Madame Butterfly
Musique de Giacomo Puccini, livret e
Giacosa et Illica
Opéra de Marseille
16 mars 2016
L’œuvre
À reprise d’œuvres du
répertoire, reprise de présentations répertoriées sur les mêmes. Sur la genèse
de cet opéra, n’en pouvant renouveler forcément l’origine, je reprends donc ce
que j’ai déjà dit, avec des ajouts.
Avant ce chef-d’œuvre, il
y eut d’autres œuvres sur le thème : Madame Chrysanthème (1882), roman
autobiographique de Pierre Loti. Se mettant en scène crûment, il raconte
comment, à Nagasaki, le temps d’une escale de son navire, par contrat légal
renouvelable d’un mois, il épouse en juillet une jeune Japonaise qu’il quitte
en août, la femme pouvant se marier ensuite sans problème, du moins nous
dit-on. Porté par la mode orientaliste et l’exotisme colonial manifeste dans Lakmé de Delibes (1883) qui
oppose deux mondes, l’Orient er L’Occident impérialiste, le roman à succès fut
mis en musique par Messager (1893). Le galant et ambigu Loti récidivait :
il avait déjà écrit Le Mariage de Loti (Rarahu) (1882), évoquant un
séjour et un mariage à Tahiti, sans oublier une aventure galante à Istanbul,
avec, selon lui, une femme du harem. Beaux succès féminin pour un homme qu’on
nous dit amoureux de ses homologues. Sa Madame Chrysanthème, mise en musique par
Messager (1893), proche de la future Butterfly par le thème du
mariage entre une Japonaise et un marin étranger, n’est pas exactement une
victime, c’est une femme intéressée, faisant une bonne affaire, et non
amoureuse de l’homme blanc abandonneur comme la future Madame Butterfly de la nouvelle
américaine de John Luther Long, devenue une pièce anglaise mélodramatique
(1900) de David Belasco de même titre. Le thème cruel de la geisha épousée,
engrossée, abandonnée et suicidée, est ainsi présent dans une actualité sinon
une conscience occidentale sûre de son bon droit colonialiste quand Puccini, en
1904, lui donne la finition et la définition qui en font un opéra définitif,
qui a éclipsé ces œuvres, qui ne lui ont pas survécu.
Encore une fois, comme
pour Norma, Tosca, tirées de pièces de théâtre, La traviata, d’abord roman puis
pièce, Lucia de Lammermoor, La Bohème, adaptées de romans,
c’est la musique qui fixe dans l’imaginaire collectif un sujet errant avant son
archétypale mise en forme lyrique. Dans un langage harmonique qui n’ignore ni
Wagner et ses leitmotive voyageurs ni Debussy et ses raffinements délicats de
timbres mais puissamment personnel, Puccini dote son œuvre d’un orchestre riche
et fin à la fois qui en fait un opéra symphonique où les trois « airs » sont
pris dans la trame serrée d’une musique continue, d’un pittoresque oriental
sensible mais qui ne nuit en rien à l’expressive sensibilité universaliste,
science musicale savante au service d’une émotion humaine immédiate.
La réalisation et interprétation
C’est une reprise de la
réalisation mémorable de 2007 par Numa Sadoul. Dans une concise
« Note de mise en scène », il précise la place primordiale de
l’enfant, aux premières loges de la mort de sa mère et du rapt de son père
assassin. C’est à travers ses yeux, ses rêves heureux ou
cauchemardesques, ses fantasmagories, qu’il nous livre sa vision, à partir du
moment où « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille… » ne
s’élargit pas ici comme disait Hugo, réduit à deux femmes abandonnées :
Douleur, nom de baptême final que lui donne sa mère décidée à mourir, n’est pas né
dans la liesse mais la
détresse qu’on lui a dissimulée. Heureux ceux qui meurent dans la mort consentie,
même si on les y a contraints, malheur à ceux qui restent. L’issue rabâchée, le
sort de Butterfly scellé depuis l’origine pour le public, c’est le regard sur
celui qui reste que porte Sadoul, la compassion inévitable pour la même ne
devant pas dissimuler par son pathos l’héritage dramatique reçu par un enfant
de trois ans. D’où les passages oniriques dont le petit garçon est le héros
central, le jour joueur
dans l’innocence de l’enfance avec ses petits copains, dont il est déjà
différent, la nuit assailli de rêves poétiques et angoissants. C’est sensible et bien venu.
La mise en scène de Sadoul,
s’inscrit délibérément en contre des « japoniaiseries » trop ornementales, qui
tempèrent souvent d’un luxe japonisant et de rêve exotique occidental la
cruauté d’épure de la situation : un officier américain, dans l’arrogance
insouciante de son pouvoir de séduction et de la puissance de l’argent,
s’offre, le temps d’un séjour à Nagasaki pour une mission militaire, une
adolescente, issue d’une famille noble ruinée par le suicide imposé au père par
l’Empereur, réduite à la prostitution, apparemment élégante, de geisha pour
survivre cruellement avec sa mère.
