classe. C'est le rêve de tout acteur ("je suis applaudi, dc, j'existe"), de mourir sur scène comme Molière.
Le héros de ce petit monde, c’est le fameux Frédérick Lemaître, (incarné par un prodigieux acteur, Sergueï Miguitsko), dont on ne mentionne pas ici qu’il fut le créateur de rôles de jeunes premiers de Hugo qui le trouvait génial : Gennaro dans Lucrèce Borgia, avec Mademoiselle George, ancienne maîtresse de Napoléon et pensionnaire de la Comédie française contrairement à ce qu’en dit la pièce, et Ruy Blas. Il créa Kean de Dumas et fut un Hamlet mémorable mais devint une idole populaire avec un mélo sanglant qu’il tourna en farce aux Folies dramatiques, L'Auberge des Adrets, (1823) : le héros Pierre Macaire qu’il inventa devint si fameux qu’on le crut réel, au point qu’il en fit le héros d’une inépuisable suite.
Ce mélodrame effectiste sur l’auberge sanglante où des aubergistes cupides assassinent pour détrousser les voyageurs et tuent par mégarde leur propre fils, se joua pendant plus d’un siècle, eut une descendance mémorable : Dumas, Balzac s’en s’inspirent ; Camus la rappelle dans L’étranger (1942) ; Autant-Lara en fera un film, entre rire et frisson, avec Fernandel et Françoise Rosay, L’Auberge rouge (1951). Daumier appellera Macaire le héros d’une série de gravures satiriques.
Mais c’est aussi une joyeuse réflexion sur la culture populaire et savante symbolisé par l’opposition entre le frondeur théâtre de Boulevard et l’institutionnelle Comédie française : ici, les échecs sont respectable, là, les succès, suspects…
C’est donc, par les lunettes de théâtre, avec ses personnes sinistres, l’innommé Talleyrand, « le Diable boiteux », vestige de l’ordre ancien servant les nouveaux ordres politiques successifs, ses personnages moins tristes, tel Pipelet, les romantiques évoqués, Marie Dorval, égérie de Vigny, Hugo, Dumas, bref, tout un pan de notre histoire qui est évoqué fastueusement, tendrement, avec nostalgie et humour, avec une amoureuse précision de la part de ces Russes, qui devrait nous faire honte d’avoir laissé perdre ce patrimoine culturel populaire.

Dimanche 8 avril 2007

HEURE DU THÉ, mars, Opéra de Marseille


L’HEURE DU THÉ

Le rendez-vous mensuel du CNIPAL continue à enchanter le foyer de l’Opéra en nous présentant ses jeunes chanteurs, un déjà bien connu, Marco di Sapia, baryton, une soprano entendue dans les opérette américaines, Olivia Doray et, enfin, se présentant pour la première fois ici, la basse croate, Tomislav Lucic.
Programme consacré en première partie au lied allemand du XIX e siècle et à la mélodie française du XX e et, en seconde, à Mozart. De la vignette de la mélodie, paysage, anecdote, poème, qu’il faut imposer immédiatement et changer rapidement d’état d’âme, d’atmosphère, pour passer à une autre à l’opéra mozartien, musique et théâtre intimement mêlés, c’est un exercice à la fois vocal, stylistique, qui requiert une grande maîtrise technique, musicale, artistique et mentale. Seuls les plus grands chanteurs se sont imposés dans les deux disciplines et l’on sait que la mélodie a été la grande lacune -en dehors de sa voix- de Callas qui s’est cantonnée dans le seul répertoire d’opéra. C’est donc une rude mais nécessaire discipline à laquelle les jeunes stagiaires du CNIPAL sont pliés et dont ils se tirent souvent très bien.
Hugo Wolf, mort prématurément, longtemps mal aimé des récitalistes, a laissé 350 lieder loin d’être tous très fréquentés, ceux inspirés de l’Espagne et de l’Italie, étant les plus célèbres. Six poèmes du « Livre de lieder italiens » étaient ici interprétés. D’inspiration populaire italienne pour les textes, mais sans couleur locale à part la mention de villes, ces poèmes chantent le plaisir d’un amour farceur et joyeux. Marco di Sapia, savourant les textes et la langue, est d’abord le faux moine bourru, ruse du renard dans le poulailler des filles, l’amoureux qui en fait des tonnes, le donneur de sérénade qui tombe sur un bec : celui de la belle oiselle espiègle, volage Colombine et guère colombe qui ne tombe dans les rets de l’oiseleur, mais le fait tomber d’un pied de nez dans les siens pour agrémenter sa collection, son catalogue d’hommes sinon dans chaque port, dans chaque ville. Quand il s’agit d’Olivia Doray, vibrante, ravissante, voix de soie délicatement ourlée, timbre perlé, joliment malicieuse, on voit que le combat est perdu d’avance dans le duel ou le duo que supposaient ces lieder joliment couplés sinon accouplés.
Deux des trois poèmes de Michel-Ange, méditation sur la vie, le temps, l’amour, et un sonnet de réflexion néo-platonicienne sur une beauté au-delà du terrestre mais à laquelle conduit le beauté d’ici-bas, furent interprétés avec la gravité requise par Tomislav Lucic : voix d’ombre sonore, rocailleuse, taillée dans un marbre sans pesanteur dans des aigus aisés, ailés. Larges et lourdes touches mélancoliques d’un piano puissant remuant des profondeurs harmoniques que fait émerger Nino Pavlenichvili au clavier.
Avec la même évidence vocale et linguistique, Marco di Sapia se lance dans le dramatique et funèbre « Roi de elfes » de Schubert, perpétué sottement dans l’erreur de traduction et tradition de Roi des Aulnes : un cavalier dans la nuit, un père portant son enfant délirant et sollicité par la mort (masculine en allemand). Quatre voix ici : un narrateur, le père, l’enfant et la doucereuse invitation de la mort, sans oublier le piano au galop angoissant. Di Sapia s’en tire à merveille, encore que gêné sans doute, dans la ligne fragile de l’enfant, par le piano un peu trop lourd. Avec le même bonheur, il sert une chanson gaillarde de Poulenc et, extatique et brillamment ivre, les Chansons de Don Quichotte à Dulcinée. Dans Mozart, il est un Comte séducteur séduit et un Don Juan, aristocrate cynique dans le duo, irrésistible dans la folie de la fête. Du grand art.
Avant d’être une aérienne Illia gracieusement torturée dans Idoménée, une mobile et lucide Suzanne, une fine et coquine Zerline, Olivia Doray, lutine, mutine, toute légèreté, nous régalait des trois poèmes de Louise de Vilmorin, d’autant plus encanaillés de sens doubles que délicatement féminins, un peu brouillés par le piano.
Veloutant sa sombre et riche voix dans Figaro, Lucic, qu’il nous faudra réentendre dans un autre répertoire, campait un Leporello gouailleur, dans un tempo peut-être à la volubilité un peu rapide pour lui dans le mouvement vif.

22 mars 2007
Photos M@rceau, légendes B. P. :
1. "Je voudrais, je ne voudrais pas…" (Doray, di Sapia) ;
2. "Dans cette chambre?…" (Lucic, Doray) ;
3. "Entre les deux, mon choix balance…" (Lucic, Doray, di Sapia).


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