La morale ne trouverait
pas grand chose à redire dans l’entretien matériel d’une maîtresse lucide sur
sa situation si ce statut de femme entretenue n’était fardé par un mariage à la
japonaise, valable « 999 ans », vrai pour elle, pittoresque jeu pour lui,
résiliable tous les mois, comme la location de la maison qu’il lui offre en
même temps. Maison, non luxueuse comme on voit la plupart du temps avec une
nuée de domestiques, mais ici une modeste, presque misérable cabane de bois, un
petit ponton allant vers un gouffre sur la mer. Il ne s’est pas ruiné pour ce
que la jeune énamourée estime paradis, ce fringant officier de frégate
fièrement nommée «Abraham Lincoln », qui paya de sa vie
sa lutte pour l’égalité raciale des noirs esclaves. Avec un nom au ton de
rose, Pinkerton, porte lui-même les prénoms Benjamin Franklin, d’une autre
généreuse figure des USA, Président de la première ligue abolitionniste de l'esclavage. Ironie onomastique qu’on ne relève guère…
Décor minimaliste de Luc Londiveau, sous les lumières
crues ou fantomatiques, livides, de Philippe Mombellet pour la cruauté
maximaliste du sujet : un abus tragique de pouvoir, le cynisme d’un officier
blindé comme son navire contre lequel s’écrase fatalement le papillon brûlé à
la flamme de l’amour, épinglé par son propre couteau face à l’infamie de
l’abandon et à l’arrachement de son fils : elle semble le
pressentir en découvrant que, dans le pays de son époux, on épingle les beaux
papillons. Le papillon enclos dans son cadre,
l’enfant présent dès l’ouverture, la femme sacrifiée, de dos, en croix, comme
un tragique épouvantail, signent d’emblée une densité poignante qui pèse sur
tout le spectacle.
Les costumes sobres et sombres de Katia Duflot, gris, à peine
adoucis de teintes bronze, moutarde, vieux rose, même éclairés par la robe
blanche de mariage de Butterfly, les ombrelles dansantes, les quelques fleurs
de Suzuki, loin des pittoresques estampes japonaises, ont le deuil du bonheur
et les couleurs du drapeau américain, une vivacité dérisoire comme l’Hymne
américain, ou l’« America for ever », qui retentissent avec une grandiloquence
ironique à l’orchestre. La belle robe de Madame Pinkerton, portée avec une
élégance opulente de nantie par Jennifer Michel tout en douceur de
voix et sympathie pour ces pauvres femmes, culpabilisée d’un crime qu’elle n’a
pas commis et cherchant sans doute le rachat par l’amour qu’elle vouera à
l’enfant de son mari, montre toute la distance entre deux mondes, accusée
encore par la pauvreté sensible de la petite japonaise passée naïvement à
l’Occident et à la religion de son mari (Vierge de Lourdes, statue de la
Liberté) corps et âme, avec un brutal retour à l’esprit et chair sacrifiée du
Japon : l’hara-kiri.
Seuls éléments
spectaculaires, le rêve de l’enfant, les bulles de savon constellant la nuit,
et le cauchemar de Butterfly personnifié par le bonze effrayant en voix et
corps (Jean-Marie Delpas) à la tête des spectres familiaux vindicatifs ligués
contre son apostasie, sont intégrés avec force dans la logique dramatique,
puissant contraste avec le magnifique interlude du nostalgique et lointain
chœur à bouche fermée de l’attente entre veille et sommeil (Emmanuel Trenque), douce exhalaison
d'un rêve lointain de bonheur évaporé à l'aube éclatante du tutti orchestral.
Un
orchestre, bien connu et conduit magistralement par Nader Abbassi. Laissant largement respirer les
chanteurs dans la tradition lyrique italienne, exaltant l’envolée érotique du
duo d’amour, il garde un œil minutieusement attentif aux divers pupitres, fait
rutiler dans le forte et cisèle en douceur les couleurs riches et complexes de
cette musique à l’harmonie raffinée, aux accords concis changeant rapidement
d’atmosphère, tranchant parfois comme une lame et caressant comme un drapé
soyeux de kimono.
La distribution est
nombreuse et bien en place. On reconnaît à peine sous la vraisemblance
orientale Mikhael Piccone en Commissaire impérial flanqué de son
acolyte Frédéric Leroy en Officier du registre. Même épisodique, elliptique
prétendant à l’amour de l’intraitable désormais Madame B. F. Pinkerton qui le
repousse bien durement, le Yamadori de Camille Tresmontant réussit à nous
attendrir en alternative crédible et sensible, japonaise, à l’officier infidèle
américain : on souhaiterait qu’elle accepte cette solution. Habillé à
l’occidentale en homme qui a saisi le vent et le cours de l’histoire d'un Japon qui commence à s'ouvrir, Rodolphe
Briand est
un sinueux Goro, entremetteur mielleux et fielleux, mais, lâche face aux femmes
qui le battent même, il est presque un attachant et amusant personnage de
comédie. En Sharpless, la conscience morale non écoutée, le baryton Paulo
Szot,
retrouvé
avec plaisir, déploie la beauté de
sa voix et un jeu sensible sans sensiblerie.
Le ténor roumain Teodor
Ilincai prête
à l’officier Pinkerton un corps de garçon bien nourri et bien pensant du
Middlewest, guère raffiné, buvant à même la bouteille sans même penser d’abord
à offrir au Consul, sûrement d’une autre extraction sociale, un verre. Ironique face aux éventails, ombrelles et kimonos, aux rituels d'une culture raffinée dont les codes délicats lui échappent, c'est, en quelque sorte, l'éléphant dans le magasin de porcelaine. Guère de
malice, apparemment, en lui, ni de cynisme grand seigneur, plutôt une bonne
conscience du droit que lui donne l’argent et la jeune puissance américaine, traduite par l’insolence d’une
superbe voix éclatante en aigus triomphants de coq érotique et patriotique sans
scrupules (« America for ever !»), sûr de lui, sans grandes nuances, avec
une impatience masculine du désir que cherche à satisfaire immédiatement sa
bonne santé plus qu’une voluptueuse recherche érotique du plaisir : baiser
plus que faire l’amour.
À l’inverse, choc subtil
de sexe féminin et de civilisation, la femme, la japonaise Cio-Cio-San,
ancienne geisha pliée à l’art d’amour, oppose à la brutalité du désir mâle tous
les atermoiements délicats de la coquetterie : préparation, jeux
préliminaires, poétisation culturelle d’une sexualité qui, sans cela, serait
bêtement animale. Et il faut dire que la silhouette gracieuse et gracile de la
soprano bulgare Svetla Vassileva, aux gestes et à la démarche comme
chorégraphiés, sa grâce enfin, rendent crédible ce personnage de trop jeune
fille à l’âge invraisemblable, mais archétype d’une grande âme trahie par la
vie qui va vers la grandeur du sacrifice. La voix, souple malgré une
indisposition due aux effets pervers du mistral qu’elle nous avouera après,
sait allier à la puissance requise pour vaincre la rampe orchestrale de
Puccini, l’arc-en-ciel de demi-teintes. Sa dignité sans pathos dans la misère
puis la tragédie, rend plus barbare le triomphalisme du mâle occidental, même
saisi tardivement par le remords. Son grand air, à genoux d’abord, comme une
prière, est une sorte de rêve, une touchante hallucination et son air d’adieu à
son fils, l’adorable petit Basile Mélis, une déchirure à vif qui arrache les
larmes. La digne Suzuki au dévouement absolu campée par la Roumaine Cornelia
Oncioiu,
voix ronde, chaude comme il sied au personnage de nourrice et servante, a un
rayonnement maternel émouvant, déchirée de détresse dans son inutilité à sauver
sa maîtresse. Dans des rôles différents en importance, le trio des trois femmes
différentes est un contrepoint finalement solidaire et touchant, sans défenses, au monde du
pouvoir écrasant (même le Consul malgré sa morale, le représente) des hommes
dominants.
Madama
Butterfly de Puccini
Opéra de
Marseille,
16, 18,
20, 22, 24 mars.
Orchestre de l'Opéra de Marseille
Direction musicale : Nader Abbassi.
Chœur de l'opéra de Marseille (Chef de chœur : Emmanuel
Trenque).
Mise en scène : Numa Sadoul.
Décors : Luc Londiveau. Costumes : Katia Duflot. Lumières :
Philippe
Mombellet.
Distribution
Cio-Cio San : Svetla Vassileva ; Suzuki :
Cornelia
Oncioiu ; Kate Pinkerton : Jennifer Michel.
Pinkerton : Teodor Ilincai ; Sharpless :
Paulo
Szot ; Goro : Rodolphe Briand ; Le Bonze : Jean-Marie Delpas ;
Yamadori : Camille Tresmontant ; Le Commissaire impérial : Mikhael
Piccone ;
L'Officier du registre : Frédéric
Leroy ; Douleur : Basile Mélis.
Photos Christian Dresse :
1. Rituel raffiné ;
2. Le mariage ;
3. Ilincai, Szot, Oncioiu, Briand en arrière-plan ;
4. Le cauchemar (Delpas, en bonze vengeur) ;
5. La lettre ;
6. La mère et le fils(Mélis et Vassileva) ;
7. Le suicide.
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